Deux premiers livres parus récemment annoncent deux auteures qui mériteront assurément d’être suivies au cours des prochaines années. Dans le premier cas, Les papillons boivent les larmes de la solitude1, d’Anne Genest, il s’agit d’un recueil de nouvelles, pourrait-on dire classique, dont certaines, comme c’est l’usage, ont d’abord paru dans des revues ; dans le second cas, Faunes2, de Christiane Vadnais, la forme retient d’emblée l’attention : plus hybride, elle emprunte tout à la fois à l’univers de la nouvelle, du conte, voire du roman court, et est intrinsèquement liée au propos qui, entre autres choses, illustre la porosité des frontières et la fragilité tout autant que la puissance de la nature. Toutes deux, à leur façon respective, nous livrent une vision du monde qui, sans être dénuée d’inquiétude, ne l’est pas pour autant d’espoir.
La solitude, comme le laisse présager le titre du recueil d’Anne Genest et les deux citations en exergue, s’avère ici un thème récurrent. Dans la nouvelle « Le nu », second texte du livre, un itinérant, qu’on devine atteint d’une maladie incurable, rentre de l’hôpital à l’aube après une séance de radiothérapie. Zigzaguant dans la rue sur sa bicyclette rouillée, il tarde à revenir chez lui, en quête d’un regard qui lui permettra de croire qu’il appartient encore au monde des vivants, jusqu’à ce qu’un inconnu, professeur de dessin, le bouscule par mégarde et lui offre de poser nu pour lui. Tant que le regard des autres se pose sur nous, semble dire l’auteure, nous sommes vivants, nous faisons partie d’une communauté et avons un rôle à y jouer. Dans « L’addition », une jeune fille, Laure, vit seule entourée de livres, d’objets hétéroclites ; elle mène une existence capable de s’envoler en un battement d’ailes. Pour s’envoler, elle s’en remet aux objets qui l’entourent et qui peuvent à tout moment se transformer et, dans le cas présent, devenir le déclencheur d’une nouvelle réalité, du texte à venir : « L’objet profite de sa solitude pour s’infiltrer dans chacune de ses pensées, y injecter un sang d’encre qui, à force de coaguler, lui brouille la raison ». Le monde matériel qui entoure Genest semble toujours sur le point de se métamorphoser, de prendre vie pour donner prise à une nouvelle réalité. En cela, par moments, la frontière du conte avoisine celle de la nouvelle lorsque le regard redessine le contour des choses et que pointe l’animisme.
Anne Genest oscille habilement entre la clarté et le réalisme – dans certains passages concernant le quotidien, le travail auquel se consacrent les personnages, leur environnement immédiat – et un côté parfois volontairement plus flou pour laisser planer le doute, le mystère qu’incarne une simple chaussure rouge ou un mot trouvé dans une épicerie. Les textes où Genest parvient, sans exagération, à lever le voile sur la réalité du monde ambiant, tout en gardant la part de magie entre fugue et réalité, sont sans doute les plus réussis. La nouvelle intitulée « Le marché » en est un bel exemple. Un inconnu croise une vieille dame dans une épicerie alors qu’elle se livre à de menus larcins pour survivre. S’engage alors une poursuite dont je vous laisse découvrir l’issue. L’amorce des nouvelles et leur chute témoignent d’une maîtrise du genre. Si certains textes sont plus faibles, plus convenus lorsqu’ils semblent trop liés à des anecdotes et cèdent parfois à un élan moralisateur, dans l’ensemble l’écriture est affirmée, le rythme des textes rapide, ce qui confère au recueil une unité de ton et une originalité propres à l’auteure, dont on espère lire bientôt un nouvel ouvrage.
Faunes, de Christiane Vadnais, est d’une tout autre eau et s’inscrit d’emblée dans un univers où plane constamment une menace – qui justement émerge le plus souvent du monde aquatique –, un danger dont on ne parvient le plus souvent qu’à cerner les contours qui se redessinent d’un texte, d’un chapitre, d’une section à l’autre, la structure et la forme même de l’ensemble se refusant à être clairement circonscrites, enfermées dans un genre. Par moments, le lecteur se trouve plongé dans une atmosphère trouble qui n’est pas sans rappeler la série Twin Peaks, créée par Mark Frost et David Lynch au début des années 1990, dans laquelle on retrouvait le corps d’une lycéenne, également prénommée Laura. Faunes ne se livre toutefois pas à une enquête, mais à la mise en scène troublante de faits qui demeurent inexpliqués. Les titres de chaque section, qui empruntent à la classification latine, ancrent le texte dans un univers où tout semble faire l’objet d’une analyse, sans jamais toutefois livrer les résultats de ce qui est observé (Laura est biologiste) puisque le monde dans lequel évoluent les personnages est en constante transformation, ce qui ajoute au sentiment d’étrangeté, d’intranquillité qui se dégage de l’ensemble.
Faunes s’ouvre sur l’arrivée d’une jeune femme, Agnès, dans un spa nordique situé en un lieu dénommé Shivering Heights, au moment où la propriétaire s’apprête à le fermer en raison de pluies torrentielles. Une cliente déjà sur place ne l’entend toutefois pas ainsi. Alléguant n’avoir jamais été prévenue de la fermeture, elle entend profiter des installations et entraîne aussitôt Agnès dans le refus de quitter les lieux qu’elle oppose à la propriétaire. Lorsque cette dernière finit par céder, les deux femmes se retrouvent seules dans un lieu éloigné où l’on vit dans l’énigme de l’eau et du ciel, et se lient peu à peu. Mais ce qui pour Agnès devait s’avérer un séjour paisible et salutaire pour se libérer des soucis encrassés dans son corps, se révèle plus troublant, voire cauchemardesque, lorsque Heather s’éprend d’elle. Mi-femme, mi-créature aquatique, Heather avale tout sur son passage au moment où les éléments se déchaînent, où le désir de l’une doit déjouer la peur de l’autre. Le dérèglement des éléments de la nature épouse ici celui de la lutte interne que se livre Agnès, motif que l’on retrouvera d’ailleurs par la suite.
Christiane Vadnais nous plonge d’emblée dans un univers fantastique où la nature et les différents éléments qui la composent rappellent aux personnages qu’ils peuvent à tout moment être emportés par la furie des eaux, et par la passion qui couve en eux et qui, une fois libérée, peut s’avérer incontrôlable. Plus loin, le thème de la séduction, doublé de celui de la crainte devant l’inconnu, sera repris lorsqu’une jeune femme, Laura, participe à une fête sur une île aux contours flous, où virevoltent des nuées d’insectes dans la nuit, sous le regard attendri et amoureux de Thomas, qui se transforme chaque jour en bête lacustre. L’omniprésence de l’eau, de la brume qui enveloppe êtres, bêtes et décor, confère à l’ensemble une unité d’autant plus déroutante qu’elle dévoile autant qu’elle masque la nature des menaces qui planent sur les personnages. Fond et forme sont ici indissociables.
Faut-il voir dans Faunes l’allégorie d’un monde en dissolution ? Dans « Requies », huit personnages se trouvent isolés dans un chalet sur une île et attendent stoïquement la mort. Tous les animaux ont été emportés par les eaux ; ne restent que les oiseaux qui planent au-dessus des derniers jours des survivants. L’un d’eux, Lawrence, assiste les autres dans l’énigmatique passage de la vie à la mort. Ultime conscience de ce groupe, il s’interroge : « Peut-être n’y a-t-il rien à faire contre la douleur finale d’une civilisation ». Faunes se termine toutefois sur une note moins apocalyptique, une note porteuse d’espoir alors qu’une femme donne naissance à un enfant et que d’autres humains veillent sur eux. Façon de nous rappeler que la vie est plus forte, que tout est vivant. À commencer par la littérature.
1. Anne Genest, Les papillons boivent les larmes de la solitude, L’instant même, Québec, 2018, 95 p. ; 15,95 $.
2. Christiane Vadnais, Faunes, Alto, Québec, 2018, 137 p. ; 19,95 $.
EXTRAITS
Souvent, au retour d’une journée éreintante, elle prend au hasard une babiole, lui invente une histoire, enfile d’autres destinées.
Anne Genest, « L’addition », Les papillons boivent les larmes de la solitude, p. 22.
Souvent, entre eux, s’accumule le silence. Les paroles du sculpteur restent enfouies sous l’œuvre éparpillée. Leur amitié n’a besoin que de songeries partagées.
Anne Genest, « L’homme relié », Les papillons boivent les larmes de la solitude, p. 30.
Au fil des pas, j’attrape des bonheurs minuscules : une épingle à cheveux, un dessin gribouillé, une clé que je garde au fond d’une poche en imaginant les serrures qu’elle pourrait ouvrir. À l’aide d’un rien, j’invente tout. Je vois au lieu d’avoir.
Anne Genest, « L’échevelée », Les papillons boivent les larmes de la solitude, p. 33.
Dans son rêve, elle retrouve une brume où se dessinent les contours d’animaux imprécis, une forêt de silhouettes qui s’effleurent en tournoyant dans l’espace. Des cerfs, des renards. Des créatures allongées, ni tout à fait couleuvres ni tout à fait vers, se tirent hors de cette masse vaporeuse et s’échappent dans l’eau.
Christiane Vadnais, « Diluvium », Faunes, p. 18.
De petites peurs éclatent dans tous les muscles du corps de Thomas, pétillent dans ses doigts, ses jambes, mais il avance, incertain de savoir ce qu’il craint le plus : l’eau tranquille comme une menace ou la proximité alarmante de la beauté.
Christiane Vadnais, « Creaturae », Faunes, p. 35.