Un « voyage au long cours au cœur des lettres québécoises » ; une « odyssée littéraire entre les textes de la Nouvelle-France et les hypertextes du XXIe siècle » ; une « cartographie des lieux de production et de diffusion, des époques, mais aussi des gens de lettres, sociétés et institutions naissantes, puis confirmées » ; un « ‘complexe littéraire’ comptant plusieurs portes et une multitude de pièces, où l’on peut circuler librement, avancer à son rythme, revenir sur ses pas au besoin… » ; une « traversée des lettres québécoises ».
Pierre Hébert, Alex Gagnon et Bernard Andrès sont prodigues en métaphores spatiales et voyageuses quand ils résument l’essence de leur plus récent projet. L’entreprise s’y prête à merveille, il faut l’admettre, puisqu’il s’agit de l’Atlas littéraire du Québec1, une formidable somme de connaissances sur les lettres d’ici, à laquelle ont contribué près de 150 collaborateurs.
L’initiative tire son inspiration de prédécesseurs tels que Paysages imaginaires d’Acadie : un atlas littéraire (2009) et L’atlas de la littérature française (2003). Comme tout bon atlas qui se respecte, celui que lançait le trio à la fin de l’été dernier mise d’abord sur une présentation graphique attrayante. De courts encadrés accrochent ici le regard déambulatoire, là le retiennent des portraits, extraits de journaux, reproductions d’anciens manuscrits ou de couvertures de livres. Ces dispositifs visuels, l’effet est immédiat, entraînent déjà vers cet ailleurs qu’est le continent-littérature québécois et invitent à y flâner.
Comme tout bon atlas qui se respecte, il offre aussi bien davantage. La première partie de l’ouvrage, qui en compte trois au total ‒ « Histoire », « Traversées », « Genres et marges » ‒, est la plus volumineuse. C’est à l’époque de la Nouvelle-France que débute l’odyssée historique, celle des écrits de Lescarbot et des récits de voyage de Champlain, pour se clore sur l’effervescence du milieu de l’édition au début des années 2000. Les lecteurs familiers avec l’Histoire de la littérature québécoise (2007) apprécieront la belle complémentarité des deux ouvrages, la lumière mise en lumière, avant 1960 surtout, d’auteurs moins considérés comme Pierre de Sales Laterrière, Ludger Duvernay, Marie-Claire Daveluy ou Eugène Achard.
Sur ces mêmes sentiers historiques, l’amateur d’extrême contemporain se sentira quant à lui un brin oublié, compte tenu du peu de nouveauté à cet égard et de ce que l’histoire semble s’être arrêtée en même temps que la trajectoire météorique de Nelly Arcan. Le timide encadré dédié aux coups d’éclat de SLĀV et Kanata, rarissime percée post-2010, fait en effet figure de mise à jour isolée. Une actualisation, quelques ajouts significatifs auraient été appréciés. Des écrivains comme Jocelyne Saucier, François Blais, Éric Plamondon, Dominique Fortier, pour ne nommer qu’eux, mériteraient sans contredit de figurer au tableau, ainsi que leurs œuvres. Mais voilà, sur le sujet, il y a autant d’avis qu’il y a de têtes, et le fait est que les surprises, les découvertes de nouveaux territoires, après celles de nouveaux anciens, arrivent plutôt en marge de l’histoire, là où on ne les attendait pas.
Terres nouvelles
Après l ’« Histoire » viennent les « Traversées », puis « Genres et marges », de lumineuses saillies sur la vie littéraire, ses genres et thèmes importants, et sur des communautés d’acteurs fondées sur des catégories sociologiques idoines. On connaît, depuis le milieu des années 1980, la littérature migrante, étiquette souvent critiquée, et les incontournables figures de la diaspora haïtienne que sont Dany Laferrière, Stanley Péan et Rodney Saint-Éloi ; on reconnaît, plus encore depuis la susmentionnée Histoire de la littérature québécoise, l’apport des écrivains anglo-québécois à la littérature du Québec ; de même, on ne peut aujourd’hui faire abstraction du courant d’américanité qui irrigue l’imaginaire de plusieurs écrivains.
Que connaît-on en revanche de la littérature gaie ? Nicholas Giguère, l’auteur remarqué de Queues aux éditions Hamac, invite à revisiter l’histoire littéraire au prisme de l’homosexualité masculine. De tare sociale qu’elle représente avant les années 1970, nous dit-il, l’homosexualité est incarnée de plus en plus positivement par la suite, suivant le mouvement d’affirmation qui déborde au nord de la frontière américaine. Au tournant des années 1990, la littérature gaie possède ses espaces d’édition, de diffusion et de réception critique, lesquels espaces se démultiplient en franchissant le cap du second millénaire. Ces jalons rafraîchissent considérablement la façon de lire l’histoire littéraire.
Une autre vague de renouveau nous vient des littératures autochtones. En pleine effervescence ces dix dernières années, celles-ci bénéficient d’une généreuse couverture critique de nos jours. Marie-Hélène Jeannotte insiste cependant sur la richesse d’une tradition, ancrée dans la mythologie et l’oralité, qui remonte bien avant le XXIe siècle, et autorise dès lors à y jeter un regard rétrospectif.
Plusieurs capsules débouchent donc sur des territoires en friche de la recherche. Elles dispensent de précieux enseignements sur un éventail de sujets aussi variés que le blogue (Benoît Melançon), la parole comme arme de résilience chez certaines poétesses innues (Jeannotte, bis), les adaptations de la littérature à l’ère du numérique (René Audet), l’histoire des représentations des bibliothèques fictives (proposition originale de Sylvie Bérard) ou les transformations littéraires du « cheval de papier » à travers les années (ovni réjouissant d’Isabelle Proulx).
D’autres textes nous ramènent à des travaux qui ont fait date, sur la censure (Pierre Hébert), la polémique (Dominique Garand), la figure du poète maudit (Pascal Brissette), l’altérité (Janet M. Paterson), l’humour au féminin (Lucie Joubert) et bien d’autres sujets encore. Une bibliographie en fin d’ouvrage, recensant ces « essais décisifs » dont les collaborateurs de l’Atlas nous livrent bien souvent une synthèse, aurait d’ailleurs pu prolonger le voyage. Ces capsules n’en demeurent pas moins de foisonnants repères plantés en plein corps du paysage littéraire. Elles suggèrent des voies pour le découvrir et se l’approprier, à chacun selon sa volonté, sa boussole, son guide, son itinéraire propre.
Itinéraires
Sous ses allures de fourre-tout savamment orchestrées, l’Atlas littéraire du Québec est une référence où il est loisible de trouver un renseignement précis. On a tôt fait de comprendre qu’il fait également bon s’y perdre et y apprendre au gré de douces dérives improvisées. Pour ce faire, un jeu de renvois entre les notices tisse un nombre incalculable d’odyssées littéraires. Une formule invitante, où le lecteur est le héros de ses propres découvertes.
Empruntons pour l’exemple et au hasard ‒ ou presque ‒ l’un des itinéraires suggérés. Partons au seuil de la notice no 239 intitulée « L’adaptation cinématographique du roman québécois : du ‘service national’ à l’imaginaire ‘migrant’ ». Katarzyna Wójcik y dégage alors à notre intention les trois phases de l’adaptation cinématographique d’œuvres littéraires, respectivement consacrées aux spécificités de la nation canadienne-française (1930-1950), à la promotion de son entrée dans la modernité (1960-1985) ou à la mise en valeur des formes à géométrie variable de l’altérité (1985-).
Après cette brève incursion dans la multimédiatisation de la littérature, un carrefour impose de choisir. Pousser vers la vignette no 240, pour explorer les liens entre radio et littérature ? Rebrousser chemin, direction no 189, pour un survol historique de la notion d’écriture migrante ? Hissons plutôt les voiles afin de jeter l’ancre tout près, en compagnie de Norbert Spehner, à l’entrée no 229. Fin observateur du polar, qu’il commente et critique depuis des dizaines d’années, le capitaine Spehner y remonte le cours du roman policier, de ses balbutiements à sa consécration. À ses côtés, on apprendra qu’après l’alignement, au XIXe siècle, du roman « criminel » sur des auteurs français tels que Ponson du Terrail et Eugène Sue, le polar se développe grâce au travail d’édition d’Édouard Garand et de sa publication en fascicules (1940-1960) ; qu’après le creux de vague des années 1960-1970, des romanciers (Claude Jasmin, Chrystine Brouillet, Jean-Jacques Pelletier) et la fondation de collections spécialisées lui redonnent ses lettres de noblesse ; que le genre s’établit solidement après 2000, au point que certains auteurs vivent même de leur plume. De nos jours, le roman policier québécois voyage à l’étranger, il est traduit en plusieurs langues en plus d’être parfois adapté à l’écran, autant d’excellents indices de sa vitalité.
Une fois complété le tour du sujet, il ne reste plus qu’à fixer la suite de l’itinéraire : plonger dans Les révélations du crime ou L’influence d’un livre (no 18) ? Poursuivre avec les littératures de genre, le roman historique et d’aventures (no 106), la science-fiction (no 226) ou le fantastique (no 227) ? L’expérience est répétable jusqu’à plus soif, chaque point d’arrivée appelant à un autre départ. Et le bénéfice de ces errances est réel, car on a droit, au fil des traversées, à l’élargissement de nos horizons littéraires, à l’agréable conquête de nouveaux savoirs.
Truffé de belles images, fort de ses 253 articles rédigés par des spécialistes, l’Atlas littéraire du Québec s’avère assurément à la hauteur de ses ambitions de rendre « vilisibles » (visible + lisible) les lettres d’ici, pour reprendre le souhait formulé par ses trois codirecteurs. Il incarne à sa façon l’« utopie bibliophile de Borges » évoquée par Sylvie Bérard (« Les bibliothèques fictives : comme un livre souvent ouvert »). C’est une bibliothèque de Babel québécoise, une sorte d’Aleph proprement littéraire. C’est un livre magnifiquement complet et complètement magnifique.
* Une autre Bibliothèque de survie, ©Sophie Gagnon-Bergeron
1. Bernard Andrès, Alex Gagnon et Pierre Hébert (sous la dir. de), Atlas littéraire du Québec, Fides, Montréal, 2020, 496 p. ; 59,95 $.
EXTRAITS
La représentation de l’homosexualité dans la littérature québécoise a occupé (et continue d’occuper) un rôle prépondérant dans la reconnaissance de « l’amour qui n’ose pas dire son nom », selon l’expression d’Oscar Wilde. Or, cette représentation des désirs et des amours entre hommes, loin de se limiter aux œuvres de Michel Tremblay, de Michel Marc Bouchard et de Marie-Claire Blais, possède sa propre histoire.
Nicholas Giguère, « La littérature gaie : l’histoire littéraire québécoise (re)vue sous l’angle de l’homosexualité masculine », p. 316.
Empruntant des traits aussi bien au journal intime qu’au journalisme, prolongé par la publication papier ou par la circulation numérique, ouvert sur la création comme sur la critique, accueillant le récit de voyage aussi bien que la réflexion savante sur la littérature, plus facile à retrouver qu’un texte rédigé sur d’autres réseaux sociaux, le blogue a ouvert un espace de délibération inouï. Pourtant, on annonce sa disparition depuis… sa naissance.
Benoît Melançon, « Le blogue : un espace de délibérations inouï », p. 418.
La littérature publiée par les jeunes auteurs autochtones dépeint davantage la réalité contemporaine des Premières Nations, notamment la vie sur la réserve, avec un regard plus intime et plus personnel. Le récit poétique Kuessipan, publié en 2011 par Naomi Fontaine, propose une série de tableaux décrivant la vie d’une jeune Innue dans le Québec contemporain. Chez les auteurs de cette génération, le regard sur la communauté et sur les engagements nationaux alterne avec une description du privé et de l’intime, soulignée par les thèmes de l’amour et de la sexualité […].
Marie-Hélène Jeannotte, « La littérature autochtone : le papier et la voix », p. 314.