Ce livre relatant – ou plutôt inventant – des événements traumatisants survenus l’année de ses 17 ans, le romancier californien affirme avoir tenté à plusieurs reprises de l’écrire. Une première fois en 1982, à peine un an après les faits. Une autre fois en 2006, un soir de grande anxiété. Mais ce n’est qu’en 2020, après que l’auteur eut aperçu dans la rue une ancienne camarade de lycée, que le roman1 a véritablement pris forme.
En plus de marquer un retour de Bret Easton Ellis à la forme romanesque après un hiatus de treize ans2,Les éclats en impose immédiatement par sa fusion des registres : roman noir, érotisme, horreur, récit de formation, autofiction. « Les éclats se lit comme un roman de Karl Ove Knausgård mélangé à un film de Dario Argento », observait pertinemment un journaliste du Guardian3. En outre, les lecteurs déjà familiers avec l’univers d’Ellis constateront que son septième roman ramène l’ambiance de ses deux œuvres maîtresses, Moins que zéro (1985) et American psycho (1991).
1981 ou la fin de l’innocence
Cocaïne, alcool, musique, sexe – le narrateur se la coule douce. Il vient d’entamer sa dernière année au lycée privé Buckley, à Los Angeles. Comme la plupart de ses camarades, qui appartiennent eux aussi à des familles riches, l’adolescent jouit d’une énorme liberté, surtout depuis qu’il a obtenu son permis de conduire. De surcroît, ses parents visitent l’Europe et ne seront pas de retour avant plusieurs mois. Il peut donc mener la grande vie avec son cercle d’amis, composé des élèves les plus beaux et les plus populaires de Buckley : Susan Reynolds, la présidente de l’école, et son petit ami Thom Wright, quart-arrière et capitaine de l’équipe de football ; Debbie Schaffer, sa propre petite amie, de façade puisque Bret vit en cachette ses premières expériences gaies avec le réservé Matt Kellner et l’athlétique Ray Vaughn. En plus de fréquenter assidûment les cinémas et de regarder religieusement Z Channel, Bret travaille à un premier roman – Moins que zéro – et accepte la proposition de Terry, le père de Debbie, un producteur très connu, d’écrire un scénario. Proposition indécente puisque Terry Schaffer cherchait un prétexte pour flirter avec lui. Les éclats prend ainsi l’aspect d’un récit rétrospectif à la Stephen King (l’auteur qui a donné envie à Ellis de devenir écrivain), émaillé d’observations mordantes à la Joan Didion (son autre grand modèle littéraire). En reprenant la technique narrative du name dropping (étalage de noms), omniprésente dans American psycho, Ellis procède à une reconstitution très attentive de l’époque telle que peuvent l’exprimer les marques de vêtements ou de voitures, les artistes et les chansons de la new wave4, les titres de films et les noms d’acteurs. Or, cette dolce vita est sur le point de se muer en cauchemar.
Terreur à San Fernando
Le premier indice voulant que quelque chose ne tourne pas rond à San Fernando survient avec l’apparition d’une secte de hippies, les « Riders of the Afterlife », qui multiplient les entrées par effraction et les actes de vandalisme. Des violations de domicile avaient commencé à se produire dès l’été 1980. Elles furent suivies de disparitions, puis de sacrifices d’animaux domestiques, ainsi que d’appels téléphoniques anonymes et muets. Nous voilà ainsi transportés en plein film d’horreur comme on les concevait à cette époque. Et l’horreur prend de l’ampleur avec la découverte de cadavres de jeunes filles : Katherine Latchford, abandonnée dans la benne à ordures d’une station-service près de Redlands ; Sarah Johnson, retrouvée dans le conduit d’évacuation d’un chantier de construction des faubourgs de Simi Valley ; Julie Selwyn, jetée sur un court de tennis du Shadow Ranch Park, dans Woodland Hills. Les corps sont dans un triste état : les membres redistribués en d’obscènes et dérangeants assemblages. Qui est donc ce tueur en série que les journaux ont surnommé « le Trawler » (le chalutier) ? Alors que ses amis font peu de cas de ces lugubres événements, Bret commence à en être obsédé. Et quand Matt Kellner est retrouvé mort dans sa piscine, couvert de contusions, tandis que son chat Alex a été décapité et crucifié, Bret sent le cauchemar se resserrer autour de lui comme un étau.
Son aspiration à devenir écrivain le rend-elle susceptible de faire des liens et de percevoir des choses qui échappent à ses amis ? Toujours est-il que Bret est le seul parmi les lycéens à ne pas s’engouer du nouvel élève à Buckley, Robert Mallory, même si sa grande beauté5 ne le laisse pas indifférent. Le charme de Robert opère très vite sur autrui et n’épargne apparemment personne, surtout pas Susan, qui projette bientôt de lui organiser une fête. Mais Bret ne fait pas confiance à ce garçon originaire de Chicago, qu’il est persuadé d’avoir aperçu l’année précédente au Village Theatre lorsqu’il était allé voir The Shining. Robert a beau jurer qu’il ne s’agissait pas de lui, Bret le soupçonne de mentir. S’improvisant détective privé, il se met à le suivre en voiture, une initiative qui se retourne contre lui quand Robert s’en rend compte et inverse les rôles, passant du poursuivi au poursuivant. Les soupçons de Bret étaient donc fondés, Robert n’est pas celui qu’il prétend être. Mais Bret l’est-il davantage ? Quiconque a lu American psycho sait qu’il ne faut pas trop se fier aux narrateurs de Bret Easton Ellis… Avec un tel retour en force, l’icône de la génération X et du Literary Brat Pack6 montre qu’il n’a nullement épuisé ses ressources de romancier alors qu’il franchira l’an prochain le cap de la soixantaine.
1. Bret Easton Ellis, Les éclats, traduit de l’anglais (américain) par Pierre Guglielmina, Robert Laffont, Paris, 2023, 616 p.
2. Son roman précédent, Suite(s) impériale(s), date en effet de 2010.
3. Rob Doyle, « The Shards by Bret Easton Ellis review – an inspired fever dream of a book », dans The Guardian, 8 janvier 2023. (Traduction libre.)
4. Si l’on met bout à bout les morceaux que cite Ellis et qui, pour la plupart, datent de 1981, on en arrive à une centaine de chansons, soit l’équivalent de près de sept heures de musique.
5. Ironiquement, Bret ne s’entoure que de très beaux camarades (garçons ou filles).
6. Le Literary Brat Pack, ou « meute littéraire d’enfants gâtés », désignait dans les années 1980 aux États-Unis un groupe d’écrivains hédonistes et provocateurs, formé, outre Ellis, de Jill Eisenstadt, Tama Janowitz, Jay McInerney et Donna Tartt.
EXTRAITS
La dernière fois que j’ai songé à écrire ce livre, ce rêve singulier, et raconter cette version de l’histoire – celle que vous lisez, celle que vous commencez à découvrir –, c’était il y a près de vingt ans quand je pensais être capable de révéler ce qui nous était arrivé, à moi et à quelques amis, au début de notre dernière année de lycée à Buckley, en 1981. Nous étions des adolescents, des enfants vaguement raffinés, qui ignoraient tout des rouages du monde – si nous en avions une certaine expérience, leur sens nous échappait. Du moins jusqu’au moment où quelque chose s’est produit qui nous a propulsés – expulsés – vers un état de conscience exaltée.
p. 11
Après l’horreur de 1981, la torpeur que j’avais trouvée exaltante pendant mes années de seconde et de première, et jusqu’au début de la terminale, a fini par se durcir et se transformer en une froideur distante qui a mis des décennies à fondre. Je n’ai plus jamais vraiment été le même après 1981 – il n’y a jamais eu de période où j’ai pu récupérer – et je peux à présent marquer le moment où j’ai été heureux pour la dernière fois, où, plus spécifiquement, les dernières traces de bonheur, de chaleur, ont réellement existé, avant que je ne sombre dans la peur et la paranoïa, avant que je commence à comprendre comment le monde adulte fonctionne, comparé à la façon dont j’imaginais qu’il marchait dans mes fantasmes d’adolescent.
p. 197
Mais nous étions peut-être, en Californie du Sud, saturés par le nombre de tueurs en série qui rôdaient dans le paysage durant les années 1970 et jusqu’au début des années 1980, s’entrecroisant sur les autoroutes, les canyons et les boulevards, sur la piste de victimes qui faisaient du stop près des plages et attendaient aux arrêts de bus, traînaient dans les diners des stations-service le long de la côte et sortaient des bars en titubant, ivres, de Glendale à Oceanside, de Westminster à Redding, de Cathedral City à Long Beach, dispersant des corps mutilés, torturés de manière extravagante à coups de barres de fer et de verre brisé, dans les décharges et les dunes de sable, les forêts et le long de la Highway 395 – une époque antérieure à la surveillance vidéo et aux téléphones portables, et au profil ADN, quand les tueurs en série pouvaient se permettre d’être nonchalants et prolifiques […].
pp. 214-215
Une autre fille avait disparu, mais des filles disparaissaient tout le temps, certaines fuguaient, d’autres étaient retrouvées mortes, d’autres encore ne revenaient jamais – la disparition d’une autre fille ne produisait pas l’effet que j’escomptais, particulièrement chez les personnes du sexe féminin que je connaissais et qui avaient le même âge qu’elle. Elles étaient apparemment invincibles à l’âge de dix-sept ans, tout comme s’étaient senties invincibles, j’en suis sûr, Audrey Barbour, Katherine Latchford, Julie Selwyn et Sarah Johnson.
p. 341