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Paul Auster, une vie dans les mots

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On le savait fumeur invétéré, aficionado de ces petits cigares aujourd’hui honnis. On avait beau savoir qu’il était atteint d’un cancer du poumon, cela ne nous interdisait pas d’espérer, la magie devant aussi opérer dans la vraie vie, qu’il s’en tirerait malgré un avertissement, quelques mois avant sa mort, livré par sa conjointe sur les réseaux sociaux : Paul Auster, écrivait-elle, n’a pas encore quitté Cancerland. L’espoir était encore permis, ce qui n’est malheureusement plus le cas. Paul Auster a quitté ce monde le 24 avril 2024, entouré de ses proches, dans sa bibliothèque, pour un autre monde où il nous sera toujours possible de le retrouver.

Après la parution de deux essais, l’un consacré à la vie et à l’œuvre de Stephen Crane, figure iconique de la littérature américaine encensée notamment par H. G. Wells et Joseph Conrad, et le second, Pays de sang, à la prolifération des armes à feu aux États-Unis et à la violence endémique qui en résulte, Paul Auster nous revenait ce printemps avec un nouveau roman1 de facture on ne peut plus austérienne qui avait tout d’un testament littéraire avant même que nous en prenions conscience. Ainsi que l’avait souligné Will Blythe, l’éditeur de la revue Esquire, Paul Auster envisageait la vie comme une fiction, dans laquelle il se mouvait de la même façon qu’il prêtait vie à ses personnages. L’abolition des repères était déjà présente dès son premier roman, subterfuge littéraire dont il fera sa signature, et son dernier roman ne fait pas exception à la règle.

Auteur et professeur de philosophie à la prestigieuse université Princeton, Baumgartner se remet difficilement de la perte de sa conjointe, Anna Blume (clin d’œil interne, comme Auster aimait à en semer dans son œuvre), morte noyée à Cape Cod après avoir été emportée par une vague meurtrière sous son regard impuissant. Le voilà, aujourd’hui âgé de 70 ans, à tenter de maintenir la flamme vitale qui vacille en lui. Stylo en main (Paul Auster écrivait tous ses romans à l’aide d’un stylo dans des cahiers Clairefontaine), il bute sur une phrase du troisième chapitre de sa monographie sur les pseudonymes de Kierkegaard avant de trébucher dans l’escalier conduisant au sous-sol alors qu’il allait indiquer à l’employé du relevé des compteurs électriques qui s’est présenté à sa porte où se trouve ledit compteur. La chute n’est pas fatale ; elle sert plutôt de rampe de lancement, si l’on peut dire, aux péripéties qui attendent le personnage, que ses travaux sur Merleau-Ponty et autres sujets universitaires n’intéressent plus guère. Il entreprend plutôt des recherches sur la perte d’un membre, un bras ou une jambe, à la fois étonné et perplexe devant ce que l’amputé continue de ressentir malgré l’ablation subie à la suite d’un accident ou d’une maladie2. Le narrateur y voit une métaphore en parfaite symbiose avec ce qu’il éprouve depuis la disparition d’Anna. Aux épisodes d’onanisme, qui ne font que souligner plus cruellement sa solitude et la perte de sa conjointe, succèdent quelques aventures sans lendemain avec d’ex-collègues universitaires ou épouses de ces derniers. Une jeune livreuse d’UPS lui dépose chaque semaine des livres qu’il n’a nulle intention de lire, seul comptant pour lui le plaisir d’échanger quelques phrases avec elle. Les jours s’écoulent ainsi, empreints d’un ennui sans fin, jusqu’à ce que s’enchaînent les événements à la suite de la visite impromptue de l’employé qui vient relever son compteur, après que ce dernier fut lui-même l’objet d’incidents hors de son contrôle. Dans l’univers de Paul Auster, tous les personnages sont en quelque sorte le jouet des dieux. Dès les premières phrases, qui épousent au plus près le mouvement de la pensée austérienne qui se déploie et nous entraîne à sa suite dans l’intériorité du personnage, les lecteurs qui, depuis La trilogie new-yorkaise, suivent assidûment l’auteur, se retrouvent en terrain connu.

Malgré la solitude non choisie et la perspective qu’elle s’offre comme seul horizon de fin de vie, Baumgartner ne ressent pas moins le goût de vivre et d’aimer. Lorsqu’il croit avoir enfin trouvé l’âme sœur, cette dernière lui annonce qu’elle vient d’accepter un poste en Californie, mettant ainsi fin à une idylle qu’il espérait voir se transformer. Rebelote pour son espoir d’échapper à la solitude. Et comme chaque fois que le malheur frappe, Baumgartner essaie de le déjouer en se replongeant dans l’écriture de courtes fictions ou dans les poèmes laissés par sa conjointe. De son vivant, il lui avait en quelque sorte forcé la main pour qu’elle publie une sélection de ceux-ci, alors que quantité d’autres poèmes et divers écrits qu’elle a signés sont demeurés inédits, remisés dans des cartons. Et voilà qu’un jour lui parvient la demande inattendue d’une jeune étudiante intéressée à faire de la production d’Anna l’objet de sa thèse, advenant qu’elle puisse mettre la main sur davantage de matériel que le seul recueil de poèmes publié. Comme par hasard, cette doctorante lui rappelle Anna, elle lui ressemble même physiquement. Baumgartner, après son second abandon amoureux, reprend goût à la vie et répond à la jeune universitaire en lui accordant toute l’aide dont elle a besoin pour entreprendre ses recherches, sans autre pensée que de lui offrir la possibilité de travailler sur les écrits d’Anna, lui permettant ainsi d’échapper à l’oubli par les livres.

À travers les méandres du deuil et de la solitude qui surviennent avec le vieillissement, Paul Auster nous entraîne une dernière fois dans le déroulement d’une pensée riche et complexe qui sait ne pouvoir échapper ni à l’un ni à l’autre. Tant qu’un élan vital demeure, semble-t-il nous dire, un nouveau chapitre de vie peut s’ouvrir si on sait l’accueillir. On peut certes imaginer qu’il espérait qu’il en soit ainsi en nous livrant son ultime opus.


1. Paul Auster, Baumgartner, Actes Sud/Leméac, Arles et Montréal, 2024, 208 p.
2. Paul Auster avait d’ailleurs consacré un ouvrage à ses propres défaillances physiques : Chronique d’hiver, paru en 2013 chez Actes Sud.

EXTRAITS

Elle connaissait le doute, oui, des moments de désespoir, mais quel écrivain ou artiste ne vit pas sur ce territoire mouvant entre la confiance en soi et le mépris de soi ?
p. 53-54

[…] mais la seule chose qu’elle sait, c’est que vivants et morts sont reliés, et qu’une relation profonde comme la leur peut se poursuivre même dans la mort, car si l’un meurt avant l’autre, le survivant peut garder l’autre en vie dans une sorte de limbe temporaire entre la vie et la non-vie […].
p. 65

De la même façon qu’une personne peut être transformée par les événements imaginaires narrés dans une œuvre de fiction, Baumgartner a été transformé par l’histoire qu’il s’est raconté en rêve.
p. 67-68

[…] les dieux ne sont jamais plus heureux ni plus pleinement eux-mêmes que quand ils jouent aux dés avec l’univers […].
p. 180

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