À l’époque où le recours aux mystères et l’appel à la docilité des consciences venaient volontiers à la rescousse de la pédagogie, un de nos professeurs était pourtant parvenu à nous donner du mystère une définition stimulante. Au lieu de la traditionnelle et déprimante définition faisant du mystère ce qu’on ne peut pas comprendre, il avait proposé celle-ci : ce qu’on ne finit jamais de comprendre. Du coup, il nous invitait (presque) à moins nous résigner au nébuleux.
Face à Hubert Aquin, la tentation est parfois vive de se replier sur l’antique définition du mystère et de considérer une partie de son propos comme irrévocablement hors de portée. Fort heureusement, la remarquable édition critique qui, depuis presque quinze ans, reprend tous et chacun des textes d’Hubert Aquin, fait patiemment, finement, reculer le mystère. Émerge alors un Hubert Aquin toujours déroutant certes, mais de plus en plus intelligible.
II aura fallu plus de dix ans pour que les chercheurs réussissent leur cueillette d’informations et de témoignages et passent enfin à la publication. Si, comme le signale l’avant propos général, le projet d’une édition critique de l’ensemble de l’œuvre d’Hubert Aquin remonte à 1981, c’est, en effet, en 1992 seulement que parurent les premiers tomes. Ils devaient se révéler les pierres d’angle de l’ensemble du travail ou, si l’on préfère, de véritables accélérateurs. Une fois établis les Itinéraires d’Hubert Aquin1 et son Journal (1948-I971)2, les autres recherches pouvaient aller bon train, construisant sur du solide. De fait, dès 1993, deux des oeuvres narratives majeures, Trou de mémoire et L’antiphonaire, prenaient place dans l’édition critique. Mieux encore, l’année 1995 n’est encore qu’à mi-course que déjà se sont ajoutés trois volumes plus que substantiels : Point de fuite3, Mélanges littéraires I, Profession : écrivain4 et Mélanges littéraires II, Comprendre dangereusement5. À ce rythme, ce qui s’apparentait à un pari prométhéen sera d’ici dix-huit ou vingt mois une promesse tenue.
Le travail de Guylaine Massoutre sur Point de fuite fournit un splendide exemple de ce que deviennent un auteur et une œuvre lorsqu’éclairés adéquatement. Alors que le Point de fuite de 1971 avait mystifié jusqu’à la colère, tant ce « collage » hétéroclite de dix-huit textes lancés dans toutes les directions semblait aux antipodes de toute cohérence, la minutieuse analyse critique du même texte lui confère, au contraire, une rigoureuse unité. Car Hubert Aquin, qui n’a cessé d’admirer Joyce depuis qu’il l’a découvert et qui en décode admirativement les astuces, construit son ouvrage comme Joyce son Ulysse, c’est-à-dire en dix-huit tranches disparates.
Hubert Aquin ne se borne d’ailleurs pas à rééditer ce montage. Pénétrant au coeur même de l’oeuvre de Joyce, il y constate un effort génial et vengeur pour exténuer littéralement la langue anglaise et un admirable entêtement à décrire Dublin pierre par pierre alors même qu’il lui est interdit d’y retourner. Hubert Aquin aussi voyagera sans toujours voyager, lui aussi s’efforcera de déborder les possibilités de la langue, lui aussi se fera littérairement baroque. L’édition critique, lisant Hubert Aquin par dessus son épaule et révélant ses ambitions, rend le plan visible.
Les deux substantielles tranches de Mélanges littéraires répondent à un autre défi. II s’agit cette fois d’observer d’abord dans les textes d’un jeune homme ce qu’il faut bien appeler la rapide maturation d’un écrivain de génie, puis de suivre Hubert Aquin dans ses innombrables activités de journaliste, de réalisateur, d’éditeur. Les virages surviennent parfois à un rythme d’enfer, mais, l’édition, toujours, leur restitue un maximum d’intelligibilité. En prise directe avec son époque et l’éducation qu’elle dispensait, Hubert Aquin reflète les deux avant de les dépasser. Il aime et séduit, hésite et dissimule, se donne et se reprend. De texte en texte, la lucidité s’amplifie et l’expression trouve ses reliefs et ses couleurs. Mais se multiplient aussi, entre Hubert Aquin et son temps, entre Hubert Aquin et son pays, entre Hubert Aquin et la vie, des filtres noircissants. L’échec, la nostalgie, la mort envahissent la pensée, brouillent ou radicalisent les perceptions, nourrissent l’écrivain de sa propre chair. « Je déçois », répètet-il, parfois comme un bilan, parfois comme un vœu.
En relayant avec une minutie presque clinique ce que fut le quotidien de l’écrivain, y compris les prix recherchés ou refusés, les conférences ratées ou appréciées, les cours méthodiquement préparés ou vainement offerts, les humiliantes sollicitations d’emplois et d’argent, les Mélanges littéraires établissent des ponts solides et fiables entre l’homme et œuvres. Sans tout comprendre, on comprend davantage. Hubert Aquin ne parlant généralement que d’Hubert Aquin, son quotidien, tel qu’il le subit, ne peut qu’éclairer ses romans.
De l’édition critique, on exige toujours un délicat équilibre entre la surabondance et la parcimonie, entre l’acharnement voyeuriste et la pudeur excessive. Tout est affaire de doigté, de goût, de respect, pour tout dire de culture. Dans le cas présent, un raffinement lucide imprègne tout le parcours : l’essentiel est dit, les notes permettent d’imaginer ce qui n’est qu’évoqué, le public pénètre jusqu’au seuil, mais jusqu’au seuil seulement. de l’intimité de l’homme ou du couple. En somme, une œuvre colossale en même temps qu’un monument de rigueur, de patience et de respect.
1. Itinéraires d’Hubert Aquin, par Guylaine Massoutre, « Bibliothèque québécoise », 1992 362 p. ; 9,95 $.
2. Hubert Aquin, Journal 1948-l971, édition critique établie par Bernard Beugnot, « Bibliothèque québécoise », 1992, 411 p. ; 10,95 $.
3. Hubert Aquin, Point de fuite, édition critique établie par Guylaine Massoutre. « Bibliothèque québécoise », 1995, 319 p. ; 10,95 $.
4. Hubert Aquin, Mélanges littéraires I, Profession : écrivain, édition critique établie par Claude Lamy, avec la collaboration de Claude Sabourin, « Bibliothèque québécoise ». 1995, 573 p. ; I3;95 $.
5. Hubert Aquin, Mélanges littéraires II, Comprendre dangereusement, édition critique établie par Jacinthe Martel avec la collaboration de Claude Lamy, « Bibliothèque québécoise », 1995, 610 p. ; 13,95 $.
Œuvres d’Hubert Aquin :
Prochain épisode, Pierre Tissevre. 1965 ; Trou de mémoire, Pierre Tissev re, 1968 ; L’antiphonaire, Pierre Tisseyre. 1969 ; Point de fuite, Pierre Tisseyre, 1971 ; Neige noire, « Écrivains des deux monde » , La Presse. 1974. Pierre Tisseyre, 1978 ; Blocs erratiques [1948-1977] ; « Prose entière », Quinze, 1977, « 10/10 », 1982 ; L’invention de la mort, Leméac. 1991.L’édition critique complète des œuvres d’Hubert Aquin, dans la collection « Bibliothèque québécoise », aux éditions Fides/HMH/Leméac comprendra : Journal 1948-1971, édition critique établie par Bernard Beugnot. 1992 ; Itinéraires d’Hubert Aguin, par Guylaine Massoutre, 1992 ; L’antiphonaire, édition critique établie par Gilles Thérien, 1993 ; Trou de mémoire, édition critique établie par Janet M. Paterson et Marilvn Randall, 1993 ; Prochain épisode, édition critique établie par Jacques Allard, à paraître à l’automne 1995 ; Point de fuite, édition critique établie par Guylaine Massoutre, 1995 ; Mélanges littéraires I, Profession : écrivain, édition critique établie par Claude Lamy et Claude Sabourin, 1995 ; Mélanges littéraires II, Comprendre dangereusement, édition critique établie par Jacinthe Martel et Claude Lamy, 1995 ; L’invention de la mort, édition critique établie par André Beaudet, à paraître en 1996 ; Neige noire, édition critique établie par Pierre-Yves Mocquais, à paraître en 1996 ; Récits et nouvelles, édition critique établie par Alain Carbonneau, à paraître : Œdipe, édition critique établie par Renald Bérubé, à paraître.
Signalons, sur le ton de la taquinerie, quelques bizarreries et omissions qui confirment tout simplement qu’on ne finit jamais d’approfondir le mystère ni de peaufiner la réussite.
Dans les Mélanges littéraires I, aucune note ne signale un lapsus commis par Hubert Aquin. « Tenez, écrit-il, c’est dans la salle du Sénat, à Québec, que j’ai reçu mon prix. » Comme si Québec n’avait pas eu assez d’un Conseil législatif sans s’encombrer aussi d’un Sénat…
Dans Mélanges littéraires II, lorsqu’il écrit que « la violence ne se justifiera jamais selon les critères de la raison raisonnante… », la note se borne à signaler ceci : « Aquin a utilisé la même expression dans « Qui mange du curé en meurt » (1961). Peut-être aurait-il été éclairant de rappeler que la raison raisonnante, raison raisonnée majeure, raison raisonnée mineure… sont autant d’expressions usuelles dans la logique thomiste dans laquelle a baigné l’étudiant Aquin.
Dans les mêmes Mélanges littéraires II, Hubert Aquin écrit :
« Michael Oliver, notre directeur spirituel pancanadien, démythifie avec une lucidité chevaleresque un vieux mythe que, pour ma part, j’ignorais : ‘Trop souvent, écrit-il dans LA PRESSE du 5 novembre 63, nous avons pris pour modèle de notre association franco-anglaise quelque équipage de chevaux mal appariés, porteurs d’énormes œillères’. En refusant aussi lucidement la solution bi-chevaline, le professeur fait avancer l’idée bi-nationale et nous dispense de considérer la Confédération comme une ‘time’ et nos problèmes conjoints comme de vulgaires baculs. »
L’édition critique, comme il se doit, met les freins devant ce « time » et l’explique. « C’est-à-dire: une partie de plaisir » ! Confusion manifeste et étonnante entre l’expression « avoir une bonne time (team) de chevaux » et « avoir un good time ». Bien pardonnables distractions que celles-là dans pareille entreprise.