Véritable hymne à la survivance, Les maraudeurs1, premier roman de Tom Cooper qui vit et enseigne à La Nouvelle-Orléans, est aussi dense et touffu que la région marécageuse dont il fait ici la figure centrale.
L’atmosphère, la touffeur qui s’en dégage et la galerie de personnages qui y défilent tour à tour sont intimement liés aux confins de cette terre qui se jette dans le golfe du Mexique lorsque la violence des ouragans qui la frappent de plein fouet ne décide d’inverser le cours des choses, obligeant les gens à fuir ou à se réfugier sur les toits de leurs maisons, parfois au péril de leur vie. Tour à tour française, espagnole, puis de nouveau française avant d’être cédée pour une poignée de haricots aux États-Unis, marquant ainsi la fin d’un rêve, celui d’une Amérique française, cette terre, la Louisiane, accueillera riches planteurs, pirates, esclaves et déportés acadiens qui s’y côtoieront dans le dédale de canaux infestés de moustiques, de serpents et d’alligators qui sauront tenir à distance les intrus, tant ceux d’hier qui cherchaient à repérer les conscrits que ceux d’aujourd’hui, les envoyés des compagnies pétrolières qui s’ingénient à se soustraire à leurs responsabilités civiles depuis le passage de l’ouragan Katrina et la marée noire qui s’en est ensuivie en offrant de maigres chèques aux pêcheurs en guise de compensation afin de se mettre à l’abri de poursuites judiciaires. L’exploitation du pétrole vaut bien que l’on prenne quelques risques et que l’on sacrifie quelques écrevisses, crevettes et autres crustacés…
Dès l’amorce, le ton est donné, le rythme établi, l’atmosphère campée : « Ils surgirent des entrailles ténébreuses du bayou comme des spectres, d’abord une lueur fantomatique dans le brouillard, puis le vrombissement d’un moteur : un hors-bord en aluminium fusant sur la laque noire de l’eau ». Les spectres en question se prénomment Toup, les frères Toup, Reginald et Victor, petits malfrats versés dans la culture du cannabis au milieu des bayous, là où personne n’ose s’aventurer, loin des curieux et des pêcheurs qui peinent à gagner honnêtement leur vie en avalant des analgésiques à la poignée comme s’il s’agissait de bonbons à l’anis sagement rangés dans un distributeur en forme de figurine de Donald Duck. Puis apparaît Gus Lindquist, véritable antihéros, manchot et alcoolique à qui on a volé son bras artificiel parce qu’il ne cesse de fouiner là où il ne le devrait pas malgré les avertissements répétés qu’on lui a servis. Lindquist poursuit sans relâche la même chimère depuis que le commerce des pêches a décliné après le déversement de pétrole de la BP : retrouver le trésor de Jean Lafitte, le fameux pirate qui écumait les eaux du golfe du Mexique et pillait tous les bateaux qui s’y aventuraient. L’« hospitalité » de ces terres ne date pas du passage du dernier ouragan. Lafitte avait établi ses quartiers dans le bayou Barataria, non loin de La Nouvelle-Orléans. Lindquist, muni de son détecteur de métal, ne cesse d’arpenter ces eaux boueuses et infestées à la recherche de pièces d’or. D’autres personnages, comme Wes Trench et son père, se contentent d’affronter la réalité, de sortir en mer jour après jour en espérant que la récolte sera meilleure que celle de la veille. Wes en veut à son père depuis que ce dernier a refusé de fuir devant l’ouragan Katrina qui a emporté devant leurs yeux sa mère sans que son père ou lui aient rien pu faire pour la sauver. Aussi palpable que la chaleur est insoutenable, la tension entre le père et le fils menace d’éclater à tout moment. À cette galerie de personnages, s’ajoute Brady Grimes, maraudeur en habit cravate, employé de la compagnie pétrolière BP chargé de soutirer aux habitants du marais des décharges de responsabilité à la suite du déversement de pétrole en leur proposant des ententes véreuses.
La brise chaude et pestilentielle qui souffle sur la Barataria « charriant des effluves d’ordures et de pisse, de fruits de mer et de café à la chicorée, de purin et de fruits pourris » ne suffit pas à alimenter les péripéties romanesques du récit. D’autres personnages tout aussi colorés, comme Cosgrove et Hanson, tous deux condamnés par un juge à effectuer des travaux communautaires à la suite de vols et délits divers, apprendront également à leur tour qu’il leur eût été préférable de se tenir loin de la Barataria.
Les maraudeurs se présente avant tout comme la célébration joyeuse et débridée d’un état sudiste aux facettes multiples. « L’État de Louisiane, faisait souvent remarquer le père de Wes, aurait toujours les mains sales. Ça avait toujours été le cas et ça ne changerait jamais. L’endroit le plus corrompu de tout le pays, d’après lui. Et à quoi d’autre aurait-on pu s’attendre de la part de cet avant-poste dressé à l’improviste et confisqué par une bande de hors-la-loi et de bohémiens sortis des marais ? D’un endroit qui, au cours de ses jeunes années, n’avait cessé d’être ballotté d’un pays à l’autre comme un enfant illégitime ? Il n’y avait qu’à voir. »
Et à plonger dans ce roman tout à la fois noir, drôle et poignant.
1. Tom Cooper, Les maraudeurs, traduit de l’américain par Pierre Demarty, Albin Michel, Paris, 2016, 399 p. ; 32,95 $.