David Goudreault a récemment fait son entrée dans l’emblématique dictionnaire français Le Robert illustré (2024). Au Québec, il est régulièrement invité sur les plateaux de télévision, où il est surtout connu en raison de ses performances de slameur. Son aisance naturelle, sa prestance scénique et son talent pour briller devant les caméras contribuent certainement à son succès. Conscient de cette popularité forgée par les médias, c’est avec une pointe d’ironie qu’il écrit dans son recueil Vif oubli : « Une pensée pour cette lectrice, perplexe, tenant ce livre du bout des doigts. Prête à l’échapper, déçue de ne point y retrouver les textes que je déclame à la télé, chargés d’espoir et d’oralité ».
Sans vouloir discréditer toutes ces qualités qui séduisent le grand public, je pense qu’il serait dommage de réduire Goudreault à ce personnage plein de verve et d’esprit qui apparaît au petit écran. Il est un poète et un romancier d’importance, qu’on se le tienne pour dit ; un auteur original, talentueux et prolifique rejoignant un large lectorat. Depuis la publication de La bête intégrale, en 2018, qui couronnait le succès de la trilogie ayant propulsé sa carrière à un niveau supérieur, il a fait paraître deux romans : Ta mort à moi et Maple, en plus d’un livre illustré, J’en appelle à la poésie, et d’un recueil de poésie, Vif oubli. Et soulignons que cette liste exclut ses collaborations au sein de collectifs ainsi que ses albums destinés à la jeunesse.
Des personnages auteurs
Dans sa célèbre trilogie, Goudreault nous a habitués à la présence d’un personnage central incarnant une figure d’auteur. Il maintient le cap avec les protagonistes de ses deux plus récentes œuvres de fiction, soit une poète de renommée internationale et une prostituée du quartier Hochelaga.
Ta mort à moi : écrire comme on vend des kalachnikovs
Marie-Maude Pranesh-Lopez est le fruit de l’union d’un couple d’immigrants plutôt dépareillés : Dolorès Lopez, une enseignante francophile, et Abhijat Pranesh, un sympathique raté qui rêve d’écrire un best-seller de croissance personnelle. Dès l’enfance, le visage aux traits peu harmonieux de la fillette étonne, aussi son comportement excentrique déroute son entourage. Le couple donne ensuite naissance à Victor-Hugo, un enfant à la santé chancelante que sa mère élève dans la ouate. De son côté, Marie-Maude est précocement géniale. Elle dévore les classiques de la littérature avec un appétit insatiable et rédige son journal intime en parallèle. Souvent, à l’école, « elle rest[e] plantée dans un coin de la cour avec un livre inadéquat pour son âge : Madame Bovary, Lolita, Le Comte de Monte-Cristo, qu’elle reli[t] compulsivement ». Elle brille et étonne sur le plan intellectuel, mais ses relations sociales et affectives ne présentent rien de lumineux. Surtout, son amour viscéral pour son camarade de classe Marc-André, amour qu’elle idéalisera d’ailleurs sa vie durant, apparaît à sens unique.
Un jour d’été, son frère meurt noyé dans la piscine familiale devant ses yeux, sans qu’elle ne prenne l’initiative d’intervenir. « Cette mort à elle », pour calquer le titre du roman, elle la gardera comme un secret.
La tragédie entourant le décès du cadet bouleverse évidemment la vie de la petite famille ; Dolorès sombre dans une étrange folie, celle de générer à répétition des embouteillages routiers, et Abhijat, lui, plonge plus profondément dans son délire spirituel nouvel âge. Pour sa part, Marie-Maude poursuit sur sa lancée. Véritable électron libre, elle passe d’enfant prodige à adolescente fugueuse. Devenue jeune adulte, elle atteint le statut de poète mondialement reconnue, une artiste d’exception dont l’œuvre est traduite et admirée à travers le monde. On affirme ceci à propos de son écriture : « Immense, foisonnant, tout son imaginaire t[ient] en un seul livre : une Gaston Miron réincarnée ».
Tout se déplie et se déploie mieux quand on possède sa langue. Un plombier ou un neurologue qui s’exprime clairement bonifiera sa pratique, même un tueur à gages sera en meilleure posture pour accomplir sa mission meurtrière s’il utilise une grammaire appropriée.
Ta mort à moi, p. 35.
Plus tard, elle donne naissance à un enfant, qu’elle baptise officieusement Oublila, mais s’enfuit de l’hôpital avant même de l’avoir tenu dans ses bras. Elle saute dans un avion en plein 11 septembre 2001. À l’étranger, après avoir passé un moment dans un monastère, à l’instar de Rimbaud, elle s’adonne au trafic d’armes. « Se mettre au service de moines et dominer sa respiration avaient suffi, pour un temps, à lui changer les idées et à la détourner des tréfonds du trou blanc, mais une nouvelle voie s’ouvrait. Marie-Maude décid[e] de se consacrer corps et âme à la criminalité. » L’existence de la poète prend alors la forme d’un feu roulant de rebondissements. Opérant en Asie du Sud-Est, aux commandes d’un Cessna, et livrant de la marchandise illicite, elle devient un redoutable cerveau criminel. Elle est toutefois arrêtée puis incarcérée deux ans au Laos avant d’être finalement libérée puis rapatriée grâce à l’aide de la haute diplomatie canadienne. De retour au pays, sa popularité, alimentée par son aura de gangster, ne cesse de grandir. À la même époque, elle acquiert une vaste résidence dans le Mile End, à Montréal. Elle transforme le lieu en une sorte de commune. C’est d’ailleurs sous ce toit où échouent des marginaux de tout acabit qu’elle fait la rencontre d’Oublila, qui a entretemps changé de sexe pour devenir Charles. Marie-Maude met fin à ses jours, seule dans un chalet des Laurentides.
Pour les génies, le suicide, c’est une mort naturelle.
Ta mort à moi, p. 325.
À la fin du récit, on apprend que Marc-André, son intarissable amour de jeunesse, s’est vu léguer des manuscrits exclusifs, dont le journal qu’elle rédige depuis l’âge de neuf ans. On comprend alors qui est cette voix derrière le narrateur initial du roman.
Un roman polyphonique à la structure morcelée
Dans un des passages intitulés « Réflexions préparatoires », il est mentionné que « [l]es romans, les biographies et les récits devraient tous s’écarter de ce formalisme mensonger » parce que « [l]a vérité passe par l’éclatement des chapitres et des strophes dans un désordre ne répondant qu’à un souci de compréhension, d’intelligibilité, de cohérence ». Il est vrai, le fil chronologique proposé par Marc-André préconise une temporalité non linéaire, mais rien pouvant brouiller les pistes ou déboussoler le lecteur. En fait, l’une des grandes forces du roman concerne l’emploi maîtrisé de voix narratives variées, une manière d’écrire qui crée un ensemble savamment polyphonique dans lequel chacun des discours occupe un registre particulier. Ainsi alternent des extraits de journal intime, des passages théoriques inspirés du fameux DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux), une pseudo-lettre ouverte parue dans Le Devoir, un éditorial fictif de Richard Martineau, tout cela dans le but d’alimenter la trame première opérée par Marc-André. On l’aura deviné par le synopsis proposé plus haut, Ta mort à moi est truffé de rebondissements et retrace l’existence quasi invraisemblable d’une héroïne aux qualités démesurées. D’une certaine façon, il y a quelque chose de picaresque dans les péripéties de Marie-Maude.
De plus, on constate un heureux amalgame d’éléments contrastés. Les passages où la littérature avec un grand L côtoient des références issues de la culture populaire sont abondants. Depuis le début de sa carrière, Goudreault semble d’ailleurs prendre un malin plaisir à joindre le noble et son contraire. Cet extrait du journal de Marie-Maude en fournit un exemple typique : « P.‑S. 1996 est une année dégueulasse, on a perdu le chat de ma mère, Tupak Shakur et Gaston Miron ». Dans un même ordre d’idées et fidèle à cette manière de marier des univers a priori incompatibles, il écrit dans son livre-plaidoyer J’en appelle à la poésie : « Marie Uguay imposée aux joueurs de football / Et Vanier aux premiers de classe ».
Un jour j’écrirai une vérité si dure que rien ne pourra la détruire ou la nier, même pas moi.
Ta mort à moi, p. 316.
Que dire maintenant de cette œuvre de Marie-Maude, tout aussi sublime que magistrale et qui lui a permis d’atteindre les plus hauts sommets du succès littéraire, ce livre qui, semble-t-il, parvient à décrire la vie comme aucun autre avant lui, ce livre brillant dont nous devons nous contenter d’imaginer les contours ? Bien entendu, il serait hasardeux d’essayer de répondre avec précision à une telle question. Par contre, il apparaît envisageable de penser que ce chef-d’œuvre fabuleux qui veut représenter le monde dans toute sa complexité y arrive justement par le biais de ce mélange de genres et d’étiquettes qui parsème l’entièreté du roman.
Maple : un éléphant dans un magasin de porcelaine
Marie-Maude est une extra-lucide torturée, à la fois nihiliste et visionnaire. Le personnage de Marylinne Morneau, alias Maple, apparu d’abord dans Abattre la bête, se présente davantage comme une jouisseuse espiègle, un boute-en-train sans peur et sans reproche. Aussi évolue-t‑elle dans un univers un peu burlesque qui s’apparente à celui de la célèbre trilogie.
Je l’ai jamais eue facile, mais j’ai toujours aimé le vice, l’interdit, la transgression. Fourrer fort, consommer à l’excès, voler, trafiquer, tout ce qui se fait en cachette m’intéresse. Le reste, c’est bon pour les peureux.
Maple, p. 17.
Après avoir quitté le pénitencier pour une maison de transition, la protagoniste de ce polar « trashicomique » est entraînée dans une aventure déjantée au cœur du monde interlope de la métropole québécoise. Assistée par une bande de joyeux lurons dont sa cochambreuse, la jeune Pricylia, son amant Claude Lamoureux, l’inspecteur Beaudoin ainsi que Nancé, une amie de longue date, elle résout une affaire de tueur en série. Une fois le coupable démasqué, elle s’expatrie au Costa Rica, loin des autorités policières, en compagnie de son « beau Claude ».
Tu mènes l’enquête, Maple, mais tu mènes le jeu aussi. Tu tires les ficelles, tu manipules ton monde. Plus ça change plus c’est pareil.
Maple, p. 106.
Empruntant des méthodes analogues à celles des enquêteurs Cercueil et Fossoyeur popularisés par Chester Himes, Maple fait fi de toute déontologie. Cette attitude s’illustre dans ses pratiques pour découvrir le meurtrier, mais également dans ses opinions situées à des années-lumière de la rectitude politique. Avant même le début de l’intrigue, une mise en garde prévient d’ailleurs celles et ceux qui pourraient se sentir offusqués par ses jugements à l’emporte-pièce.
Néanmoins, même si la caricature et l’exagération sont ici à l’avant-plan, un point de vue plus sensible sur la détresse et la misère humaine se laisse parfois deviner. L’expérience de Goudreault comme travailleur social n’est évidemment pas étrangère à cela. « C’est connu, la rue avale des enfants et recrache des vétérans », des propos qui rejoignent ces vers issus du recueil Vif oubli concernant le milieu carcéral : « Ceux qui rentrent en dedans / Ne m’inquiètent pas / Ce qu’ils en ressortent / En revanche ».
Le savoir est une arme, surtout si tu sais te servir d’un gun.
Maple, p. 51.
À l’instar de Marie-Maude, Maple incarne le rôle d’autrice. Dans un prologue teinté d’autodérision, elle déclare : « Pas plus conne que David, je vais exploiter le filon. Il s’est fait des couilles en or avec sa trilogie. Je vais m’en faire itou, de belles grosses chromées ». Nous l’avons mentionné, le roman met de l’avant une recette éprouvée se voulant un prolongement de l’univers d’Abattre la bête. Aussi, il y aurait une filiation à établir entre la tonalité trash qu’on y retrouve et l’excellent Mélasse de fantaisie de Francis Ouellette (Prix littéraire des collégien·ne·s 2022), dont l’action se déroule dans le quartier Centre-Sud, à Montréal. Il y aurait également des liens à faire entre la violence qui règne dans Le cassé (de Jacques Renaud, publié en 1964), ce classique de la littérature québécoise, et la dureté de certains passages de Maple. Nous demeurerons prudents avec ces comparaisons parfois faciles à démonter : Goudreault fait preuve d’une inventivité langagière inimitable mue par un sens de la formule qui pourrait faire fondre d’envie les meilleurs rédacteurs publicitaires.
Marie-Maude et Maple sont des fonceuses. Elles vivent d’audaces et d’intransigeance. Chez elles, il n’y a pas de possibilité d’annuler un geste ou une décision. À cet égard, Goudreault affirme, dans Testament de naissance, qu’il « [n]e suffit pas d’arracher les ailes d’un papillon / [p]our en faire une chenille à nouveau ». Dans Ta mort à moi, il reprend l’image : « Arracher les ailes d’un papillon n’en fera pas une chenille. Certaines actions sont irréversibles, en amour comme en mutilation ». Ainsi, dans l’esprit de ces héroïnes, le lépidoptère amputé peut s’envoler, aussi ne voient-elles aucun problème à prendre un vice-roi pour un monarque. C’est d’ailleurs Goudreault lui-même qui l’affirme : « La réalité est une option parmi d’autres ».
Livres de David Goudreault lus pour cet article :
Testament de naissance, Écrits des Forges, Trois-Rivières, 2016.
Ta mort à moi, Stanké, Montréal, 2019.
J’en appelle à la poésie, Les 400 coups, Montréal, 2021.
Maple, Stanké, Montréal, 2022.
Vif oubli, Mémoire d’encrier, Montréal, 2022.