En Grèce la poésie s’est constamment mesurée à l’histoire. Histoire de l’Antiquité, ses ruines et ses héros ; mais aussi histoire contemporaine, ses combats, ses souffrances. C’est ce que racontent encore les poèmes issus des cinquante dernières années. Au pays de l’Illiade, le tragique demeure, comme le bleu de la mer, d’une imperturbable actualité.
Au sommaire de l’Anthologie de la poésie grecque contemporaine1 qui vient de paraître en poche, on retrouve, bien sûr, les noms des grands ancêtres de la modernité poétique : Georges Séféris, Odysseus Elytis et le prolifique Yannis Ritsos, décédé en 1990, mais on découvre également plusieurs voix nouvelles qui n’avaient pas encore été traduites en français. De la poésie sensuelle de Katerina Anghelaki-Rooke (née en 1939), aux constructions formelles résolument modernes de Thanàssis Hadzopoulos (né en 1961, traducteur vers la langue grecque de Philippe Jaccottet), en passant par les poèmes angoissés et sombres de Nikos-Alexis Aslanoglou (1931-1996), c’est un panorama vibrant de ce qui s’écrit et se dit de ce côté du monde que l’histoire et les mythes habitent toujours. Cette « géographie politique lézardée », comme la nomme Christophoros Liondakis (né en 1945), ne cesse d’imaginer des « paraboles pour les temps nouveaux », écrit Yorgos Chronas (né en 1947), dont les visions rejoignent un peu celles de Cavafy ou de Pasolini, donnant à lire une modernité hantée par la marginalité. La mort, le désir, un certain pessimisme individuel et social sont sensibles dans plusieurs poèmes, marquant les points forts de cette poésie venue d’un pays dont la langue a donné naissance à la racine du mot français « création ».
La poésie yiddish
La poésie yiddish étant dans les faits peu accessible, peu traduite, l’Anthologie de la poésie yiddish2 de Charles Dobzynski comble un vide immense. Une première version avait été publiée sous le titre Le miroir du peuple en 1971, puis en 1987, mais était devenue depuis longtemps introuvable. Ici le travail est magistral, menant le lecteur curieux de poésie de découverte en découverte. Revu et augmenté, ce panorama présentant plus de quatre-vingt-dix poètes nés entre 1852 et 1939 nous permet d’entrer dans cette poésie marquée profondément par l’histoire, par l’insoutenable de son histoire , mais aussi par le sacré, les rituels, la peur et la nuit. On reste suspendu dans l’attente, à l’écoute des voix souvent troublantes qui se font tour à tour plurielles et intensément solitaires. Ce travail anthologique de toute première importance nous ouvre, par la poésie, un univers que le siècle dernier a mis au centre de ses flammes. Mémoire, au jour le jour « miroir » tendu d’un destin, figure inquiète du sens et « chant triste », la poésie yiddish parle avec une grande émotion : « Frère, combien de fois me suis-je donc blotti / Auprès d’une fenêtre tiède / Vers la lumière rayonnante, / Nul ne m’a dit : tu peux entrer ». C’est le poète Chaïm Semiatitski, né en Pologne en 1908, tué par les nazis en 1943, qui parle ainsi.
Dans sa préface, très personnelle, le poète Charles Dobzynski trace un portrait de ces poètes qui, proches de la parole essentielle et d’une réalité dure et noire, n’en ont pas pour autant cessé de poursuivre leur chemin vers une lumière. « Autodidactes en majorité, ils s’occupent le jour à des travaux exténuants. Ils sont peintres en bâtiment, serveurs de restaurant, tailleurs, gantiers, ouvriers. Parfois enseignants ou journalistes. Exceptionnellement écrivains à part entière. La nuit est leur domaine et leur refuge où ils écoutent bruire en eux la poésie, les mots étouffés qui soudain s’emparent du silence. Poètes nocturnes qui mènent la vie nocturne et ubique de leur peuple pour qui le Livre est chose à la fois quotidienne et sacrée. » Poésie de combat et de vie, poésie pour traverser le monde et ses brouillards, la poésie yiddish nous parle avec humanité de l’inhumaine « Tempête aux milliers d’ailes » menant « Vers l’ouragan barbare et vers l’aveu du vent ! » Cette anthologie est une véritable initiation aux voix d’une poésie trop peu connue. Au fil de la lecture, on découvre entre autres un très beau poème du peintre Marc Chagall (1887-1985) intitulé « Le tableau » : « Lève-toi, encore une touche / Là-bas, du noir, / Ici, le bleu le rouge se sont étendus / Et m’ont apaisé… » Cette poésie identitaire regroupe ses chants autour d’un désir d’être et de durer, en cela elle nous est proche et lointaine à la fois.
Paul Valéry
L’immense forêt des Cahiers valériens cache des perles rares, poèmes de l’instant, notations de fulgurances intuitives dans lesquelles la pensée de l’auteur prend corps, se fait sous l’œil qui inscrit et dit cette trajectoire. « Ô mes étranges personnages, lance Valéry, pourquoi ne seriez-vous pas une poésie ? » En fait, ces poèmes en prose, présentés ici sous le titre Poésie perdue3, sont d’une rigueur toute proche des poèmes versifiés, mais sont plus libres dans leur surgissement, se détachant, îlots lapidaires, d’un vaste ensemble qui paraît englober tout ce qui se crée, se dit et se tait dans les entrelacs d’un texte aux allures infinies.
Paul Valéry expérimente, tâtonne, réfléchit et les mots témoins de l’esprit, noir sur blanc, accompagnent cette quête. La poésie et la structuration du sens sont au centre de ces textes qui ont gardé toute leur modernité. Un homme interroge les mots, un homme qui a lu Rimbaud et s’est retiré ailleurs, loin de l’éblouissement, en lui-même. Poète, double secret du même qui sous l’ardeur s’est imposé une sorte de maîtrise par le silence. « Il y a, pour chaque homme, un nuage qui commence par une vapeur transparente et s’épaissit rapidement devant sa vue de son avenir. Ce nuage est commun à tous. Il est comme tous les nuages de la couleur de l’heure même. » Une pensée prend forme dans ces fragments inspirés, littéraux. Poésie perdue est une lecture tout à fait actuelle pour comprendre d’où viennent les poèmes quand la lumière du jour nous rejoint à nouveau et que, écrit Paul Valéry, en austère magicien, « Les choses nous parlent à leur façon – Parfois chantent ». Écoutons les détours pris par ces sensations qui s’enracinent dans la tension entre corps et intellect, « Idée d’être proche, désir de briser, soupir pour se fondre ». La poésie perdue est alors retrouvée.
Guy Goffette
La poésie de Guy Goffette est musicale. Elle coule comme les chants de Verlaine, son maître, auquel l’auteur a consacré un très beau livre d’une intense sensibilité, intitulé Verlaine d’ardoise et de pluie (Folio, 1998). En préface à la réédition en poche de Éloge pour une cuisine de province (Prix Mallarmé) suivi de La vie promise4, Jacques Borel écrit que « La nudité de l’émotion ensemble et de la parole, c’est bien vers cela, aujourd’hui, avec quelques nouveaux poètes, que tend Goffette ». L’amour, la nostalgie, une approche sensuelle et rêveuse des horizons quotidiens, tout cela habite cette « cuisine » dans laquelle fourmillent les émanations simples des registres de l’essentiel. On entend une voix psalmodier sans excès que la vie est cette chose « promise » à tous les tremblements de cœur, et que la poésie est un salut possible qui attend « sur l’étagère », parole chaude « dont pas une voyelle ne se perd ». On lit cette poésie touchante pour y découvrir « un peu d’or dans la boue ». Élégiaque et toujours en respect du miracle de vivre, cette poésie dit, comme pour rendre hommage à Fernando Pessoa et à bien d’autres, hantés par le poème : « Au bout de la nuit il y a une chambre toujours qui reste éclairée ». Cette réédition est à lire, pour sa voix et sa passion « qui délivre [nt] l’oiseau ».
André Schmitz
André Schmitz vient de recevoir le Prix Mallarmé pour Incises incisions5, un recueil bref, d’une belle tenue verbale, toujours efficace, touchant, vibrant même dans son économie. Ici les mots sont comptés. Animés de sens, ils découpent le réel en fines lames lumineuses : « La douceur des couteaux / vous connaissez / dit celle dont la voix / était lame / éclair / dessus le poème à venir », Cette suite poétique se veut une réflexion concrète sur les limites et les possibilités du langage. Les mots sont là pour jouer et déjouer ce qui est le réel, lui, plus stable, dont on ne peut que se moquer, seul alibi pour poursuivre sa route à travers « Papiers » et « Vocables ». « Les mots tombent / dans le gouffre des marges / ivres du givre des papiers / Il y a deuil en la demeure ». D’une écriture cinglante, rieuse parfois, la poésie directe d’André Schmitz donne du fil à retordre à la pensée métaphysique. Son choix esthétique est plutôt du côté du ludique, assumant les « désordres » d’un monde dans lequel l’allusion n’est pas chose viable. Les sons glissent, mordants. Les phrases coulent, coupantes. André Schmitz écrit : « Un ongle laqué / posé sur l’œil ébloui / de l’homme / Et le monde tout à coup / de se retrouver à feu et à sang ». Et voilà, c’est dit, calmement incisif ! Seront également évoqués, la « perle » et les « rires », pour rendre tout cela à « une blancheur nouvelle ».
Poète singulier, à l’oeil et au ton vifs, comme si les mots étaient de petits objets « où l’âme va / aboyant à l’à quoi bon », André Schmitz nous donne à lire un beau recueil qui tombe à pic, mot pour mot. Nous prenant à témoin d’une vibration, il dit aux humains : « Attention travaux ».
Édouard Maunick
Dans la même collection, Seul le poème6, d’Édouard Maunick, un auteur originaire de l’île Maurice, propose une poésie d’un tout autre horizon. Emportée, lyrique, tissée des voix multiples de la francophonie, la poésie d’Édouard Maunick évoque l’enfance, le voyage et surtout le poème, lieu de tous les possibles, de toutes les errances. Il est veilleur inquiet et même, avoue-t-il, « si meurt le poème : mots mal pesés / trouvés trop légers / pour cause d’errances / en terres étrangères / […] il fallait partir / qu’importe le prix / le poids du retour / sans cesse improbable / moi-même étranger / aux portes de la mer ».
Sa poésie est faite de souvenirs et de voix éparses qui reconstruisent le monde dans les mots d’un chant qui s’obstine avec générosité à dire que Seul le poème est un enjeu de solidarité, de conscience et de rêve, « masque taillé / dans l’écume de la mer / pour rituel de mille matins ». Voix chaude et travail de mémoire, la poésie d’Édouard Maunick est rituelle et familière tout à la fois. Elle se veut « acte » et « image ». Son ailleurs nous rapproche d’une universelle compassion.
Michel Houellebecq
La poésie peut aussi s ‘écrire à partir du désenchantement, de la désillusion. Elle donne alors, parfois, des perles rares, nées de l’observation de tout ce qui du monde ne va plus, ou ne va nulle part. On ne peut vraiment lire Michel Houellebecq comme on découvre les textes d’un inconnu. Une rumeur l’entoure. On parle de renouveau du réalisme, de classicisme volontariste. Ses romans sont commentés avec passion. Ses poèmes touchent juste et parlent vrai. On est pour. On est contre. Houellebecq ne suscite pas d’avis teintés d’indifférence polie, non merci ! Il va si vite au familier, j’allais dire, au réel, que nous y plongeons à notre tour comme si nous étions déjà dans le coup dès les premiers mots du poème. « Le jour monte et grandit, retombe sur la ville / Nous avons traversé la nuit sans délivrance / J’entends les autobus et la rumeur subtile / Des échanges sociaux. / J’accède à la présence. » Il nous tient « semblable son frère » par « Les particules élémentaires » qui sont les ingrédients de la vie quotidienne de notre temps : les besoins, les désirs, les déceptions. Tous, nous connaissons ! Mais cela ne nous est pas souvent rendu sensible via la poésie, surtout pas. Et c’est là la force de Michel Houellebecq, faire passer dans le poème ce que chacun, chaque jour, vérifie sans le dire : la lassitude, la bêtise, les frustrations, l’ennui, le besoin d’amour. En fait la poésie, française surtout, nous a peu habitués à un tableau tissé de ce qui se vit, foi de lecteur, à chaque instant à travers les jours, les attentes et les douleurs. Chez l’éditeur J’ai lu, de la poésie, on n’en a pas beaucoup vu ! Il faut dire que des poèmes de Michel Houellebecq (Rester vivant et La poursuite du bonheur) avaient été présentés dans la peu coûteuse et plutôt sympathique collection « Librio ». Déjà, la maquette de Poésies7 joue la carte du non poétique. Un panier d’épicerie vide, avec comme bagage virtuel le nom de l’auteur, et le titre du livre. Comme si la poésie pouvait se balader partout et en panier d’épicerie, jusque dans les lieux commerciaux les plus quotidiens. La vie concrète, avec ses goûts et ses dégoûts. La vie, quoi ! L’ouvrage regroupe Le sens du combat (1996), La poursuite du bonheur (1997) et Renaissance (1999), titres parus chez Flammarion, mais pas dans la collection de poésie dirigée par Yves Di Manno. Dans la présentation des poèmes, Michel Houellebecq ne chichite pas : ni blanc mallarméen, ni papier soigné, ni effet de distance créé par des références théoriques. La vie et sa gueule blême et ses mots râleurs qui riment avec déprime. Voilà pour le menu ! On aime ou on n’aime pas la poésie de Houellebecq. Son rythme régulier, son classicisme prévisible – genre fin de siècle, mais l’autre ! – comme le balancement des voitures de métro, des gestes que l’on répète, que l’on répète dans le collimateur de la programmation du système. « Nous avons traversé fatigues et désirs / Sans retrouver le goût des rêves de l’enfance / Il n’y a pas grand-chose au fond de nos souvenirs, / Nous sommes prisonniers de notre transparence. »
Puis apparaissent le « chômage » et « les moments immobiles que l’on vit presque en fraude », « les anecdotes » et pourquoi pas, « L’Éternité en pension complète » ! Mais « Le sens (ultime) du combat », c’est encore et toujours, malgré tout finalement, de tenter d’aimer, vivre comme on peut, en déroute, pour le mieux, « Dans le métro à peu près vide ».
Douleur, réflexion, décrépitude, rejet, surface des choses où les êtres se heurtent dans l’indifférence humaine et sociale de notre époque. Il y a de la peur, de la lucidité et du cynisme chez le poète Michel Houellebecq, mais également une tendresse qui demeure du côté de la vie malgré l’âpreté, le folie, le corps qui flanche, les rêves qui tombent et les autres qui fuient.
Il y a des signes de mort, des paysages de ville, des plages dérisoires mais aussi « la permanence de la lumière ». Le corps s’use, cherchant un accord, « Au milieu de ce paysage ». Pas la catastrophe. Peut-être la vérité.
Ces variations sur la condition de l’humain dans la société post-industrielle, la poésie de Michel Houellebecq les rend avec un flegme accordé à un rythme régulier, je dirais cardiaque. Un inventaire est dressé, ne niant ni la cruauté ni les illusions déçues aux frontières impassibles de la consommation.
Il y a aussi chez lui des poèmes d’épouvante, des choses jamais dites, du moins en poésie, ce quatrain rimé qui ouvre avec une impudeur crue le poème « Non réconcilié » : « Mon père était un con solitaire et barbare ; / Ivre de déception, seul devant sa télé, / Il ruminait des plans fragiles et très bizarres, / Sa grande joie étant de les voir capoter ».
Michel Houellebecq, poète d’un mal du siècle décapé ! Après les doutes envahissant les idées de progrès, les idéologies, les fantasmes, les utopies, qui dit pire ? Ici, on est loin de Maurice Blanchot et de Paul Celan – surtout des post-Celan –, de la voix bien abstraite d’une poésie blanche de l’absence et du non-dit aux profondeurs abyssales dont les silences nous laissent souvent tomber dans le vide qui les crée. En France comme au Québec, on s’y était presque accoutumé. Avec le style Houellebecq et ce qu’il peut entraîner, les âmes, frottées au réalisme, vont peut-être se trimbaler dans des paniers d’acier. « Et nous serons légers, légers… » Poésies de Michel Houellebecq est un livre inquiétant et dense comme la lueur implacable du réel. À relire, pour tout ce que d’autres poèmes ne disent pas.
1. Collectif, Anthologie de la poésie grecque contemporaine, 1945-2000, choix et traduction de Michel Volkovitch, présentation de Jacques Lacarrière, Gallimard, Paris, 2000, 371 p. ; 21,95 $.
2. Collectif, Anthologie de la poésie yiddish contemporaine, Le miroir d’un peuple, édition de Charles Dobzynski, Gallimard, Paris, 2000, 610 p. ; 24,95 $.
3. Paul Valéry, Poésie perdue, Les poèmes en prose des Cahiers, édition de Michel Jarrety, Gallimard, Paris, 2001, 293 p. ; 63 $.
4. Guy Goffette, Éloge pour une cuisine de province suivi de La vie promise, préface de Jacques Borel, Gallimard, Paris, 2000, 285 p. ; 12,95 $.
5. André Schmitz, Incises incisions, Écrits des Forges, Trois-Rivières/Phi, Luxembourg, 2000, 123 p. ; 12 $.
6. Édouard J. Maunick, Seul le poème, Écrits des Forges. Trois-Rivières/Phi, Luxembourg/Grand Océan, La Réunion, 2000, 93 p. ; 12 $
7. Michel Houellebecq, Poésies, J’ai lu, Paris, 2000, 317 p. ; 12,50 $.