Les éditions Mémoire d’encrier entreprennent la réédition de l’œuvre de Jean-Claude Charles, écrivain, journaliste et scénariste haïtien né à Port-au-Prince en 1949 et décédé à Paris en 2008.
Après la publication de Négociations, un recueil de poésie paru l’hiver dernier, l’éditeur montréalais a fait paraître à l’automne 2015 Manhattan blues1, le troisième des quatre romans de l’auteur. Suivront cet hiver Bamboola bamboche et Sainte dérive des cochons.
L’œuvre n’est pas énorme : moins d’une dizaine de livres, pour l’essentiel publiés dans les années 1980. Dans les vingt dernières années de sa vie, J.-C. Charles ne publia presque rien. Manhattan blues avait paru en 1985 chez Bernard Barrault, éditeur éphémère qui avait lancé Philippe Djian deux ans plus tôt.
On redécouvre aujourd’hui J.-C. Charles, porté par l’admiration de Dany Laferrière et de Marguerite Duras, tous deux cités en quatrième de couverture de la réédition de Manhattan blues. « On lira Manhattan blues, le roman d’amour que Spike Lee et Woody Allen auraient dû réaliser ensemble », écrit le premier. La formule est assez juste, le ton du roman rappelant celui de la comédie dramatique. Ici la confusion des situations et la véhémence du narrateur-personnage désamorcent le drame. Quant à Duras, on se doute qu’elle a dû y reconnaître un univers familier, considérant Manhattan blues comme « un livre magnifique » où « l’histoire d’amour est bouleversante ». Bouleversante, je ne sais pas, mais insistante et lancinante comme une maladie incurable, c’est certain.
Ferdinand, un grand Noir haïtien qui vit à Paris mais conserve une partie de sa vie à New York, où il a déjà habité, débarque à Manhattan. Il travaille dans le milieu du cinéma, mais tout cela reste vague pour le lecteur, les rendez-vous professionnels n’étant qu’un prétexte utile pour revoir Jenny, une travailleuse sociale avec qui il a vécu par le passé. Il l’aime encore, cependant que, apprend-il sur-le-champ, elle est « à la colle » avec un autre homme. Ferdinand ne fait ni une ni deux et change la date de son billet de retour pour Paris. Il lui reste maintenant un peu plus de deux jours à tirer à New York avec son chagrin d’amour, sa mémoire suffocante… Il ne peut guère compter sur son ami Mike, romancier malheureux et ex–amant de Jenny, pour se remettre d’aplomb. Mais le « destin » frappe sous la forme d’une rencontre dans un café : elle s’appelle Fran, une femme « absolument belle », traductrice de littérature française, que Ferdinand ne quittera plus pendant le reste de son bref séjour américain. Comme lui, Fran est éperdue, désorientée : elle vient à peine de plaquer Bill, un peintre angoissé et brutal ; désemparée, ne sachant que faire et où dormir, elle se laisse facilement séduire. Elle est moins désinvolte que désorientée par sa rupture amoureuse et par le côté impétueux et impulsif de Ferdinand, qui pour sa part cherche à oublier (en vain) Jenny dans la présence de Fran. Elle est pour lui un aspect de son désarroi mélancolique ; ce n’est pas tout à fait l’amour, mais quelque chose de plus tourmenté et de plus fragile, qui passe naturellement par le sexe et s’exprime par de longues déambulations dans la ville. « Nous sommes unis dans une pure dépense de mouvements, de paroles. Le désir de cette dépense-là. » C’est l’hiver, le temps est sec et ensoleillé, un temps parfait pour des « détours inutiles ». Leur cheminement dans New York est aussi une cartographie des perturbations amoureuses, une sorte de carte de Tendre désordonnée et fébrile. Ce parcours culmine dans une fête débridée chez Mike, la veille du retour de Ferdinand à Paris (et les cinquante dernières pages sont probablement les meilleures).
Cette histoire banale ne l’est pourtant pas. Fran est trop belle, la vie trop étonnante, la ville trop fabuleuse, le désir trop insistant. « À la vérité, […] je suis en train tout doucement d’être submergé par un désir violent, une violente envie de Fran, une violente envie de Jenny, une violente envie du monde entier, une violente envie de plaisir, de bonheur, d’histoires claires, de fictions succulentes comme des glaces, de vies qui se savourent goulûment de la naissance à la mort, je suis en train de communiquer à Fran ce désir violent, et je sais qu’on va faire l’amour, elle va hurler de joie, que je vais hurler de joie. » Ce désir déferle sur la ville, se mêle aux bruits, aux immeubles et aux rues de Manhattan. À un moment donné, Ferdinand entraîne Fran dans un édifice à quelques pas de Times Square, bravant les agents de sécurité pour accéder au bureau du directeur, d’où la vue, au dernier étage, prend possession de toute la ville. Ne compte plus que cet instant.
L’écriture surtout n’est pas banale, et c’est ce qui fait la force de ce roman d’abord très déconcertant, puis dans lequel on se moule bien confortablement. L’écriture de J.-C. Charles est saccadée, elle progresse par secousses et avec un minimum de repères. Le roman est écrit un peu comme les premiers films de Jean-Luc Godard, ce rythme empressé mais tout en ruptures, toujours surprenant et imprévu ; les chapitres se dévoilent comme un motif qui prend forme sur une toile et qu’on découvre progressivement. Dans les premières pages, la nouveauté de ce rythme, de ce ton désinvolte nous fait revenir en arrière ; on relit pour s’assurer de la temporalité narrative, on cherche quelques repères pour bien cerner ce dont il est question. Mais une fois passées ces turbulences du décollage, ça coule, ça réchauffe, ça fait rire et ça émeut. C’est efficace. Pourtant, rien ne va de soi. Certaines pages irritent, l’écriture est trop affectée, comme les personnages d’ailleurs, et puis cette complaisance du moi, cette écriture parfois puérile et impulsive, qui s’observe dans ses effets, c’est bien notre époque haïssable. Mais soudain vous débouchez sur de longs passages portés par un moment de beauté fulgurante, par une émotion poignante, et il y a alors une telle charge d’émotion, une telle rage de vivre, une telle désespérance, qu’on lui en passe beaucoup, à cet écrivain, et qu’on en redemande.
1. Jean-Claude Charles, Manhattan blues, Mémoire d’encrier, Montréal, 2015, 274 p. ; 21,95 $.
EXTRAITS
Fran a été malheureuse. Quand on marche dans les rues de Manhattan après minuit avec un grand Noir qu’on ne connaît pas, quand on marche sans fin, qu’on ne dit rien, qu’il ne dit rien, et qu’on marche dans le vent glacial qui fait voler des cartons, des chiffons et tomber les poubelles, et qu’on n’a pas peur, et qu’on continue de marcher, et qu’on a envie de marcher toute la nuit, c’est qu’on a été malheureuse.
p. 70-71
[…] elle me dit que cette nuit elle avait envie de moi, et qu’elle a encore envie de moi, et qu’en faisant l’amour elle n’a pas arrêté de penser à Bill, et qu’elle est peut-être, au fond je suis peut-être une puritaine indécrottable, je lui dis que moi aussi peut-être, je lui dis que cette nuit je faisais l’amour avec deux femmes, que Jenny était dans le lit, je faisais l’amour avec deux femmes et des charniers dans la tête, et que c’est avec elle que là tout de suite je vais faire l’amour, avec elle seule, et que Jenny c’est fini, elle me dit que Bill aussi c’est fini, nous nous embrassons comme si la ville allait s’écrouler dans la minute qui suit […].
p. 97
D’être debout maintenant, devant la mer, à écouter les clapotis de l’eau contre la jetée, à écouter la volée de cloches des bouées sur l’eau, à écouter les mouettes qui planent sur l’eau. D’être debout maintenant les yeux dans le binoculaire panoramique, à regarder les tours jumelles du World Trade Center, à regarder le pont de Brooklyn, à regarder les maisons de Brooklyn, à regarder les cargos devant Governors Island, à regarder Verazzano Narrow Bridge, sur la bande-son des mouettes qui traversent la scène, le hors-bord qui s’approche de nous, les bols chantants de la bouée verte sur l’eau, dans le vent qui t’ébouriffe les cheveux.
p. 165