Malgré qu’il soit d’origine bourgeoise conservatrice (le père dirigeait une usine de papier à Augsbourg, en Bavière), le nom d’Eugen Berthold Friedrich Brecht (1898-1956) est synonyme d’une révolution sans précédent dans la littérature occidentale du XXe siècle : par ses poèmes et son théâtre, il s’est fait le porte-parole d’une cinglante critique sociale, inspirée de la doctrine marxiste. En créant ce qu’il a appelé le « théâtre épique », il se refuse à construire, le temps d’une soirée, des illusions ; il se propose d’amener le spectateur à dépasser ses sentiments, à prendre position sur la situation mise en scène, à argumenter et à décider par lui-même du jugement qu’il porte.
Rien de plus naturel chez le dialecticien Bertolt Brecht que sa conviction que la musique est nécessaire à ses œuvres : il a d’ailleurs travaillé étroitement avec d’importants compositeurs et exercé sur eux une influence souvent décisive. Il les mettait cependant en garde contre le pouvoir de séduction de la musique. Comme toujours, Brecht se révèle théoricien et praticien (lycéen, il avait déjà séduit les jeunes filles en leur présentant ses propres ballades, s’accompagnant à la guitare). Quelques années avant sa mort, alors qu’on l’interrogeait sur ses débuts et le choix de son métier, il eut cette réponse ambiguë : « J’ai commencé par écrire des chansons que je présentais à mes connaissances afin de leur faire plaisir autant qu’à moi. »
Sa vie durant, Brecht nota et déplora la profanation dont la musique était l’objet, tout comme l’exploitation de son « effet narcotique », dans les maisons d’opéra et les salles de concert, qu’il considérait comme le refuge pseudoreligieux de la bourgeoisie finissante, profanation et exploitation également présentes dans la musique militaire et la publicité. Dans son journal de travail il parle à plusieurs reprises des « chorales de Coca-Cola » qu’il entendait pendant la guerre à la radio hollywoodienne.
La sensibilisation
Adolescent, Brecht avait eu l’occasion d’entendre aux foires d’Augsbourg des ballades de brigands, chantées dans les rues au son d’orgues de Barbarie. Plus décisives encore furent pour lui les chansons satiriques de Frank Wedekind, dont on présentait de nombreux arrangements dans les cabarets. Cette musique « appliquée » donnait plus de relief aux textes crus et provocateurs du genre populaire, reliés à la vie, aux expériences quotidiennes. Voulant choquer le public, Brecht s’amusa à transformer ce matériau, y ajoutant des contenus personnels, souvent à saveur anarchique, comme il le fit plus tard dans les « chorales de Baal ». Il s’agissait d’« épater le bourgeois », selon une attitude empruntée au XIXe siècle français. Mais il lui importait aussi de s’opposer à l’élitisme d’un art ésotérique de l’isolement, représenté par Stefan George ou encore Arnold Schönberg, un art réservé aux élites.
L’attitude commune à la jeune avant-garde des années 20 (Bertolt Brecht, Kurt Weill, Hanns Eisler, Paul Hindemith, etc.), qui allait se fractionner au cours des dernières années de la République de Weimar, se résume en une pratique artistique anti-romantique et anti-ésotérique, une pratique dirigée en fait contre le wagnérisme. On constate qu’il s’agissait essentiellement d’une attitude de combat, lorsqu’on se rappelle les conditions historiques qui ont marqué cette génération.
Bertolt Brecht, Hanns Eisler et Sergueï Eisenstein sont nés à la fin du XIXe siècle. Ils ont vingt ans au terme de la Première Guerre mondiale et sont témoins des grands bouleversements sociaux qui ont suivi, de l’effondrement de tout un système de valeurs. L’événement le plus marquant reste sans doute la révolution d’octobre 1917 : crise et chaos se combinent avec le désir des acteurs du temps de définir le présent, d’explorer les nouvelles possibilités qui se dessinent. Surgit un état de tension extrême dans lequel sont catapultés ces jeunes de vingt ans. D’une part, ils n’ont pas encore pris de décision définitive quant à leur carrière professionnelle ; d’autre part, ils n’observent plus les événements du point de vue de l’écolier protégé. Ces jeunes gens appelés à l’action en plein désarroi se voient forcés d’assimiler les expériences les plus contradictoires en un temps record. (Rappelons que seule une autre génération de l’histoire culturelle allemande s’est vue exposée à des extrêmes aussi brutaux : celle de 1770 qui avait connu la Révolution française, et dont faisaient partie Hegel, Hölderlin et Beethoven).
Parallèlement aux bouleversements politiques et sociaux, se produit dans le domaine esthétique une « révolution matérielle » extrêmement complexe, amorcée dès avant la Première Guerre mondiale. En littérature, elle se manifeste d’abord dans l’expressionnisme, puis dans la « nouvelle objectivité » ou néo-réalisme ; en musique, on assiste à la dissolution du langage traditionnel harmonique ; en peinture, à l’abstraction, au cubisme. Le troisième bouleversement est la révolution des mass-médias dans les années 20, avec la radio, le disque et le cinéma parlant.
La jeune génération atteint donc son apogée à un moment de l’histoire où des moyens de communication nouveaux, et produits sur une large échelle, influent massivement la pratique de l’art, d’où un changement profond tant du positionnement que de la fonction des arts. Si l’on exclut le kitch commercial, la musique pratiquée dans la perspective de l’intériorité romantique, sentimentale jusqu’à l’hystérie chez des adeptes de Wagner, ne peut servir que la parodie ou le persiflage. Bertolt Brecht, Kurt Weill et Hanns Eisler percevront, dans l’influence américaine à laquelle s’ouvrent beaucoup de jeunes artistes à Berlin, aussi bien une purification nécessaire qu’un apport d’éléments rafraîchissants : la modernité, caractérisée par la rapidité et influencée par les tendances du moment – technicité, culture de masse, sport et jazz –, semble être en mesure d’éliminer le sentimentalisme et l’autoritarisme d’avant-guerre. Les jeunes artistes visent, pour les grandes métropoles, le développement d’un style adapté aux temps nouveaux, où le présent, vibrant des contradictions sociales, n’est plus réduit à la psychologie individualisante.
La rencontre de deux styles
En 1927, Kurt Weill écrit : « Le rythme de notre temps, c’est le jazz. » La même année, il rencontre Bertolt Brecht. Ensemble, ils créent Le petit Mahagonny, qu’ils appellent « Songspiel » (sorte de vaudeville à couplets, par opposition au Singspiel allemand, dans la tradition de l’opéra). Le style de Weill, marqué par les chansons (songs), est déjà pleinement développé dans L’opéra de quat’sous (1928) et Happy-End (1929).
Pourquoi ces songs ont-ils fait le tour du monde ? Probablement parce que leur ton nouveau correspondait à un sentiment en émergence dans le prolétariat des métropoles : le caractère anonyme de la grande ville est ressenti comme un abandon, un chacun-pour-soi, où les individus sont interchangeables, la communication de l’un à l’autre devenant rêve du passé. En résultent un sentimentalisme vague, une nostalgie abstraite et un désir d’illusion où se concrétisent les protestations de l’émotion face à la froideur générale qui caractérise le présent. Le désir qui tend vers un plaisir immédiatement accessible, excitant et décevant à la fois, croît de façon exponentielle. En même temps, ce désir se combine avec un cynisme ponctuel qui s’articule dans des slogans frivoles et provocateurs, figurant l’insensibilité et la froideur des métropoles : « D’abord la bouffe, ensuite la morale. » Kurt Weill et Bertolt Brecht ont réussi leurs parodies d’opéras – les songs en occupaient le centre – en exploitant toutes les ambivalences du temps : la grande ville comme un énorme business d’où émergent pourtant des îlots de sentiments vrais et préservés un temps ; l’utopie des petits employés, qui conserve encore un reste d’opposition anarchiste ; un nihilisme teinté d’anti-capitalisme, empreint à l’occasion d’une religiosité sans objet.
Le fait que ces songs s’insinuent aussi facilement dans la mémoire est dû à un syncrétisme artificiel entre les blues, les rythmes empruntés au jazz et à la danse, les mélodies juives (le père de Kurt Weill était cantor dans une synagogue), la technique « diseuse » et l’utilisation simultanée de tonalités différentes. La transformation de clichés mélodiques, le contraste entre passages monotones et passages fortement syncopés, dissonances à peine perçues par une oreille traditionnelle, le sens pluriel enfin que ces compositions conféraient aux textes brechtiens assurent encore de nos jours aux songs leur popularité.
La fonction dramaturgique de ces songs réside dans l’interruption de l’action scénique. Éléments de ralentissement, ils permettent des réflexions à intervalles réguliers. Au lieu de souligner une action psychologisante ou encore de la scander à la manière des actes du théâtre classique, ils présentent des « numéros » autonomes. La séparation entre musique et texte assure une forte visualisation : l’ensemble instrumental (réduit) se trouve sur scène, les songs sont annoncés. Dans L’opéra de quat’sous, le jazzband est placé sur un gigantesque orgue de Barbarie. Rappelons-nous que pour ajouter à l’illusion l’orchestre wagnérien disparaît dans la fosse : l’œuvre wagnérienne, « l’œuvre d’art totale », était conçue en vue de fondre toutes les formes d’art afin de fasciner – et de terrasser – l’auditoire, de produire l’ivresse et la magie, d’éliminer toute distance critique chez l’individu.
Bien sûr, Brecht et Weill n’étaient pas les premiers à s’opposer au wagnérisme par le style épique qui privilégie les arts « en parallèle » plutôt qu’en synergie. L’œuvre qui servait de référence à la jeune avant-garde était L’histoire du soldat d’Igor Stravinski, écrite en 1918 et présentée plusieurs fois en Allemagne et en France. Ici, chant, récitatif, danse et pantomime se croisent. Pour son petit orchestre ambulant, Stravinski avait renoncé aux cordes, créant ainsi un son âpre et transparent.
Déjà avec L’opéra de quat’sous, Kurt Weill voulait renouveler la forme de l’opéra. Mais il ne réussit pleinement son but qu’avec Mahagonny (1930). Parce qu’il refusait de participer à la critique sociale brechtienne, de plus en plus proche des positions marxistes (ce qui comportait le risque d’une rupture avec les institutions culturelles bourgeoises), sa musique conserva ce que Brecht appela son « côté culinaire » : Weill donna priorité au divertissement, à la beauté du son, aux nuances chatoyantes ce qui, malgré le caractère agressif de sa musique, pouvait être perçu comme plaisir de l’art et être consommé comme tel. Selon Brecht, dans la vieille lutte entre la suprématie du texte et celle de la musique, Weill tenta de trancher unilatéralement en faveur de la musique. Pour le compositeur, accepter que le contenu critique se situe du côté de la gauche bourgeoise nihiliste restait sa plus grande concession au génie de Brecht. Il ne voulait, ni ne pouvait, aller plus loin.
Hasard ? Prédestination ?
Le Berlin des années 20 était une des capitales les plus importantes de l’Europe, tant dans les arts qu’en politique. Géographiquement, elle se situait à mi-chemin entre les deux autres grandes métropoles du continent, Moscou et Paris. Les intellectuels berlinois, quant à eux, étaient fascinés par le jeune cinéma soviétique, tout particulièrement par l’art du montage tel que pratiqué par Sergueï Eisenstein, qui rejetait toute attitude psychologisante, qualifiée de désuète et de bourgeoise. Chez le Russe, la critique violente des reliquats de comportements bourgeois avait abouti à une nouvelle technique artistique. Rapidement, la technique du montage cinématographique s’imposa comme moyen d’expression moderne par excellence dans d’autres genres artistiques.
Par ailleurs, la fin des années 20 voyait s’aggraver les conflits politiques et sociaux et Bertolt Brecht, qui cherchait un compositeur de niveau artistique élevé capable de travailler avec lui, tenait en outre à ce qu’il partage sa propre perspective politique. On peut affirmer que sa rencontre avec Hanns Eisler, pendant la grande crise de 1929-1930, fut l’un des plus heureux hasards qu’ait connus la vie culturelle allemande du XX e siècle. En 1926, Eisler avait quitté Vienne ; après Anton Webern et Alban Berg, il occupait le troisième rang en importance parmi les élèves d’Arnold Schönberg. Sur la scène politique, Brecht et Eisler étaient tous deux des têtes d’affiche ; en littérature et en musique, chacun des deux comptait parmi les meilleurs talents de leur génération. Ils étaient des intellectuels du niveau des Ernst Bloch, Walter Benjamin et Theodor Adorno.
Les années fastes
Malgré leurs tempéraments différents, les deux artistes entreprendront une collaboration dont l’intensité et la durée restent inégalées. Elle s’étend sur presque trois décennies, de La décision et La mère (d’après Gorki), en passant par Têtes rondes et têtes pointues et Galileo Galilei jusqu’à Schwejk en IIe guerre mondiale. S’ajoutent à cela les cantates et les oratorios d’Eisler d’après des textes de Brecht, sa Symphonie allemande et de nombreuses mises en musique de poèmes brechtiens. Ces œuvres dépassent de loin en importance celles que Brecht créa avec Weill ou, plus tard, avec Paul Dessau.
Si le public snob du Kurfürstendamm (une des artères principales de Berlin) avait applaudi les parodies d’opéra du tandem Brecht / Weill comme des manifestations excentriques et insolentes de jeunes stars, ces mêmes réactions avaient convaincu Brecht que l’art bourgeois était dans un cul-de-sac. Dès lors, il cherche à prendre contact avec la classe ouvrière, le public de l’avenir selon lui. À cet égard, Eisler était en avance sur lui : il avait depuis plusieurs années reconnu l’importance de se faire des alliées des grandes chorales ouvrières, qui comptaient alors plus de 300 000 membres actifs en Allemagne. Ses compositions pour chœur et ses chants de lutte comme la célèbre Chanson de la solidarité sont créés à cette époque ; s’ajoutent les pièces de théâtre pédagogiques comme La mère (d’après Gorki) (Brecht), ainsi que le film Kuhle Wampe (« Ventre glacé »). Eisler et Brecht utilisent des éléments artistiques exploités par les Soviétiques, tout particulièrement Vsevolod Meyerhold, Sergei Tretjakov et Sergueï Eisenstein. Ces derniers voulaient en effet intégrer activement les ouvriers des grandes métropoles dans des manifestations politico-culturelles, leur faire découvrir leur propre intérêt et proposer de nouveaux modes d’action. Ils pensaient que la diversité des procédés en production industrielle aurait pour effet de rendre les ouvriers réceptifs dans d’autres domaines, à l’expression musicale par exemple. Mais justement, le chant ne se réduisait-il pas presque invariablement au maintien quelque peu petit bourgeois d’une tradition marquée par le sentimentalisme ?
Sur la base des textes de Brecht, Eisler réussit à créer un type nouveau de chants de lutte. Musicalement, il obtient leur ton agressif et leur impact violent par le mélange d’éléments anciens et nouveaux. Reprenant des compositions pour voix connues et empruntant à la musique religieuse du XVIIe siècle, Eisler réussit à amalgamer des timbres porteurs d’une mémoire collective, présente dans les individus. À son tour, Brecht, revenant à l’allemand de Luther, renoue avec son imagerie insistante, ce qui confère une force nouvelle à son message politique. Enfin, Eisler utilise dans les chants destinés à la classe ouvrière en lutte certains éléments du jazz : le contraste entre les syncopes et les rythmes de marches militaires leur donne une élasticité motrice, ce « drive » si essentiel à leur effet mobilisateur.
Dans son rapport au texte, la musique de Hanns Eisler est argumentative. Elle interprète le texte, l’interroge, se fait revêche s’il y a danger qu’on y cède trop facilement, évite dédoublements et illustrations. Ainsi se forment les germes de ce qui sera plus tard son concept du « contrepoint dramaturgique », présent dans toutes ses compositions pour le cinéma et le théâtre. Essentiellement, il importe pour le compositeur que les unités musicales, qui sont courtes et précises, se soumettent à une tension parfaitement calculée pour être complémentaire (et non parallèle) à la dramaturgie première du texte ou de l’image.
Des centaines d’ouvriers amateurs avaient participé comme chanteurs et acteurs à l’oratorio politique La décision et au film Kuhle Wampe. Ce n’était pas seulement du travail artistique pour mais aussi avec les masses. Pour Brecht et Eisler, cette pratique n’a été possible que pendant une brève période à la fin de la République de Weimar. Ils ne retrouvèrent jamais les mêmes conditions, puisqu’après 1933, le national-socialisme détruisit – et pour longtemps – la contre-culture des organisations et la conscience de la classe ouvrière. L’entente entre les artistes politisés et le prolétariat, hors des instances bureaucratiques, demeurera lettre morte et ne devait pas renaître du vivant d’Eisler et de Brecht, même en République démocratique allemande (RDA), sous influence soviétique après la Seconde Guerre mondiale. La conception bourgeoise de la production artistique – avec la distinction traditionnelle entre « actifs » et « passifs », entre artistes et public – s’imposa de nouveau. L’Histoire fit que ni Eisler ni Brecht n’atteignirent par la suite une résonance aussi immédiate et violente dans un large public, ni chez les ouvriers ni chez les intellectuels.
L’adversité féconde
L’exil à partir de 1933 en Europe et aux États-Unis modifia les objectifs que les artistes s’étaient donnés et les possibilités de les poursuivre. Puisqu’ils étaient coupés de leur public, les deux créateurs durent remettre à plus tard leur lutte pour la révolution sociale en Allemagne. Ils entreprirent la lutte antifasciste et tentèrent d’éclairer l’opinion publique à l’étranger sur le pouvoir hitlérien qui menait à la guerre. Mais il leur fallait tenir compte des attentes du public majoritairement bourgeois des capitales occidentales, donc adopter une position humaniste et bourgeoise de gauche et travailler, « en attendant » la chute d’Hitler. Brecht écrivait des paraboles, Eisler composait des cantates, sa Symphonie allemande, de la musique pour films et, surtout dans la deuxième partie de son exil aux États-Unis (1938-1948), de la musique de chambre et de la musique vocale. Pendant la guerre, lors de son séjour en Californie, il mit en musique les Élégies d’Hollywood, composa la musique pour Les visions de Simone Machard et son Galilée, commença le Schwejk. Il travailla avec Fritz Lang pour son film, Hangmen also die (« Les bourreaux meurent aussi » ; scénario : B. Brecht, musique : H. Eisler). Leurs revenus à Hollywood leur permettaient d’écrire d’abord « pour eux-mêmes » et de créer des œuvres importantes. Le début de la guerre froide et la chasse aux sorcières du sénateur McCarthy forcèrent Brecht et Eisler à retourner en Allemagne plus tôt que prévu, quittant Los Angeles, devenu un important centre culturel de l’émigration allemande, un autre Weimar : Heinrich et Thomas Mann, Bertolt Brecht et Lion Feuchtwanger, Arnold Schönberg et Ernst Toch, Bruno Walter, Max Horkheimer et Theodor Adorno y vivaient et y travaillaient. Ils ne savaient pas de quelle façon l’Allemagne allait se développer sous l’occupation militaire des Alliés, croyant pour la plupart que le pays resterait longtemps encore infesté par le national-socialisme.
Le retour au bercail
Nous connaissons la suite : la RDA nouvellement créée offre à Brecht son propre théâtre à Berlin (le « théâtre du Schiffbauerdamm »), Eisler choisit à son tour la RDA et Berlin, après un détour par Vienne : il espérait une purge du national-socialisme, et comptait travailler efficacement à la création d’une culture musicale moderne et socialiste. Brecht, de concert avec ses collaborateurs immédiats, résistait mieux qu’Eisler aux conflits inévitables engendrés par la politique culturelle de Andrei Jdanov, l’idéologue culturel de l’époque stalinienne, promoteur du réalisme socialiste, politique appliquée à la lettre par l’appareil bureaucratique du parti communiste. Après le torpillage de son projet d’opéra sur Faust, Eisler entama une longue retraite à Vienne.
Brecht comme Eisler écrivit dans la dernière phase de sa vie peu d’œuvres nouvelles. Tous deux tentaient plutôt d’évaluer ce qui dans leur production de l’exil pouvait être exploité dans le présent ; ils percevaient l’époque comme un temps de transition vers le socialisme. Mais qu’étaient devenues les exigences et les promesses de la révolution d’octobre ? La réalité n’en présentait que la déformation.
Malgré les difficultés incessantes qu’ils connurent en RDA – ils ne vécurent pas assez longtemps pour assister au déclin du régime –, Brecht et Eisler refusèrent de se retirer de la vie publique ; une retraite prématurée aurait pu signifier pour le jeune État la disparition des « grands sujets » de l’art, auxquels Brecht et Eisler prêtaient leurs noms, des thèmes qui ne concernaient pas les happy few, mais les masses, dont le traitement devait se garder de « l’art tendancieux ».
Depuis 1953 cependant, le champ de discussion concernant les orientations d’une culture socialiste en RDA, possible encore aux débuts du nouvel État, se rétrécissait. C’étaient les fonctionnaires de la culture, membres du parti socialiste, qui adoptaient l’« esthétique » soviétique selon A. Jdanov ; leurs idées tournaient autour de deux notions fétiches : le maintien de « l’héritage classique » et « le populaire ». On condamnait comme « formalistes » ou reléguait aux oubliettes les tendances se rattachant à l’avant-garde de gauche du temps de la République de Weimar. Se forma alors une dictature de l’éducation, influencée pour l’essentiel par des éléments de pédagogie bourgeoise et des éléments populistes, que les dirigeants qualifiaient de « socialistes ». Que les domaines du théâtre, de la musique et de la littérature aient produit malgré tout des chefs-d’œuvre témoigne de l’espoir que nourrissaient quelques grands artistes quant à la possibilité de réformer la RDA dans le sens de leurs propres exigences d’avant-guerre.
Un grand œuvre
Du fait qu’ils combinaient les idées les plus avant-gardistes tant sur le plan artistique que politique, Eisler et Brecht avaient réalisé un théâtre musical et des compositions pour voix d’une qualité tout à fait exceptionnelle. La relation entre l’apport de l’un et de l’autre est bien traduite par le paradoxe : Le texte prime et la musique n’occupe pas le second rang. Eisler était d’avis que la manipulation des nouveaux moyens acoustiques éloignait le compositeur de son matériau. De même, la révolution sociale, qui n’est qu’une des conditions nécessaires à la production artistique, devait demeurer austère. Pour lui, c’était la subjectivité et l’intelligence, les sentiments et les schémas idéologiques qui devaient être bouleversés. Que l’un ou l’autre de ces processus fasse défaut ferait retomber l’individu dans le passé, souvent auréolé de nostalgie. Toujours selon Eisler, il était impossible de séparer la purification des sentiments (et leur enrichissement, ce qui implique toutes les sphères de la vie) de l’information et de la mobilisation politiques : il importait de viser une rationalité bienveillante, digne d’une époque marquée par les sciences, et capable de démasquer les contraintes subjectives et objectives comme autant de mythes depuis longtemps condamnés par l’Histoire.
Témoignage étonnant de la communauté de pensée entre les deux artistes que ce commentaire de Brecht au sujet des compositions d’Eisler ; il aurait aussi bien pu parler de ses propres œuvres : « Cette musique développe tant chez l’auditeur que chez l’exécutant les impulsions et les connaissances fondamentales d’une époque où la productivité de tout acabit est la source du plaisir et de la moralité. Elle est génératrice d’une tendresse nouvelle, de force, d’endurance et d’agilité, d’impatience et de prudence, d’exigence, de sacrifice de soi. »
Œuvres choisies de Bertolt Brecht (toutes publiées chez L’Arche, à Paris) :
Théâtre complet, 1976, 8 tomes. Sur le réalisme, précédé de Art et politique, traduit de l’allemand par André Gisselbrecht 1970. Sur le cinéma, précédé de Extraits de carnets, traduit de l’allemand par Jean-Louis Labrave et Jean-Pierre Lefebvre 1970. Les arts et les révolutions, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary 1970. Histoires de Monsieur Keuner, traduit de l’allemand par Maurice Regnant 1980. Grand peur et misère du IIIe Reich, traduit de l’allemand par Maurice Regnant et André Syeiger 1971. De la séduction des anges : poèmes et textes érotiques, traduit de l’allemand par Louis-Charles Sirjacq 1996. Les affaires de monsieur Jules César, traduit de l’allemand par Gilbert Badia 1996 [1959].