André Obey (Douai, 1892 – Montsoreau, 1975) est surtout connu pour son activité théâtrale : ses pièces, qui obtinrent un grand succès de son vivant mais ne sont plus jouées, sont inspirées du travail de Jacques Copeau et de Charles Dullin ; il fut administrateur de la Comédie-Française de 1945 à 1947. Sportif de haut niveau, il écrivit sur l’athlétisme et les Jeux olympiques (L’orgue du stade, 1924). Il ne publia que quatre romans, au début de sa carrière : Le gardien de la ville (1919), L’enfant inquiet (1920), Savreux vainqueur, Mœurs d’après-guerre (1923) et Le joueur de triangle (1928), qui obtint le prix Renaudot.
En 1936, Gallimard publia, pour marquer le dixième anniversaire de ce prix, Neuf et une, où dix lauréats présentaient des inédits. Obey (comme Louis-Ferdinand Céline) retint une œuvre théâtrale, Vénus et Adonis, et, dans la présentation de celle-ci, renia ses romans : « […] une seule chose m’intéresse dans l’art : le théâtre […] j’ai mis cinq ans à m’apercevoir que je n’étais pas un romancier […] depuis dix ans (Le joueur de triangle est un accident), je m’acharne à redécouvrir le théâtre ». Obey a tort de rejeter ses romans, car il y manifeste une technique et une vision originales et personnelles.
Ces quatre romans se distinguent par la technique de narration qui y est utilisée. Le gardien de la ville est un récit à la troisième personne où abondent les dialogues entre des Géants1 : le ménage Gayant et ses enfants qui, enfermés dans un grenier, s’informent avec inquiétude des désastres de la Première Guerre mondiale à Douai – occupation par les Allemands, destructions, pillages. Si L’enfant inquiet est aussi un récit hétérodiégétique, sur les sautes d’humeur d’un adolescent, les épisodes narratifs sont présentés par des passages descriptifs, de longueur variable, dont la typographie est différente de celle du récit, et les nombreux dialogues sont introduits par des didascalies (on n’est pas loin du théâtre). Savreux vainqueur raconte, de manière plus classique, toujours à la troisième personne, les tribulations du héros éponyme, revenu de la guerre complètement inadapté et incapable de discipliner l’énergie dont il a fait preuve sur le front. Quant au Joueur de triangle, il s’agit d’un récit autodiégétique où le jeune narrateur évoque son initiation à la vie, à l’amour et à la musique.
Malgré cette diversité des modes narratifs, les thèmes sont souvent les mêmes. Obey s’intéresse aux premières années, souvent tourmentées, de l’existence. Un des personnages principaux du Gardien de la ville est l’espiègle Binbin, fils de Gayant. Arnaud, protagoniste de L’enfant inquiet, passe sa quatorzième année en compagnie de sa mère, de sa petite sœur, de ses camarades de classe et de la jeune Henriette par qui il se sent attiré. Le narrateur du Joueur de triangle, âgé de dix-sept ans, partage ses jours entre la vie familiale auprès d’une mère peu compréhensive et l’École de musique. Quant à Savreux, s’il est adulte par l’état civil, il se comporte comme un enfant qui joue à la guerre, une fois la paix revenue. L’action des quatre romans se passe dans le nord de la France, en particulier à Douai, ville natale de l’auteur. Celle-ci est nommée dans Le gardien de la ville et, en plus des géants emblématiques de la cité, des personnages illustres qui y sont nés, comme le sculpteur Jean de Bologne et la poétesse Marceline Desbordes-Valmore, sont convoqués, pour la défendre – ainsi que ses monuments célèbres comme le Beffroi – contre l’envahisseur. Douai n’est pas nommée dans L’enfant inquiet ni dans Le joueur de triangle mais elle est reconnaissable par la mention de ses places, de ses rues et de ses monuments. L’intrigue de Savreux vainqueur se déroule principalement dans des villages du nord dévastés par la guerre et en train d’être reconstruits. Ce souci de l’enfance et cet enracinement régional, qui peut aller jusqu’au chauvinisme dans Le gardien de la ville, donne aux romans d’André Obey une forte teneur autobiographique ; l’écrivain a par exemple beaucoup de points communs avec le « joueur de triangle », car il pratiquait la musique et était l’ami du compositeur Henri Dutilleux, dont la famille était d’origine douaisienne.
Ces thèmes ne sont pas traités que sur le mode de la narration, mais ils donnent lieu souvent à des élans poétiques. Obey est avant tout sensible aux sons, que ce soit ceux de la guerre, de la nature ou de la musique : la vie de Douai pendant la guerre est rythmée par le timbre de la cloche « scolastique », qui « était plus qu’une musicienne : c’était la Musique » ; dans Le joueur de triangle, il réalise un tour de force stylistique, car il raconte presque tous les événements et analyse les sentiments des personnages en recourant au lexique musical dans des métaphores filées, ainsi pour décrire la colère de la mère du narrateur : « Elle était battant de cloche. Cloche était sa robe noire dont l’envol orageux lâchait, tous les six pas, une volée d’orgueil. Je la devinais, je la sentais, je la voyais monter, à chaque oscillation de ce branle muet, vers d’inhumaines solitudes ». Obey décrit la ville et la nature dans des sortes de poèmes en prose où abondent les « correspondances » baudelairiennes ; L’enfant inquiet abonde en descriptions qui font sentir le passage des saisons : le dimanche de Pâques, « [l]e soleil ensanglante les barreaux de la grille, rougit une branche noire, cuivre le dos lustré de ce cheval qui trotte clair sur les pavés. Dans le brouillard des rayons vibrent. Le saurait-on si ce flot de fumée gris-vert qui jaillit de l’ombre d’un toit ne pétillait soudain d’un nuage de poudre rose ? » Savreux vainqueur se prête moins à la poésie, en raison de la violence qui s’y déploie, mais on tombe sur un poème en prose qui fait l’éloge de la guerre à la manière de Pierre Drieu la Rochelle dans Interrogation, recueil de poésie paru en 1917.
Si la poésie domine, le réalisme caractérise la fin des romans. Bien sûr, les Allemands se retirent de Douai redevenue libre, mais la cité est dévastée et Gayant est inquiet ; il faut que le vent le rassure et lui montre en exemple la Scarpe, qui symbolise la vie : « Voici, dit le vent, la vie triomphante. Contemple la Scarpe, gardien, contemple la rivière de la ville ». Arnaud ne sait si Henriette, au retour des vacances, l’aimera toujours et il se souvient d’« un bref poème hindou » qui commence ainsi : « Si vous pensez à elle, vous éprouverez un douloureux tourment ». Savreux quitte le nord pour Paris où il devient un mauvais garçon, « [o]uvert aux forces, aux troubles diffus ». Le « joueur de triangle » finit par jouer de son instrument de musique, peu gratifiant, dans l’orchestre du Conservatoire, mais ses rêves d’un amour idéalisé envers des musiciennes sont supplantés par la lecture d’un « livre obscène » qui lui met la « chair en joie ».
André Obey est tombé dans l’oubli. On a vu que ses pièces n’étaient plus jouées. Si ses textes sur le sport sont publiés de nouveau en raison de l’intérêt de notre époque pour le corps et la compétition2, ses romans sont introuvables, malgré une réédition en 1992 dans une maison régionale du Joueur de triangle, préfacée par Henri Dutilleux. On peut regretter ce manque d’intérêt d’André Obey pour sa production romanesque, qui entraîna la désaffection des éditeurs et du public, car ces quatre romans, qui ne peuvent se réduire à un régionalisme étriqué, séduisent par un mélange personnel de poésie et de réalisme, et Le joueur de triangle, roman à la fois poétique et ironique, n’est pas loin d’être un chef-d’œuvre.
1. Les Géants, caractéristiques du nord de la France, sont d’immenses mannequins d’osier que l’on promène dans les villes lors de fêtes ; ils représentent des personnages légendaires ou historiques qui ont joué un rôle important dans l’histoire de leur cité.
2. Les éditions Fluo ont publié en 2012 Jeux olympiques, Paris 1924, Londres 1948. Le premier tome contient Londres 48, Chroniques des Jeux, le second L’orgue du stade et Huit cents mètres.
Romans d’André Obey :
Le gardien de la ville, Librairie des lettres, 1919 ; L’enfant inquiet, Librairie des lettres, 1920 ; Savreux vainqueur, J. Ferenczi et fils, 1923 ; Le joueur de triangle, Grasset, 1928 et Miroirs, 1992.
L’apprenti sorcier (Grasset, 1926) est un recueil d’articles (sur le sport, la musique, la politique, la vie quotidienne) qui contient aussi une nouvelle autobiographique, « Dans la cuisine ».
EXTRAITS
Ah ! voilà, ne point se noyer, ne point rouler comme une épave parmi les forces mystérieuses et agir, mon Dieu, agir ! Aller quelque part, marcher vers quelque chose, marcher sans hâte, d’un pas que scande le rythme tranquille des jours. Ne pas se jeter, parfois, sur le mur d’années qui vous cache l’avenir, s’y meurtrir les poings, s’y briser le front dans la rage de savoir, oh ! savoir ce qu’il y a derrière le mur… Et ne point, non plus, s’arrêter, d’autres fois, en marge de la vie, s’y arrêter comme sur un pont, gagner ce vertige nauséeux à voir, sous soi, filer le torrent des minutes et regretter, mon Dieu ! regretter les jours qu’on ne vivra plus jamais !
L’enfant inquiet, Librairie des lettres, p. 206.
Guerre de fer et de feu, de pluie et de vent, guerre rustique et industrielle ; guerre sonore, innombrable, mouvante et immobile entre ses bords comme la mer ; des offensives tout de suite englouties, l’avance des lignes – ou leur recul – insensible comme l’érosion marine, une guerre sans bornes, sans but et sans espoir, la guerre que Savreux voulait, qu’il attendait depuis toujours : âge neuf, – âge antique – l’âge de fer qui, confondant les temps futurs avec la préhistoire, érigeait sur des lieues l’usine des bombardements et dardait, primitif, le couteau du nettoyeur.
Métallurgie, métallurgie… Terre de fer nourrie d’obus.
Minerai nouveau, riche en métal.
Fumée grasse et flamme rauque pétrie de boue, d’os et de chair.
Nuits de fonderie, claires et retentissantes, cloutées de coups de feu.
Un dôme d’ombre que hausse le pilier frêle et blanc d’une fusée,
Que les obus charpentent de trajectoires drues, fermes d’une immense galerie des machines où, sans trêve, l’artillerie bat l’enclume.
La mort qui cuit, la mort qui tranche et fuse, la mort qui siffle – industrielle – et pulvérise.
… Métallurgie.
Et Métropole…
Vaste ville de tranchées que, chaque jour, le canon bouleverse,
Que la pelle et la pioche restaurent chaque nuit ;
Ville qui pousse sous la craie ses rues arides où suinte l’eau des champs inondés ;
Ville aux rudes toits de terre où germe une herbe rêche et sans couleur comme l’étoupe.
Savreux vainqueur, J. Ferenczi et fils, p. 42-43.
Tout à coup, neuf heures sonnèrent. Le bourdon du Beffroi fit une entrée profane dans le silence des cloches d’églises. Et je franchis, d’un seul élan, les dix-neuf cents ans de l’ère chrétienne, le vestibule et le couloir de l’École de Musique. Mais je m’arrêtai net à la porte de la classe d’orchestre. Le ramage que font les instruments en s’accordant, et qui eut dû emplir le couloir jusqu’aux bords, était si parfaitement absent que je crus m’être trompé de date et qu’on ne répétait point ce soir-là. J’ouvris la porte comme un voleur, m’attendant à trouver la salle dans le noir. Je la vis éclairée, peuplée par tout l’orchestre, et j’allai m’asseoir à ma place en veillant à ne pas troubler cette mélopée dramatique d’une foule qui parle bas.
La vie est dure au musicien. Avant de dire un mot à mon voisin, le père Rodelet, ce vieux joueur de tambour basque, force me fut d’essayer une demi-douzaine de timbres, de chercher au fond de ma gorge, puis « dans le masque », ainsi que s’expriment les chanteurs, puis « sur le souffle » une voix qui pût tenir sa partie dans le chœur des conversations. J’y mis le temps, bien entendu, et Rodelet, louchant sarcastiquement vers moi, me déclara, sans nulle précaution chorale, qu’ici, on disait bonsoir en entrant. Je lui fis d’abondantes excuses, des excuses si cordiales, si respectueuses qu’il me montra, en regardant droit devant lui, qu’il les jugeait serviles et qu’il en était mécontent. Comment aurait-il su, comment lui eussé-je dit qu’elles étaient sincères et qu’une subite affection montait en moi pour cet orchestre, trois jours plus tôt si ennemi, si ignoré huit jours avant et où, ce soir, je prenais place avec un sentiment proche de la tendresse filiale ?
Le joueur de triangle, Miroirs, 1992, p. 79.