En à peine deux ans, Marie-Ève Lacasse traite coup sur coup de son exil en France, dans Autobiographie de l’étranger1, et de l’absence, dans Les manquants2, une fiction teintée de polar.
« Je n’ai jamais compris cette expression de ‘chez soi’, se sentir bien ‘chez soi’. […] La question de l’étranger et de l’exil me rattrape sans cesse », avoue l’écrivaine d’entrée de jeu dans Autobiographie de l’étranger, là où elle pratique le je, ce qu’il est convenu de nommer l’écriture de soi ou le récit, style littéraire typique par exemple d’Annie Ernaux, prix Nobel de littérature 2022, ou encore du multiprimé Emmanuel Carrère.
Quant aux amies Claire, Hélène et Joan, les trois protagonistes – et narratrices – des Manquants, elles ne se sentent pas non plus très à l’aise « chez elles » et apprécient aussi les bienfaits de l’exil. Si Claire se réfugie provisoirement dans le domaine viticole de ses parents, toutes trois abandonneront éventuellement leur vie de citadines solitaires pour partager leur quotidien avec d’autres membres de la Commune, proches de la nature, à la montagne, « où on m’a foutu direct une paix royale », confessera Hélène.
« Quand on s’exile volontairement, on brise quelque chose, on rompt le pacte avec les autres », constate l’Américano-Cherokee Joan, à l’instar de l’autrice, qui en sait quelque chose.
Heureuse entre deux mondes
Née en 1982 à Hull, en Outaouais, Marie-Ève Lacasse décide très jeune de quitter sa famille, son pays, et d’aller vivre à Paris. « Je ne connais personne dans cette ville. Je suis diablement seule et diablement heureuse », admet-elle dans Autobiographie de l’étranger. Depuis vingt ans, elle se sent étrangère d’un côté comme de l’autre de l’Atlantique. Celle qui a vécu ses jeunes années « à la frontière entre le Canada anglophone et le Québec francophone » a maintenant acquis la nationalité de son pays d’accueil et se définit aujourd’hui comme Franco-Québécoise.
« C’est dans la faille que je vis, dans cette brèche immense que j’enjambe. Entre deux mondes. » Quand elle retournera voir les siens, ce sera en reniant ses racines, car Lacasse préférera se présenter en tant que Française. « J’avais cette fois un passeport bordeaux, car j’avais jeté le bleu, celui avec les armoiries anglaises », explique-t-elle dans son autobiographie.
Dans Les manquants, la romancière réitère son plaisir de vivre dans le vague, dans l’imprécis. N’est-ce pas ainsi que la protagoniste Joan, son alter ego, définit sa vie à la Commune ? « Nous nous accommodons de ce flou. Nous ne pouvons rien implanter ou forcer, seulement attendre. Il faut accepter cela. L’insécurité et le désordre, the true savagery. Et pour nous, il est temps de repartir. » Cette même Joan ajoutera : « Jouir de sa propre solitude devrait être un droit fondamental ».
À l’instar de plusieurs, l’écrivaine Lacasse souffre-t-elle de dromomanie, cette impulsion à sans cesse se déplacer, caractéristique entre autres des personnages de Charlie Chaplin, cette précarité où elle semble tant se plaire ?
La disparition ou la fuite
La romancière aime se promener au fil de lieux incertains et naviguer au fil d’un temps mal défini. Le roman dystopique Les manquants se situe dans un futur pas très lointain, bien que jamais clairement défini. Un monde ravagé par les catastrophes climatiques, les violences policières, le rationnement, la fuite des citadins vers la campagne. La Commune où se réfugient les trois narratrices demeure une organisation mystérieuse, un camp exclusivement féminin, qui n’est pas sans faire résonner de vieilles images de la Commune libre de Tolbiac, année 2018.
Quant aux gens proches de Marie-Ève Lacasse, au Québec ou en France, ils manifestent une tendance à s’évanouir ou alors à s’enfuir. Déjà, les parents de l’écrivaine bougeaient beaucoup, déménageaient souvent quand elle était enfant. « Je n’ai pas gardé de relation de ces vingt années passées au Canada ; les gens disparaissaient comme les objets que nous laissions. »
Plus tard, s’effaceront ainsi tour à tour le père biologique de sa petite fille née à Paris en 2012, puis sa compagne et conjointe tant aimée. « De retour à Paris, Olivia me quitte. Aussi brutalement que cela. Comme un accident », avoue-t‑elle dans son autobiographie.
Est-ce le père de l’enfant qui s’éclipse ou la mère Marie-Ève Lacasse qui n’existerait pas ? Dans le livret de famille de la fillette – dont une photographie fournie par l’autrice illustre la véracité de l’anecdote –, « la page ‘Père de l’enfant’ est bien renseignée […]. En vis-à-vis, cependant, la page ‘Mère de l’enfant’ est restée vide, complètement vierge. L’Immaculée Conception. J’apparais à la quatrième page, dans les ‘Mentions marginales’. C’est là ma place ». La réalité dépasse toujours la fiction.
L’écrivaine sait bien qu’un jour sa fille partira, la laissant seule. « Ma fille a tôt fait d’apprendre, comme tous les enfants, que la vie allait nous éloigner sans arrêt. » Et quand Lacasse parle de sa propre mère, ce sera sans grande chaleur : « Elle fait comme elle peut pour garder un lien que je rejette. Elle s’arrange pour que le fil ne se rompe jamais tout à fait ».
Que fuient-ils tous ?
Dans le thriller Les manquants, disparaît à son tour Thomas, le mari de Claire, le père de leurs enfants Léo et Hortense. Sans autres explications. Et pendant deux ans, Claire ne dira mot à quiconque de cette absence. Est-ce normal d’ainsi s’effacer de la surface de la Terre ? Un jour, un commissaire de police la relancera, l’interrogera – elle mais aussi ses copines Hélène et Joan – et cherchera à résoudre l’énigme. Et cherchera la vérité dans leurs témoignages.
Qu’est donc devenu Thomas ? Est-il vivant ou mort ? Mène-t-il une double vie ? Veut-il fuir sa famille ? Qui est cette ancienne flamme qui apparaît soudain dans le récit ? « Là, on se dit : Marie S., l’histoire simple, le triangle, bim on a trouvé. C’est trop facile. Et on ne sait toujours pas où est Thomas […]. Et puis vous avancez que Thomas aurait eu une histoire avec Marie S. pendant cette période, que leur liaison aurait commencé à ce moment, alors que nous étions à peine mariés. Mais comment voulez-vous que ce soit possible ? »
Petit à petit, les relations passées et présentes entre les quatre principaux personnages des Manquantsparaissent s’éclaircir, mais pour aussitôt s’épaissir à nouveau. L’intrigue s’échafaude, sans pour autant fournir de réponse convaincante. « On ne sait jamais avec certitude quand les gens partent pour toujours. Ils ne le formulent pas explicitement, ils ne vous arrangent pas les choses. » Bref, ils fuient, ils disparaissent, ils sont absents. Le flou et l’imprécis continuent à régner.
Renaître grâce au vin
Ce n’est évidemment pas par hasard que Marie-Ève Lacasse a titré sa dernière œuvre Les manquants ;elle joue sur les mots, car le terme, ambigu, a un double sens. Absent, ou manquant, est Thomas, le mari disparu de la protagoniste Claire, et manquants sont ainsi nommés les pieds morts des vignes. « J’ai décidé de ne pas remplacer les manquants […] qu’on avait arrachés et qui laissaient des espaces vides, parmi les vivants. […] Comme si on ne pouvait pas remplacer ceux qui partaient », explique la néo-viticultrice Claire, qui essaie de ressusciter les vieilles vignes de ses parents à Valroye, « un petit village isolé près de Tours, loin de tout ».
Passionnée de ceps et de vignes, l’écrivaine Lacasse a transporté son récent savoir viticole dans son thriller. Elle entretient d’ailleurs depuis 2020 un balado3 sur les femmes dans le milieu du vin, dans lequel elle avoue « qu’en termes de vin, elle espère se réincarner un jour en pied de cabernet-franc ».
Lorsqu’une à une les trois protagonistes des Manquants s’installeront dans la Commune, Claire cherchera à y perpétuer son nouveau métier de vigneronne, puisque la plantation familiale de Valroye, d’où s’est enfui Thomas, ne rend plus. « La terre était devenue stérile, et tout conférait à la mort. Les vignes avaient été contaminées par des bactéries jusqu’à leur système racinaire. Alors que les disettes se multipliaient, qui se souciait désormais de boire du bon vin ? À la Commune tout restait à faire et à inventer encore », indique-t‑elle, pleine d’espoir.
Les mots pour dire adieu aux ténèbres
Dans son Autobiographie de l’étranger, Marie-Ève Lacasse partage une réflexion littéraire sur, entre autres, le fait de se sentir partout étrangère ; dans Les manquants, les trois narratrices laissent tomber le voile et peuvent facilement confesser leurs vies à un commissaire de police – comme s’il était le psychologue ou le psychiatre de service. Dans chacune de ces œuvres, l’autrice et les narratrices ne lésinent pas sur les confidences bien personnelles. Elles auraient trouvé Les mots pour le dire4.
Dans les deux livres, la puissance bienfaitrice de la parole et de la mémoire évoquée prend toute la place, la psychanalyse semble être la reine de la fête. La romancière soutiendra le contraire dans son autobiographie. « Est-ce donc si peu répandu de se sentir à ce point, en dehors, à côté, mal à l’aise ? Alors que c’est pour moi l’état le plus naturel, le plus habituel ? […] Le plus désespérant, c’est que lire Freud ou Bourdieu ne change rien. Ça ne donne pas pour autant les clés. »
Marie-Ève Lacasse conclura pourtant sur une note plus positive : « [L]’enfant, c’est ‘celui qui ne parle pas’. C’est l’impuissance absolue, jusqu’à ce que les premiers mots surgissent un jour avec leur puissance, pour dire enfin adieu aux ténèbres ».
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Dès l’âge de 14 ans, la Franco-Québécoise a remporté un concours littéraire qui lui a fait découvrir Paris, aujourd’hui sa ville refuge. Ses deuxième et troisième livres seront publiés sous le pseudonyme de Clara Ness et ce ne sera qu’en 2017, après dix ans d’absence, que Marie-Ève Lacasse publiera son quatrième roman, Peggy dans les phares, sous son propre nom. L’idée de faire connaître Peggy Roche, la discrète compagne de Françoise Sagan, était pour le moins alléchante ; le livre a obtenu le Prix spécial du jury du prix Simone-Veil 2017 et a été plutôt bien reçu par la critique5.
Autobiographie de l’étranger a quant à lui été en lice au Canada pour le Prix littéraire du Gouverneur général 2020, dans la catégorie Romans et nouvelles, et pour le prix Ringuet 2021 de l’Académie des lettres du Québec. Au début de 2023, Les manquants était de la première sélection du prix de la Closerie des Lilas.
1. Marie-Ève Lacasse, Autobiographie de l’étranger, Flammarion Québec, Montréal, 2020, 181 p.
2. Marie-Ève Lacasse, Les manquants, Seuil, Paris, 2023, 251 p.
3. www.fillesdevignes.com
4. Marie Cardinal, Les mots pour le dire, Grasset, Paris, 1976, 320 p. ; prix Littré 1976.
5. Voir Nuit blanche, no 147.
EXTRAITS
Or ce que je découvre en écrivant, c’est qu’il n’y a pas de chez-soi. Et comme ce lieu n’existe pas, je traîne une bibliothèque dans laquelle je peux compter sur de vieux amis. La maison, ce lieu utopique tant espéré, ce sont les livres des autres et peut-être un peu les miens.
Autobiographie de l’étranger, p. 10.
Je sais que l’art est le chemin dangereux et troublant, celui qui me sortira peut-être des banlieues fascistes. J’essaie de comprendre les raisons pour lesquelles un père peut être amené à se moquer si ouvertement des passions de sa fille. J’imagine qu’il devait entrevoir la menace d’un décalage, car plus je m’aventurerais sur ce chemin, plus nous nous éloignerions. Cela est arrivé.
Autobiographie de l’étranger, p. 134.
Oui. C’était il y a deux ans. Non, je n’étais pas pressée comme vous dites. Je vous remercierais de garder vos petites réflexions parce que ça ne va pas bien se passer si on commence comme ça. Oui je suis très calme. J’ai mis du temps parce que, tant que je ne venais pas ici, comment dire, c’est comme si Thomas n’avait jamais disparu. Tant que je n’officialisais pas sa disparition, je me disais qu’il restait un espace, un espoir. Il allait revenir.
Les manquants, p. 15.
Vous nous convoquez ici parce qu’un homme a disparu et qu’une femme est morte. Claire, Joan et moi serions celles qui en sauraient le plus sur cette histoire. On pourrait vous mettre sur la piste de la justice, mais en réalité, ce n’est pas cela que vous cherchez à coincer, à contraindre. Ce que vous voulez, c’est nous contrôler. Vous voulez savoir comment on vit, nous. En autarcie. Loin du monde. Vous cherchez à savoir si on ne fomente pas des complots dangereux, si on ne s’acoquine pas avec un comité invisible.
Les manquants, p. 216.