Un manifeste joyeux des sexualités, c’est ce que nous promet Camille Aumont Carnel dans son ouvrage Les mots du Q1. Joyeux. Quelle bonne nouvelle ! L’objet est beau. Surprenant. Fantaisiste aussi, avec ses envolées lexicales teintées d’orangé, sa mise en page inventive, ses dessins coquins. Nul doute, il a un bel avenir.
Sous le patronage de la vénérable institution Le Robert, qui affiche en page frontispice le nom de sa nouvelle collection « Dire c’est agir », le livre n’a pourtant que peu de choses en commun avec un dictionnaire classique. Folle amoureuse des mots, Camille Aumont Carnel n’a guère de filtres et son imagination se déploie en forme d’arc-en-ciel. Elle se dépeint en ces termes : puissible, fusion des adjectifs puissante et sensible ; impertigente, d’impertinente et intelligente, ou charismatue, de charismatique et têtue. Si tout n’est pas dit, tout est vrai. En comparaison, sa complice Noémie Marignier fait figure de femme sage qui porte un regard sociolinguistique sur certains de ses propos.
Du culot, Camille en a à revendre. Elle se mouille, si l’on peut dire ainsi, en totalité dans son manifeste. Loin d’elle le recours au mode impersonnel ou à la neutralité axiologique. À la fin de nombre d’entrées, elle y va même d’un aparté qui ne laisse rien à deviner, La (sex) life de Camille.
Idées prolifiques, rappels pédagogiques
Vous aurez compris que l’influenceuse, fondatrice entre autres du compte Instagram @jemenbatsleclito, ne fait pas dans la dentelle, ce qui n’exclut pas un apport pédagogique notable. Combien elle a raison en se gaussant des règles mens(tr)uelles, phénomène naturel du corps féminin si mal nommé, ces règles qui nous jouent des tours, arrivent sans crier gare, provoquent l’émoi si elles se font trop attendre. Devant ce fait physiologique aussi peu « réglé, régulé, réglementé et régulier », l’impertigente bien avisée suggère de les appeler « les irrégulières », en y allant d’un vibrant plaidoyer en faveur de la culotte menstruelle.
Si vous l’ignoriez, les pénis mouillent aussi. « Ce phénomène s’observe chez certaines personnes possédant un pénis lorsqu’elles sont très très très excitées. » L’autrice en profite pour comparer la longueur moyenne du pénis avec celle du clitoris – presque identiques si l’on mesure la partie interne du clitoris – et examiner les mots fripons ou mutins qui les désignent. Un sapotier par-ci, un poireau par-là. Il n’est toutefois pas relevé l’obsession des hommes pour leur organe mâle. Tirons un indice de cette manie de l’ouvrage Le dictionnaire érotique2 : 44 substantifs, mignons ou menus, décrivent le vagin et la vulve contre… 749 bien comptés, coquins ou fiers-à-bras, désignant le pénis.
Et vogue la langue bien pendue. La lexicographe nous entretient du frout, amalgame de fouffe et prout, ou pet vaginal. De la clitorodynie, l’hypersensibilité du clitoris, ou de l’antonomase Womanizer, gadget érotique qui « a révolutionné le plaisir féminin et sa représentation en développant l’image de la masturbation féminine par voie externe, et en venant casser celle du gode à la forme phallique et destiné à la pénétration ».
Quand elle nous bluffe, en abordant orgasme et levier professionnel, et nous retourne comme une crêpe, on rigole. « [L]es orgasmes que je vais me procurer quelques minutes avant de me rendre à mon rendez-vous afin d’activer dans mon cerveau les récepteurs à dopamine et à neuropeptides, comme la vasopressine, mais surtout l’ocytocine. » On lui sait gré quand elle compare les vocalisations copulatoires de la porno avec l’aphonie orgasmique de la vraie vie.
C’est avec à-propos qu’elle consacre un chapitre aux violences sexuelles et explique qu’on ne saurait accéder à une pratique joyeuse du sexe « sans avoir une connaissance parfaite de ce que sont les violences sexuelles ». Dans la foulée, elle martèle que le consentement n’est pas un accord sur lequel on ne peut pas revenir. « Il n’y a aucun moment où nous sommes allé-es trop loin pour que touts’arrête. » Nous mesurons alors d’où l’on vient. De très loin, et c’est du bien.
En vue d’une réédition probable de son manifeste, suggérons-lui de substituer ce vilain big clit energy par la perle lexicale de Louky Bersianik, gynile et ses dérivés gynilité et gyniliser. Au côté de la circlusion, l’acte du vagin d’entourer-enrober le pénis, pourrait aussi figurer la préhension / l’absorption / la capture / la saisie vaginale. Histoire de varier le copieux menu de connard – si pratiqué en France et traité par l’autrice avec beaucoup de légèreté –, on pourrait ajouter bitard et ses déclinaisons, comme dans fils de putard, soit fils de prostitueur.
Les plaisirs promis sont hélas spoliés par des détours incessants vers le franglish et le frañol. La puissible jeune femme repère dans son riche glossaire les mots français, anglais ou espagnol les plus pertinents à son propos et en sème à profusion son texte. On s’amuse devant un savoureux « I am pmsing » (pms : premenstrual syndrom), mais on grimace face, par exemple, au verbe disrupter. On se demande que dit ce verbe que rompre ne dirait pas. De la réassignation linguistique au verlan, de ces intempestifs recours à d’autres langues au jargon franchouillard, l’esprit ne dispose d’aucun instant pour chômer.
Les mots préservatifs
Le sexe et le genre ne sont pas des synonymes, tant s’en faut. Pourtant, la spécialiste des mots ne se gêne pas et ne cesse de les fusionner. C’est dans ce brouillard idéologique qui flotte ici et là, et finit par s’infiltrer partout, que le bât blesse. L’imposture linguistique se lit de cent façons : « une personne qui possédait un pénis » ; « que nous ne sommes pas enceint-es » ; « de nombreuses personnes ayant accouché ont rapporté avoir eu un orgasme » ; « [l]es acteurs et les actrices (pornos) sont casté-es pour leurs vulves lisses aux lèvres intérieures petites et courtes » ; « iel a une grosse bite ». J’en passe et des meilleures. Ces mots, donnés pour vérité irréfragable, préservent, voire empêchent un débat urgent sur ces questions dans nos sociétés.
La charismatue relate cette expérience : « J’ai toujours pris une douche avec mes ami-es qui possédaient une vulve, sans gêne, sans hésitation, comme un rituel. Et c’est comme ça que j’ai pu découvrir la diversité des corps, de l’apparence des sexes… et des fluides ! » Tiens, j’ignorais que le corps des hommes transféminins pouvait produire une ovulation, cause de ces fluides décrits tels « des pertes plus abondantes, un peu jaunes et pâteuses ». Ailleurs, elle mentionne que « certaines personnes qui ont leurs irrégulières se sentent honteuses ou honteux ». Quelle est donc cette personne à être menstruée qui n’est pas une femme, si ce n’est une femme qui ne prend pas d’inhibiteurs d’hormones et dont l’appareil reproducteur est d’origine, mais ne veut pas s’appeler femme ? Encore heureux qu’une des rares fois où la désignation exclusive femmes est épargnée touche à leur vie en danger. Devant un homme qui tue une femme, elle réfute les expressions crime passionnel ou coup de folie. « Le terme exact est féminicide. Ces femmes ont été tuées parce que c’étaient des femmes. » Rassurez-vous néanmoins. Camille Aumont Carnel rappelle en catimini que la sexualité vanille, pratiquée par des personnes attachées aux valeurs sûres, existe encore.
Dans son introduction, Camille Aumont Carnel avoue être incapable de dépolitiser son pieu et ses sexualités, ce qui nous autorise à décrypter leur sens politique. Auréolé du blanc-seing Le Robert, Les mots du Q avalise le discours dogmatique sur les identités de genre et le dissémine là où bon lui semble. Discours dogmatique en ce qu’il est difficile, sinon impossible, d’y poser un regard critique sans risquer l’opprobre des bien-pensants de la théorie du genre. En filigrane, dissimulé sous une langue accrocheuse, enthousiaste, novatrice, voici un traité sur les sexualités qui se sert de mots usuels ou inventés pour faire surgir certaines réalités mal nommées ou innommées et, du même coup de crayon, invisibiliser les femmes et les hommes en congédiant leurs différences sexuées, biologiques, hormonales, génétiques sans plus de cérémonie. C’est alors que Camus s’invite dans le débat : « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur du monde ».
Moins inoffensif qu’il n’y paraît, le manifeste qui se veut joyeux et factieux n’est-il pas à sa manière périlleux ? À vous d’en juger.
1. Camille Aumont Carnel, Les mots du Q. Manifeste joyeux des sexualités, « Dire c’est agir », Le Robert, Paris, 2023, 397 p.
2. Richard Ramsay, Le dictionnaire érotique, Adage, Montréal, et « Blanche »,Gallimard, Paris, 2002, 432 p.
EXTRAITS
Le français… c’est une langue injuste et c’est mon premier traumatisme linguistique : j’avais 6 ans, et, sans même lever un sourcil, mon enseignante m’a expliqué que « le masculin l’emporte sur le féminin »…
p. 25
Euhhhhh, j’ai un bouton hyper-chelou à l’entrée de la teuch […].
p. 45
C’est le genre qui prime sur le sexe, on ne le choisit pas, et on ne décide pas pour quelqu’un-e s’il est ou si elle est un homme, une femme, ou une personne non binaire.
p. 289
Une femme trans, qui n’a pas transitionné au niveau de son appareil génital, qui aime ses poils, sa barbe et son crâne rasé, reste une femme et son pronom sera elle.
p. 290
La dictature de la performance, ce sont toutes les pressions ressenties par certaines personnes qui se sentent dans l’obligation d’exceller sexuellement.
p. 375