À l’approche du centenaire de ce grand roman américain1 – « le meilleur roman moderne sur New York », selon D. H. Lawrence –, il était temps de revoir la traduction de 1928 de Maurice-Edgar Coindreau. Le travail a été confié à Philippe Jaworski, traducteur de plusieurs classiques américains et anglais, notamment George Orwell pour la Bibliothèque de la Pléiade. Heureux choix : l’œuvre se voit infuser une nouvelle fluidité.
Même si Manhattan Transfer parle d’une époque où l’on accostait à New York plutôt que d’y atterrir, même si le modernisme flamboyant de cette ville n’avait pas encore éliminé toutes les voitures à cheval, le charme opère toujours. L’originalité de l’œuvre de Dos Passos repose en grande partie sur sa forme. L’auteur a élaboré un roman par vignettes où se juxtaposent de façon apparemment aléatoire des instants de vie de multiples personnages. Cette construction audacieuse s’inspire de la technique du montage parallèle utilisée au cinéma, de manière à produire un va-et-vient imitant celui des départs et des arrivées des trains (le titre du livre renvoie d’ailleurs à une ancienne station ferroviaire, en activité de 1910 à 1937). De plus, Dos Passos a intégré à la narration des extraits d’articles de journaux, de réclames et de chansons. Il parvient ainsi à croquer New York sur le vif, avec ses mouvements, ses couleurs, ses bruits et ses odeurs.
Parmi les quelques dizaines de personnages que l’on suit, quatre occupent une place plus importante. Il s’agit d’abord de l’actrice Ellen Oglethorpe, née Thatcher. Dos Passos nous la présente enfant, avant d’évoquer différents moments de sa carrière et de sa vie sentimentale (elle aura plusieurs aventures, dont une avec Stan Emery, un riche étudiant de Harvard engagé sur une pente autodestructrice). Pensons ensuite à Bud Korpenning, jeune homme issu d’une famille de fermiers, qui arrive à New York pour y chercher du travail. On apprendra qu’il fuit la justice parce qu’il a tué son père abusif. L’isolement, la pauvreté et la faim finissent par avoir raison de lui ; il connaîtra une triste fin. Évoquons encore George Baldwin, un avocat ambitieux qui s’enrichit en défendant le laitier Augustus McNiel, victime d’un accident de train, et Jimmy « Jimps » Herf, journaliste qui ne sait que faire de son existence. Arrivé adolescent à New York, alors qu’il était déjà orphelin de père, il devait également perdre sa mère, emportée par une maladie. Après quoi Jimmy irait vivre dans la famille de sa tante, les Merrivale, qui figurent au nombre des personnages que l’on voit évoluer. En outre, Jimmy et George vivront chacun en couple avec Ellen, même si celle-ci paraît incapable d’aimer longtemps un homme (à part peut-être Stan).
Les autres personnages, malgré des apparitions plus furtives, laissent eux aussi une forte empreinte dans le récit. Par exemple, l’acteur Tony Hunter, qui essaie de se guérir de son homosexualité en consultant un psychanalyste, puis en fréquentant une actrice, Nevada Jones. Ou encore Anna Cohen, petite couturière juive, chassée de chez elle par sa mère qui lui avait demandé de mettre fin à sa relation avec Elmer, un agitateur communiste. Citons encore Congo Jake, marin français devenu unijambiste et bootlegger après la guerre, ou Joe Harlan, dit « le Sorcier de Wall Street », alcoolique qui vit dans la gêne après avoir amassé puis perdu une fortune.
De toute évidence, l’argent – ou plutôt le manque d’argent – est un facteur décisif dans les trajectoires des personnages. La mosaïque de vignettes réunies par le romancier pas encore trentenaire2, quelques années avant l’autre sommet de son œuvre, la trilogie U.S.A.3, donne lieu à un éblouissant tableau de Manhattan entre la fin du Gilded Age (ou « période dorée », 1865-1901) et l’âge du jazz, les années 1920. Une telle approche narrative permet en outre à Dos Passos d’aborder une foule de thèmes : l’immigration, l’ambition, l’amour, le divorce, la famille, l’avortement, la pauvreté, la guerre, la criminalité, la prohibition, la politique, pour n’en citer que quelques-uns. De tous les personnages, aucun n’éclipse le véritable protagoniste de cette monumentale fresque : la ville de New York elle-même.
1. John Dos Passos, Manhattan Transfer, nouvelle traduction de Philippe Jaworski, Gallimard, Paris, 2021, 528 p.
2. Né à Chicago en 1896 et mort à Baltimore en 1970, le romancier avait donc 29 ans lors de la publication de Manhattan Transfer, son quatrième roman, en 1925.
3. Trilogie formée en 1938 à partir des romans 42e parallèle (1930), 1919 (1932) et La grosse galette(1936).
EXTRAITS
Trois mouettes tournoient au-dessus des caisses brisées, pelures d’orange, trognons de choux gâtés qui flottent entre les palissades délabrées, les vaguelettes vertes écument sous la proue arrondie du bac qui glisse sur la marée, écrase, engloutit l’eau brisée, glisse, gagne lentement son amarrage. Des treuils tournent avec un cliquetis de chaînes. Des grilles se lèvent, des pieds franchissent le vide, des hommes et des femmes se bousculent dans une odeur de fumier au long du tunnel en bois de la station, poussés et heurtés comme des pommes que l’on envoie rouler dans la cuve d’un pressoir.
p. 13
Le grondement noir de la rue monte en spirale, traverse les murs, fait palpiter les ombres blotties ici et là.
p. 66
La Onzième Avenue : poussière glacée, ferraillement continu de roues grinçantes, les sabots raclent les pavés. Des voies ferrées monte le tintement de la cloche du train de marchandises qui freine bruyamment.
p. 69
Ils durent changer de train à Manhattan Transfer. Le pouce du gant neuf en chevreau d’Ellen avait craqué, et elle ne cessait de le frotter nerveusement de son index. John portait un imperméable à martingale et un chapeau mou gris rosâtre. Quand il se tourna vers elle et sourit, elle ne put s’empêcher de détourner les yeux et de regarder la pluie interminable qui miroitait sur les rails.
p. 156
Visages, chapeaux, mains et journaux tressautaient dans le métro fétide et grondant, comme du maïs dans un appareil à griller.
p. 333