Comme on pouvait s’y attendre, il n’y a pas de nette coupure entre les carnets qu’André Major a précédemment publiés en 2007, qui regroupaient notes et réflexions diverses prises au fil des jours entre 1993 et 1994 sous le titre de L’esprit vagabond, et ceux qui couvrent cette fois les années 1995 à 2000.
Déjà, le titre coiffant l’ensemble, Prendre le large1, s’inscrit dans la continuité, énonce l’intention qui donne à ces carnets à la fois leur intensité et leur couleur. Certes, les années ont passé, André Major est davantage conscient du temps qui fuit (de cette conscience qui s’inscrit dans la chair, dans la disparition des êtres qui nous sont chers), ses coups de gueule se font plus rares mais tout aussi intenses, les souvenirs tantôt ravivent les passions d’hier, les luttes inachevées, les idéaux partagés avec ceux dont la compagnie se fait de plus en plus rare – soit qu’ils ne sont plus de ce monde, soit que les occasions de rencontre ne produisent plus l’effet de connivence espérée –, tantôt l’apaisent lorsque le temps accomplit son œuvre et adoucit certaines blessures. « Le temps passe et la vie de même. C’est toujours la même histoire qui recommence : j’ai une note, parfois assez longue, parfois trop, parfois pas assez, griffonnée dans une salle d’attente, dans un café ou sur un banc de parc, et même à ma table de travail où je ne m’installe jamais sans avoir à faire un effort de plus en plus grand à mesure que je prends de l’âge. »
D’entrée de jeu, André Major confie que « c’est en lisant et en écrivant qu’[il se] soigne », ajoutant aussitôt qu’il doute que cette médecine ait un quelconque effet autre que celui d’un placebo. Cette formule résume assez bien la tension narrative que l’on trouve à la lecture des carnets, ce besoin de se livrer sans détour, sans chercher à masquer les cicatrices du quotidien, de trouver refuge dans un ailleurs qui se serait libéré de l’affreux bégaiement du quotidien, et celui de pourfendre la tranquille image d’une société bien-pensante qui a substitué à la quête de sens celle du plaisir immédiat. Sont ainsi tour à tour invités dans ces pages les écrivains qu’André Major affectionne et avec qui il partage une vision autre de ce que pourrait être notre bref passage sur cette terre, si tant est que nous ayons le courage d’interroger véritablement les motivations qui nous animent plutôt que de céder au chant des sirènes. Au nombre des écrivains qui l’accompagnent au fil des jours et qui le réconfortent se retrouvent Emil Cioran, Thomas Mann, Thomas Bernhard, Emmanuel Bove, Paul Léautaud, Louis-Ferdinand Céline, André Gide et Fernando Pessoa. La présence de ce dernier influe sur l’ensemble des carnets par l’esprit, la couleur et le timbre du propos, tour à tour teinté des événements personnels ou publics qui tissent la trame des jours. On le voit : André Major n’est pas un adepte du jardinage littéraire. Au divertissement culturel qui déferle sur les ondes de notre radio d’État et s’étale dans nos quotidiens, Major préfère trouver refuge au sein d’une confrérie qui privilégie l’honnêteté d’une démarche artistique à la popularité, honnêteté qui contraint, pour reprendre les termes de Conrad cité par Major, à la « fidélité scrupuleuse envers la vérité de ses sensations ».
La présence tout à la fois discrète et railleuse de Flannery O’Connor se fait également sentir, mais le penchant plus mordant de Major finit invariablement par prendre le dessus malgré une volonté plus affirmée de ce dernier d’être moins prompt à s’emporter que dans ses carnets précédents. « Curieuse impression, depuis quelque temps, d’avoir épuisé ma réserve d’indignation et de ne plus réagir que mécaniquement aux demi-vérités, aux manigances bureaucratiques et aux iniquités de toutes sortes. Sans me réjouir de cette passivité morale, j’en tire la conclusion que mes carnets, expurgés de toute opinion personnelle, devraient être tels que je me vois actuellement, seulement soucieux de témoigner de la vérité des sensations, des souvenirs et des observations, en les décrivant sans tenter de les interpréter ou de les commenter, avec l’objectivité d’un entomologiste ou d’un botaniste. » Que le lecteur se rassure toutefois, les carnets d’André Major ne s’apparentent en rien à la tranquillité d’une nomenclature linnéenne ou d’une classification laurentienne. L’apparente objectivité à laquelle aspire Major demeure à venir, pour l’heure les carnets sont vifs et mordants.
La frontière entre le carnet et le journal est ici poreuse, André Major allant de l’un à l’autre en empruntant les multiples chemins de traverse qui se présentent à lui pour nous livrer ses impressions de lecture, celles ressenties en face de paysages qui l’inspirent et le transportent au-delà de la rumeur citadine, et les évocations diverses qui naissent de la fréquentation de ses semblables. Le matériau de l’écrivain le renvoie ici constamment à lui-même : « Chaque fois que j’ouvre l’un de mes carnets pour y puiser une note qui mériterait d’être retenue, c’est à moi-même que je me confronte, un moi qui a trop souvent cédé à la tentation d’exprimer ses opinions, ses ressentiments et ses rêves, alors que je me proposais d’être un interprète impersonnel qui restituerait, à l’état quasi brut, ce que Giono appelait le chant du monde. Mais c’est là ma défaite ou mon lot, ma voix reprenant invariablement ses refrains de prédilection ».
Plus on avance dans la lecture de ces carnets, plus on prend conscience que ce ne sont pas tant les événements ici rapportés qui importent, qu’ils soient heureux ou non, qu’ils suscitent l’intérêt ou pas, l’indignation ou pas, ni les notes diverses qui font écho aux lectures qui balisent le parcours d’André Major, ni les paysages et les rencontres qui en tissent la véritable trame, que le silence et les vides qu’André Major tente de combler avec les mots pour dessiner une trajectoire de vie, avec ses élans et ses doutes, ses moments de désolation et de fulgurance. Le filet a ici plus d’importance que la prise qu’il contient. Et la lecture prend tout son sens.
*Paul Léautaud se présentait ainsi dans son Journal littéraire de 1947.
1. André Major, Prendre le large, Boréal, Montréal, 2012, 232 p. ; 24,95 $.
EXTRAITS
Dans la solitude que je recherche de plus en plus, je retrouve cette sauvagerie qui me fait éprouver à quel point je suis étranger aux valeurs de ma société – celles du moins qui m’apparaissent comme des contrefaçons ou des masques derrière lesquels elle se dérobe aux vérités qui lui déplaisent.
p. 155
De quoi, en effet, voulez-vous témoigner sans trop errer, sinon de ce qui, depuis votre naissance, constitue le fond et l’enjeu de votre être ?
p. 168
Créer un monde fait de mots, ce n’est pas nécessairement s’évader du monde réel, comme on le croit trop souvent, mais projeter sur celui-ci un regard singulier.
p. 175
Que ce soit dans les bois ou dans un livre, ou même dans mon atelier de bricoleur, je n’ai de cesse de prendre le large.
p.138