Un récit autobiographique ne rime à rien, s’il n’est pas honnête, écrit Joyce Carol Oates dans A Widow’s Story ; tout comme une déclaration d’amour ne rime à rien, si elle n’est pas honnête, ajoute-t-elle. Sophie Létourneau pourrait fort bien se réclamer de cette double assertion. D’entrée de jeu, elle précise, dans Chasse à l’homme1, le dernier récit romanesque qu’elle vient de faire paraître (à noter qu’elle préfère utiliser le terme générique « histoire » à toute autre catégorie de genre littéraire), que l’autofiction n’est pas un cocktail mélangeant savamment, de manière ludique ou autrement, vérité et mensonge. La performance par laquelle l’écrivain, dans le cas présent l’écrivaine, se met en danger en recourant à des éléments autobiographiques comme matériau narratif devrait être la seule considération prise en compte dans notre appréciation du résultat. Autrement dit, l’indice de vérité ne devrait compter que pour ce qu’il est : l’envers du mensonge non encore démasqué. Nombreux sont les auteurs qui ont puisé à même cette source inépuisable. Sous des angles et des rendus différents, au siècle dernier seulement, nous n’avons qu’à penser à Henry Miller, Lawrence Durrell, Romain Gary, Annie Ernaux, Annie Dillard et Sophie Calle, artiste multidisciplinaire française, à laquelle Sophie Létourneau fait référence à plusieurs reprises dans Chasse à l’homme. Sophie Létourneau s’inscrit dans cette même quête de prolonger sa vie, voire de la démultiplier, ici par la littérature. Le premier exergue ne peut être plus explicite à cet égard : « […] un romancier est un homme ou une femme qui mène plusieurs vies ». Au lecteur de se dépêtrer avec les notions d’honnêteté et de vérité.
Le récit, recommencé à trois reprises nous confie la narratrice, avec chaque fois un titre différent, se présente comme « une mosaïque d’anecdotes et de coïncidences portées par un désir d’écrire ». Avec, en toile de fond, la recherche d’un projet de vie doublé d’une quête amoureuse amorcée par les proches de la narratrice, qui se mettent en tête de l’envoyer sur le Vieux Continent afin qu’elle y trouve l’amour. Sans doute pour mettre fin à une série d’amoureux éconduits, la grand-mère de cette dernière l’incite même, la prochaine fois qu’elle tombera amoureuse, à ne pas le prendre à l’école, mais à Paris, afin d’assurer, cette fois, la réussite de l’entreprise. Rien de moins.
Mais pourquoi attendre que cela se produise, pourquoi ne pas devancer le hasard ? « On n’attendrait pas que l’histoire arrive, on l’imaginerait », déclare la narratrice. S’ensuit le départ pour Paris, où le personnage de Sophie entend poursuivre son doctorat, tout en se mettant en quête du « petit Français » qui devra combler tous ses désirs, et répondre ainsi aux attentes de ses proches. Toute quête a ses obstacles et ses rebondissements, et rapidement « le petit Français » sera relégué aux oubliettes pour que les prochaines proies puissent faire leur entrée dans le récit que le lecteur découvre simultanément avec l’autrice, du moins cherche-t-on à nous le faire croire pour rendre le tout crédible, sinon ça ne rime à rien dans une histoire qui se veut autobiographique.
D’emblée, on pourrait croire à une bluette, ce que ne nie d’ailleurs pas la narratrice, qui note dans son journal : « Je veux écrire un livre sérieusement frivole. Me saisir d’une thématique loin de moi, éperdue. D’un cliché, une femme qui cherche l’amour à Paris, faire un livre bizarre. Un album aux entrées multiples, quelques artefacts, anecdotes disparates, portraits et objets trouvés. Montrer l’intelligence derrière le désir d’être aimée ».
Montrer l’intelligence derrière le désir d’être aimée. Voilà défini le propos du livre, posée l’équation de départ dont les termes pourraient se décliner ainsi : le premier se compose de trois membres : le personnage de l’amoureux recherché, la prédiction d’une voyante qui lance la quête de ce dernier, et le récit qui se construit ; le second terme pourrait simplement se résumer par : cela arrive. Il n’y a plus qu’à dévider le fil de l’histoire, en y intégrant les éléments de la vie quotidienne, les anecdotes et les réflexions incluses, pour que le tout prenne forme, et qu’une fois de plus la littérature l’emporte sur la réalité, nous rappellera la narratrice.
Le récit se déroule dans quatre villes différentes. En premier lieu Montréal, où la narratrice termine son doctorat, puis Paris, où elle part à la recherche du « petit Français », Tokyo, parce que ce dernier était japonais, et, enfin, Québec, où le récit trouve son dénouement. De nombreuses références et rencontres littéraires, ainsi que des réflexions sur les notions relatives à l’autofiction et, plus globalement, à l’écriture de textes de fiction, notamment de textes écrits par des femmes, parsèment et enrichissent le récit. Le regard posé sur les lieux est tout autant porteur de sens que la quête qui s’y déroule.
Sophie Létourneau a peut-être été prise de vitesse par Sophie Calle dans la poursuite de ce projet. Voilà sans doute à quoi l’on s’expose lorsqu’on s’intéresse aux écritures du réel, puisque d’autres s’y intéressent aussi. Heureusement, la littérature, comme ce que l’on se plaît à nommer le réel, est avant tout recherche d’une forme, comme l’auteure l’illustre éloquemment en nous rappelant que le réel est un gibier qui charge plutôt que de se laisser capturer. Au lecteur maintenant de s’y laisser prendre.
1.Sophie Létourneau, Chasse à l’homme, La Peuplade, Saguenay, 2020, 216 p. ; 21,95 $.
EXTRAITS
Comme l’amour, l’avenir est d’abord une histoire que l’on se raconte. Une projection vers l’avant. À vingt-huit ans, ces deux dispositions dont je m’étais coupée – l’amour et l’avenir –, j’en suis devenue curieuse.
p. 13
On ferait comme si le petit Français existait. On dirait que je le chercherais. On dirait que je suis une fille qui cherche l’amour à Paris. Un cliché, je sais, que j’embrasserais sur la bouche. Je le pousserais jusqu’à ce qu’il cède, exaspéré. Je ferais comme si, mais je le ferais pour de vrai. Ce serait la faille et la beauté de ce projet. De cette histoire remâchée, un jour, je dirais qu’elle m’était arrivée.
p. 27
J’étais médusée : la scène se déroulait exactement comme dans mon roman. C’était bien la peine d’écrire une fiction, me suis-je dit, si l’histoire se met à arriver.
p. 104
Je me rappelle le déclic qui s’était produit à la lecture de Hongrie-Hollywood Express quand, assise sur le canapé fleuri de mes parents, je me suis dit : voilà la forme qu’il me faut. Pas un roman, mais une mosaïque d’anecdotes et de coïncidences portées par un désir d’écrire.
p. 175