La mise en perspective de la plus petite action humaine demande toujours que l’on se penche sur son origine, ce qui l’a fait se produire, les événements qui l’ont entourée et ceux qu’elle a provoqués, les acteurs qui lui ont donné un sens, en un mot, son histoire, immédiate ou plus secrète. Ainsi se construit le jugement que l’on portera sur elle.
Une telle démarche sur un cas d’espèce n’a qu’une portée limitée ; il en est autrement pour les grands mouvements de société qui ont traversé l’humanité et affecté des collectivités entières. L’on doit alors à des esprits remarquables d’entreprendre de nous livrer leur histoire, de porter un jugement étayé et fiable sur le déroulement des événements, la responsabilité des protagonistes, les conséquences de leurs actions. Pour illustrer ce processus, voici deux ouvrages récents qui nous amènent au cœur des pouvoirs qui se sont exercés dans des sociétés aussi diverses que la société américaine depuis ses débuts jusqu’à nos jours et la société russe au temps de Catherine II. Ce qui ne manque pas d’étonner, c’est de réaliser que les différences ne sont jamais très grandes entre les pouvoirs autocratiques et les autres, ceux qui refusent cette connotation mais se laissent entraîner aux mêmes excès.
Que des faits, mais accablants
Que dire qui convienne du document exceptionnel que nous livrent les éditeurs Agone et Lux dans la traduction de Frédéric Cotton, Une histoire populaire des États-Unis de 1492 à nos jours1 signé Howard Zinn ? Que retenir qui transmette un aperçu – la matière est si abondante qu’on ne peut guère aller au delà dans un court commentaire – de l’originalité de l’approche, de la densité du contenu, de l’honnêteté du regard, qui avouera ses orientations mais aussi son absolu respect des faits ? Qui parlent d’eux-mêmes.
L’histoire des petites gens, des sans pouvoir, il est peu d’ouvrages qui s’y consacrent, sauf depuis quelques décennies pour en décrire certains aspects, les activités quotidiennes, par exemple. Mais leurs relations avec le pouvoir, tous les pouvoirs, les luttes héroïques auxquelles le désespoir les a souvent menés ont rarement fait l’objet des livres d’histoire, consacrés prioritairement à la « grande » politique, qui est toujours celle des puissants.
Le projet d’Howard Zinn est ambitieux ; il couvre plus de 500 ans et touche toutes les tranches de la population : les plus démunies, les plus fragiles, les moins violentes, et par ricochet les pouvoirs qui les dominent, les exploitent… et les exterminent quand il y a contestation ou tout simplement présence embarrassante. Le défilé est impressionnant… et scandaleux.
Du détournement des idées généreuses
Parlons d’abord du mythe qui s’est créé autour des principes qui ont servi d’étendards à la gestation de l’Amérique étatsunienne. Les premiers manifestes et la Déclaration d’indépendance qui commence par un « Nous, le peuple » n’ont cessé d’évoquer l’égalité de tous en toutes circonstances, devant la loi particulièrement, le droit à la justice et même au bonheur, alors que dès le départ on en excluait les Amérindiens, puis les esclaves noirs, puis les pauvres, les femmes, les émigrés. Le tableau est d’une rare violence et rien ne viendra corriger la tendance malgré les prétentions à la palme de la nation la plus démocratique du globe.
Comment expliquer, en regard des exigences proclamées, l’insensibilité des éléments les mieux nantis de cette société en marche accélérée vers le progrès au sort de leurs concitoyens moins privilégiés, sinon par l’avidité qui est leur seul moteur, avidité de richesses et de pouvoir. Pour parvenir à ses fins on soudoie toutes les administrations les unes après les autres et pas un seul président américain, pas un seul parti au pouvoir n’a résisté à l’appât. Tous ils ont rompu les engagements pris, à peu près toutes les conventions qu’ils ont signées : avec les Amérindiens, un véritable génocide2, les noirs bernés dans leurs espoirs de libération, les pauvres privés du minimum quand les dépenses d’armement font éclater les budgets, les travailleurs sans protection, mal payés par des milliardaires… qui fournissent à l’effort de guerre, etc., etc. Comment expliquer le consensus de la population américaine en général, sinon par le fait qu’elle a été, qu’elle est constamment soumise à une information manipulée par les puissances d’argent, à des campagnes d’embrigadement, aux appels à la solidarité nationale de dirigeants qui ne s’embarrassent pas de scrupules.
De béton, l’emprise ?
L’avant-dernier chapitre de ce que certains appelleront un réquisitoire a quelque chose d’émouvant ; il s’intitule : « L’imminente révolte de la garde ». Confessant que son entreprise était démesurée – une vie ne suffirait pas à la réussir –, Howard Zinn écrit qu’une telle histoire est de facto « irrespectueuse à l’égard des gouvernements et attentive aux mouvements de résistance populaire ». Il ajoute : « Une histoire qui penche clairement dans une certaine direction, ce qui ne me dérange guère tant les montagnes de livres d’histoire sous lesquelles nous croulons penchent clairement dans l’autre sens ».
Ce qui retient surtout l’attention dans ce chapitre, c’est la notion de « garde » dont se sert l’auteur. Pour résumer sa pensée, disons que les abus du pouvoir, s’ils deviennent illimités, pourraient susciter des réactions dans cette partie de la population que l’on dit modérée. D’entrée de jeu, les modérés servent de tampon entre l’avidité des maîtres et la combativité des classes défavorisées. L’auteur sait que cette classe tampon il en fait partie, comme bien d’autres citoyens de bonne volonté qui n’approuvent pas le pays qu’on leur fabrique, mais refusent de le combattre autrement que dans la légalité. « Le système américain est le plus ingénieux des systèmes de maintien de l’ordre social que l’humanité ait imaginés. Dans un pays aussi riche en ressources naturelles, en talents de toutes sortes et en force de travail, le système peut se permettre de distribuer juste ce qu’il faut de richesses à juste ce qu’il faut de citoyens pour limiter l’expression du mécontentement à une minorité ‘turbulente’. »
« Ces gens – les catégories dotées de quelques privilèges mineurs – sont pris dans une alliance avec les élites. Ils forment en quelque sorte la ‘garde prétorienne’ du système, véritable digue entre les classes les plus favorisées et les classes les plus pauvres. S’ils cessent d’obéir, le système s’effondre. »
Cet appel a-t-il quelque chance d’être entendu ?
En Russie, au temps de l’insurrection américaine
Avec Catherine II3 d’Hélène Carrère d’Encausse (Fayard), nous passons de toute évidence dans la « grande » histoire. C’est en effet autour de ce personnage de pouvoir, dont l’entourage sera l’Europe entière et même Constantinople, et sur un règne de moins de quarante années que la spécialiste par excellence du pays de toutes les démesures, la Russie, met en scène celle qu’on pourrait appeler la souveraine improbable. Son arrivée au pouvoir et la force de son emprise surprendront en effet toutes les cours d’Europe et bouleverseront les intrigues des nombreux ambitieux que la faiblesse des gouvernements tsaristes depuis la disparition de Pierre le Grand encourageait à comploter.
Mais comment l’aventure Catherine a-t-elle commencé ? Mariée à 16 ans à l’héritier des Romanov, Sophie d’Anhalt-Zerbst, convertie à l’orthodoxie, prendra le nom d’Ekaterina-Alexeievna. Le couple est tout sauf bien assorti et, paradoxalement, le futur souverain a reçu une éducation prussienne et déteste les Russes et la Russie, alors que la jeune femme ne demande qu’à s’intégrer à ce pays qui est devenu le sien. Rien ne permet cependant de craindre qu’elle présente quelque danger pour la noblesse russe et les factions qui s’opposent autour du pouvoir des tsars. Délaissée par son mari, séparée de l’enfant qu’elle aurait eu de lui, ce qui demeura douteux longtemps, mise en attente, cette disciple passionnée des Lumières ne cesse de lire, d’écrire. Devenue russe de cœur, elle nourrit une curiosité immense pour son pays d’adoption, pour une société dont elle apprend à connaître les joueurs et leurs tactiques.
La mort de la tsarine Elisabeth porte Pierre III au pouvoir, mais rapidement la désaffection gagne autour de lui et tout laisse prévoir la sédition. Catherine a maintenant 34 ans, elle connaît l’étendue de ses dons, il n’est pas question pour elle de renoncer au pouvoir nouvellement acquis ; le moment est crucial, il lui faut saisir l’occasion de déjouer les coups d’État qui se trament, même s’il faut pour cela sacrifier le tsar. Soutenue par la Garde (dont son amant du moment fait partie), elle se fait couronner tsarine : Catherine II est née.
Tsarine de passage ou maître ?
Si on lui tiendra longtemps rigueur du procédé, si la confiance mettra du temps à s’installer, si les cours européennes l’une après l’autre lui tendront des pièges, la plupart de ses opposants seront pris de court. Car Catherine II agit vite… et bien. Elle sait s’entourer de conseillers compétents et dévoués, elle sait écouter et possède un flair étonnant, une perspicacité qui lui donne une longueur d’avance sur la plupart de ses interlocuteurs. Mais ce qui se révèle surtout chez cette femme de réflexion, de culture, et d’action, c’est la clarté de sa vision, une confiance absolue dans les capacités de gouverner qu’elle sait posséder, une largeur de vue impressionnante. Catherine II consulte, mais ne se conforme pas ; seul son jugement compte. Quand elle a pris position, personne ne réussit à l’influencer et ceux qui s’attendaient à un gouvernement de favoris devront déchanter. Non que la grande Catherine n’en ait pas eus, bien au contraire, qu’elle ne les ait pas comblés d’argent et d’honneurs, et fait scandale de ce fait, mais aucun jamais ne réussira à gouverner à sa place. Même celui qui eut le plus d’importance dans sa vie, Potemkine, et qui entretint l’espoir de partager un jour le pouvoir avec elle, fut tenu à l’écart.
Catherine dite le grand
L’œuvre a suscité l’admiration. Catherine II arriva à gouverner solidement un immense pays, à contenir les visées des autres nations européennes qui comptaient la Russie pour moins que rien avant de découvrir un empire en train de se créer. La population russe augmentait, le territoire russe grandissait, la Suède se rangeait, la Turquie reculait. Les institutions créées par l’impératrice, inspirées des théories défendues par les Montesquieu, Diderot, Voltaire, Rousseau, prenaient corps, la religion était protégée, une certaine logique s’installait dans l’administration rendant le pays plus gouvernable. Un exemple en dit long sur l’indéniable génie de la souveraine : elle chérissait le projet d’éduquer les Russes, de créer des lieux d’enseignement et de culture, mais sachant que l’école demeurerait pour longtemps inaccessible aux serfs, Catherine décida d’y convier des enfants pauvres à qui l’on assurerait des postes dans les nouvelles administrations s’ils réussissaient à se scolariser ; ainsi devait prendre naissance une classe moyenne, inconnue jusque-là en Russie. Autre aspect du personnage : pendant toute la durée de son règne Catherine se fit la messagère de ses œuvres ; elle fit connaître ses réalisations partout en Europe par l’intermédiaire des grands esprits du temps ; ainsi la Grande fut-elle son propre ministre de la propagande, et ce ne fut pas sans conséquence sur l’avenir européen de la Russie.
Pourtant
Malgré ses idées éclairées, de bonnes intentions, Catherine mena des guerres ruineuses, les répressions conduites en son nom furent terribles, elle consentit au partage de la Pologne, confisqua à son tour les enfants de celui qui devait lui succéder. Si elle voulut s’attaquer au servage en Russie et dut y renoncer, le plus déshonorant pour elle à cet égard sera d’avoir elle-même fait cadeau de serfs à ses protégés. Dans l’ensemble, de conclure sa biographe, les 34 années de règne de Catherine II constituèrent la période de développement la plus riche de la Russie, une période de politique intérieure équilibrée et de consolidation de la puissance et de la richesse d’un empire qui fait ainsi son entrée dans l’Europe des nations dites avancées. Mais on peut regretter que Catherine, qui a esquissé des pistes pour réduire le fossé qui sépare les classes sociales, ne s’y soit jamais vraiment engagée, qu’elle ait plutôt renforcé un système qui conservait tout le pouvoir décisionnel dans les mains de quelques-uns, n’accordant aucune expression à la dissidence.
1. Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis de 1492 à nos jours, trad. de l’anglais par Frédéric Cotton, Agone, Marseille/Lux, Montréal, 2002, 811 p. ; 34,95 $.
2. Révélateur à ce sujet, La terre pleurera, Une histoire de l’Amérique indienne de James Wilson, trad. de l’anglais par Alain Deschamps, Albin Michel, Paris, 2002, 520 p.
3. Hélène Carrère d’Encausse, Catherine II, Un âge d’or pour la Russie, Fayard, Paris, 2002, 670 p. ; 44,95 $.