Membre de la communauté métisse de la baie Georgienne (lac Huron), Cherie Dimaline a proposé récemment une dystopie en deux volets, Pilleurs de rêves1 et Chasseurs d’étoiles2, et le thriller fantastique Rougarou3. Dans chacun de ces romans, véritables paraboles dénonçant le colonialisme blanc, sont revisitées les crises du monde d’aujourd’hui et sont projetées celles de demain, que l’écrivaine imagine.
Née en 1975 à Toronto, mais originaire de Penetanguishene (Ontario), ville fondée en 1610 par le coureur des bois Étienne Brûlé, Cherie Dimaline (prononcer Chérie, à la française) ne se reconnaît pas comme écrivaine canadienne, a-t-elle déjà déclaré en entrevue ; elle se considère exclusivement comme autrice métisse ou autochtone. Elle se définit comme Ojibwée/Métisse ; les Ojibwés font partie de la Première Nation anishinaabek (anichinabée) et les rives de la baie Georgienne sont leur domaine traditionnel. Les Métis, mot écrit avec un accent autant en anglais qu’en français, sont – avec les Inuits et les Premières Nations – l’un des trois peuples autochtones du Canada. Au temps du Régime français, les ancêtres des Métis étaient associés à la traite des fourrures pour le compte de la Compagnie de la Baie d’Hudson ou de la Compagnie du Nord-Ouest. Leurs racines sont ainsi mi-européennes mi-autochtones, et leurs noms, fréquemment français. On se souvient de Louis Riel, chef du peuple métis des Prairies, exécuté en 1885 par le gouvernement de l’époque.
Seuls les Autochtones savent rêver
Les peuples des Premières Nations canadiennes ont d’importantes pratiques spirituelles au sein desquelles les rêves occupent une large place, ces messages du subconscient, ces liens avec le Grand Esprit qui leur permettent de mieux se connaître, disent-ils. Déjà au XVIIe siècle, des missionnaires de la Nouvelle-France mentionnaient ces traditions dans les Relations des Jésuites, leur correspondance avec leurs supérieurs à Paris. Aujourd’hui encore, dans la culture ojibwée, l’utilisation des capteurs de rêves est répandue afin d’éloigner les mauvais rêves, les empêchant de troubler le sommeil de leur détenteur.
Le rêve, source de vie. Victor Hugo ne disait-il pas : « Savoir, penser, rêver. Tout est là » ?
En exergue de Pilleurs de rêves, Cherie Dimaline fait sienne la déclaration de William S. Burroughs4 : « Pour tuer un homme ou une nation, il suffit de les priver de leurs rêves, comme les Blancs en ont privé les Indiens : en tuant leurs rêves, leur magie, leurs esprits familiers ». En développant ce thème, l’écrivaine a imaginé un monde où des êtres humains désespérés de ne plus pouvoir rêver poursuivent les Autochtones comme des animaux afin de leur arracher cette faculté que ces derniers ont, eux, conservée. « Miig nous a tout expliqué un soir autour du feu. ‘Les rêves restent pris dans les mailles de notre toile osseuse. C’est là qu’ils vivent, dans la moelle de nos os.’ »
La dystopie Pilleurs de rêves, écrite pour un public adolescent et appréciée des adultes, raconte les péripéties de Francis/Frenchie – parfois French – pourchassé par les Recruteurs à la solde des Sans-rêves, qui veulent l’enfermer afin de lui arracher la précieuse substance qui leur permet, à lui et aux autres Autochtones, de continuer à rêver. Le jeune homme et sa nouvelle famille, ses compagnons d’aventure, fuient vers le nord, le plus loin possible des Grands Lacs, là où ils présument que le monde apocalyptique sera moins dévasté. Car « [l]a Terre était brisée. Le monde avait abusé d’elle pendant beaucoup trop longtemps, alors elle a fini par abdiquer. Mais elle est partie comme une jument sauvage, en se cabrant le plus possible avant d’expirer ».
La bataille que Frenchie mènera pour la liberté sera longue et si quelques défaites auront hélas lieu, l’espoir ne cessera de résonner.
Pilleurs de rêves a été maintes fois récompensé et a reçu entre autres le Prix du Gouverneur général 2017 (catégorie Littérature jeunesse de langue anglaise), dont le discours d’acceptation a été livré en anishinaabemowin, langue ojibwée proche de l’algonquin ; c’était la première fois qu’un tel discours était prononcé dans une langue autre que l’anglais ou le français. Le livre a aussi remporté le prix Kirkus 2017 (États-Unis) dans la catégorie Littérature pour jeunes adultes et était sur la liste d’honneur 2020 de l’IBBY (International Board on Books for Young People). De plus, il a été finaliste au concours Canada Reads 2018 de la CBC. Cherie Dimaline a été la lauréate 2021 du prix canadien-anglais de 25 000 $, le Writers’ Trust Engel Findley Award. En 2020, Pilleurs de rêve était finaliste au Prix des libraires du Québec, catégorie 12-17 ans hors Québec.
Enfermé pour donner sa moelle aux Sans-rêves
Le fan-club de Cherie Dimaline, composé entre autres de nombreux jeunes Autochtones, lui aurait demandé une suite à Pilleurs de rêves. Ainsi est né Chasseurs d’étoiles, deuxième tome de la dystopie, traitant tout comme le premier de l’importance de la résilience et du partage.
La traduction de la fiction par Madeleine Stratford peut parfois désarçonner, mais sert bien les personnages colorés et les dialogues savoureux de Cherie Dimaline, le tout avec une touche québécoise : « Quelqu’un est mieux de trouver un plan au plus sacrant, baptême » ou « Bienvenue aux États-Unis. […] Ouin, méchant bel accueil ».
Le protagoniste Francis/Frenchie, après les maintes aventures détaillées dans le tome précédent, a finalement échoué dans sa tentative de fuite et se retrouve là où il ne voulait pas être, soit enfermé à l’orphelinat. « J’avais été seul à peine une minute, emporté par une joie fugace… puis il y avait eu un bruit, comme si le tronc d’un cèdre avait été atteint par une balle de fusil, et ensuite, plus rien. »
Prisonnier d’un établissement où l’on prélève la moelle des Autochtones pour la vendre aux Sans-rêves, le Métis de 17 ans connaîtra douleurs et deuils avant de recouvrer la liberté. « Cet endroit n’avait absolument rien d’un établissement d’enseignement. Ici, il n’y avait que du matériel médical, des bureaux, des corps autochtones derrière des portes closes. C’était une prison. Je devais m’évader. »
Il ne suffisait pas à Frenchie d’échapper à ses gardiens et de quitter cet endroit maléfique, encore lui fallait-il éviter les Recruteurs et faire attention aux rebelles errants, aux miliciens et autres justiciers, aux revendeurs de la précieuse moelle, à tous ceux pour qui les Autochtones, d’un côté comme de l’autre de la frontière américano-canadienne, n’étaient qu’une monnaie d’échange : « Mieux valait négocier […] un retour pacifique de la marchandise que de risquer que le gouvernement américain s’en mêle. […] Bientôt, les choses reviendraient à la normale, sans un seul Indien manquant à l’appel ».
Hanté par son amour pour Rose, la jeune rebelle rencontrée lors de sa cavale précédente, Frenchie réussit à s’enfuir, mais sera à nouveau emprisonné avec les siens avant de pouvoir rejoindre sa bien-aimée. Le chef du groupe Miigwans/Miig sera brutalement mutilé par les gardiens qui lui arracheront une partie de sa moelle. « L’infirmière se demandait si des vitamines pouvaient vraiment aider un homme qui s’était fait désosser comme un achigan, mais elle les avait quand même ajoutées à son cocktail d’aspirine et d’ibuprofène. »
L’arrivée de Rose, qui a découvert le lieu de leur prison et qui les a elle-même libérés, fait renaître l’espoir chez la petite bande emprisonnée dont les chaînes tomberont enfin.
Chasseurs d’étoiles a été en nomination pour le prix 2022 du Crime Writers of Canada Awards, dans la catégorie Best Juvenile or Young Adult Crime Book (Fiction and Nonfiction).
La légende du rougarou, mi-homme mi-loup
Avec Rougarou, l’autrice Dimaline ne s’éloigne pas de son sujet, soit la dénonciation du colonialisme blanc. Elle signe un suspense fantastique ayant pour figure centrale un être mythique qui hante l’imaginaire métis depuis longtemps. Mi-homme mi-loup, la bête pourchasse les femmes téméraires et les hommes déloyaux. « Tu as couché avec une femme mariée ? Le rougarou va te trouver. […] Tu as mal parlé à ta maman ? Ne rentre pas chez toi à pied. Le rougarou va t’enlever. »
Dans un village métis de la baie Georgienne vit Joan, qui, désespérée à la suite de la disparition de son mari Victor, le cherche partout. Un jour, elle croit le reconnaître sous les traits d’un évangélisateur de passage, dans la tente de chrétiens revivalistes. Bizarre vraiment. « Le révérend émergea alors de derrière le chapiteau […] Elle n’allait pas tenter de convaincre le révérend qu’il était son mari. Du moins pas tout de suite. » Lui, Victor, devenu Eugene Wolff, ne semble pas comprendre qu’il a devant lui sa femme adorée.
Bien réel pourtant semble être le projet d’expropriation que gère le manipulateur malfrat Thomas Heiser, responsable de la mission évangéliste et propriétaire de la société de consultation Resource Development Specialists. « Dernièrement, l’Église l’accaparait plus qu’il ne l’aurait voulu. Malgré tout, c’était un de ses meilleurs coups. Agir comme expert-conseil était une entreprise risquée. […] Wolff valait son pesant d’or et Heiser n’entendait pas le perdre. »
Aidée par son neveu adolescent et par une vieille métisse adepte de rites sacrés et de plantes médicinales plus ou moins magiques, Joan découvrira le projet de ce Heiser, qui veut mettre la main sur les terres métisses et menace ainsi toute la communauté. « Lorsque les vieux se mettaient à parler tout bas en se faisant mystérieux, Joan savait qu’il valait mieux fermer sa grande gueule. Ce qu’elle fit. » Elle n’a cependant pas dit son dernier mot et, seule, ira combattre Heiser, qu’elle perçoit comme un être du mal, un transfuge de l’au-delà, bref, un véritable rougarou. Elle veut mettre fin au projet d’expropriation des terres métisses. Elle veut surtout récupérer Victor, son mari, son amour, et le ramener dans le monde des vivants. Joan sait-elle que le rougarou de son enfance n’était pas seulement une légende ?
Très engagée auprès des siens, Cherie Dimaline a déjà déclaré en entrevue qu’être un écrivain autochtone était un cadeau du ciel car, chez les Métis, les conteurs (storytellers) sont considérés comme les leaders de leur communauté. Elle est la fondatrice et l’organisatrice du rassemblement annuel des écrivains autochtones, ainsi que la rédactrice fondatrice de FNV Magazine (First Nations Version Magazine) et de Muskrat Magazine, deux publications autochtones. En 2014, elle a été nommée artiste émergente de l’année dans le cadre des Prix du premier ministre de l’Ontario pour l’excellence artistique et, en 2015, elle est devenue la première écrivaine autochtone en résidence à la bibliothèque publique de Toronto.
1. Cherie Dimaline, Pilleurs de rêves, traduit de l’anglais (Canada) par Madeleine Stratford, nouvelle édition, Boréal, Montréal, 2023, 334 p.
2. Cherie Dimaline, Chasseurs d’étoiles, traduit de l’anglais (Canada) par Madeleine Stratford, Boréal, Montréal, 2023, 515 p.
3. Cherie Dimaline, Rougarou, traduit de l’anglais (Canada) par Lori Saint-Martin et Paul Gagné, Boréal, Montréal, 2020, 373 p.
4. William Seward Burroughs (1914-1997), romancier américain associé à la Beat Generation et à ses figures emblématiques, ses amis Jack Kerouac et Allen Ginsberg.
EXTRAITS
Mon surnom, Frenchie, m’avait été donné autant en raison de mon prénom qu’en raison de mon peuple : les Métis. Je venais d’une longue lignée de chasseurs, de trappeurs et de coureurs des bois. Mais maintenant que la plupart des rivières étaient ravagées et que les lacs traînaient dans la nature comme des poches de boue, ma propre histoire avait l’air d’un mythe, un peu comme celle des dragons.
Pilleurs de rêves, p. 39.
Ils ont vite manqué de cobayes, alors ils se sont tournés vers les livres d’histoire, qui leur ont enseigné les meilleures façons de nous enfermer pour procéder à une élimination sélective. C’est là que les pensionnats ont resurgi comme des champignons vénéneux.
Ils nous emmènent dans les pensionnats pour arracher nos rêves à la source, là où nos ancêtres les ont cachés : dans la moelle de nos os.
Pilleurs de rêves, p. 136.
En fait, les premiers pensionnats étaient rien que des hangars remplis de grosses cages en grillage meublées de couchettes de métal, sans eau courante, où on était comme entreposés. Mais c’était pas si pire ; on était nourris régulièrement et les pasteurs venaient prêcher ou nous enseigner tous les soirs avant le couvre-feu, pour nous faire penser à autre chose qu’à notre douleur ou notre solitude.
Chasseurs d’étoiles, p. 108.
J’étais un traître. L’espace de quelques minutes, j’avais seulement été un gars qui avait passé une épreuve fictive ; je n’avais rien fait de mal. Et voilà que j’étais redevenu un traître. Mais cette fois, je me faisais féliciter d’avoir retenu une enfant pour que les Recruteurs la capturent sans peine.
Chasseurs d’étoiles, p. 321.
Elle était relativement certaine que la loi n’autorisait pas l’agent à la forcer à voir un médecin mais, comme toute bonne catholique d’un certain âge, elle avait une peur bleue de l’autorité et ne voulait offenser personne. Elle se rallongea et laissa les ambulanciers la conduire dans l’hôpital, l’agent derrière elle.
Rougarou, p. 57.
Ces Indiens traditionnels sont les plus récalcitrants. Ils retardent les projets pendant des années. Mais quand une mission débarque ? […] Les Indiens sont trop occupés à prier pour protester. Les missions sont bonnes pour faire changer d’avis le monde. Évidemment, c’est jamais mauvais de convaincre un ou deux types qui ont du pouvoir – les chefs ou je ne sais quoi – surtout ceux qui sont pas contre le fait d’encaisser un chèque de la compagnie.
Rougarou, p. 278.