L’usine à bouquins qu’est Michel Onfray (plus d’une centaine d’ouvrages à son actif) nous propose en 400 pages une histoire d’une âme dont il réfute l’existence. Exercice philosophique par excellence.
Michel Onfray, c’est bien connu depuis au moins son Traité d’athéologie (2005), aime à vilipender les religions. En entrevue, il mentionne souvent qu’il tente aujourd’hui d’épargner un tant soit peu le christianisme en vertu du principe qu’on ne tire pas sur une ambulance et parce que cette religion nous a légué une civilisation qui lui tient à cœur. Il reste que l’esprit est ardent, mais la chair est faible : le philosophe n’en rate pas une dès qu’il est question de tourner en ridicule les penseurs de la patristique. Mais soyons honnêtes : en fait, tout ce qui n’est pas matérialiste y passe et les théologiens ne sont pas ses seules têtes de Turc.
C’est ainsi que son nouvel opus1. est consacré à un objet d’étude dont il est entendu d’emblée qu’il n’existe pas : l’âme. Il s’agira donc d’exposer comment cette notion est née dans l’histoire de l’humanité (première partie : « Construire l’âme »), comment elle a pris du plomb dans l’aile (deuxième partie : « Déconstruire l’âme ») et comment elle est disparue (?) de l’horizon humain (troisième partie : « Détruire l’âme ») pour ensuite être recyclée par… Elon Musk (conclusion : « Sous le signe de la méduse »).
De l’Égypte ancienne aux Pères de l’Église
Où naquit, donc, cette idée selon laquelle notre être ne se limite pas au corps matériel, mais comporte également quelque chose qui y survit ? Alors qu’on nous apprend traditionnellement que ce sont les Grecs qui ont séparé le corps et l’âme, Onfray nous signale que ceux-ci tenaient en réalité cette vision du monde de l’Égypte. Mais avant ? Pour décrire la pensée de l’homme préhistorique, le philosophe recourt volontiers aux formules étourdissantes dont il est friand : « À l’époque, pas d’âme immatérielle dans un corps matériel : tout est matière, et l’esprit est probablement matière aussi. À moins que l’inverse dise mieux les choses : tout est esprit, et la matière est esprit aussi. Une matière spirituelle, un esprit matériel, sous forme d’un souffle qui correspond à ce qui dans la vie veut la vie et n’est plus là quand la mort s’y trouve ».
Ce serait donc à partir des Égyptiens puis des Grecs que l’humanité occidentale cultive l’idée d’une âme mystérieusement unie au corps pendant la vie et séparée de lui à la mort. On sait que le flambeau sera repris par le christianisme quoique, selon Onfray, avec une touche diabolique : « Le christianisme […] garde le dualisme, qui coupe le corps en deux, l’âme d’un côté, la chair de l’autre ; […]. Mais son originalité se trouve dans la métamorphose de l’âme blanche des platoniciens en âme noire des chrétiens ».
Pourtant, comme l’auteur le rappelle à juste titre, « les évangiles ne se soucient nullement d’une âme à punir en enfer ou à récompenser au paradis, d’un corps coupé en deux avec, d’une part, la chair détestable, de l’autre, l’âme vénérable ». C’est en effet saint Paul au Ier siècle puis, parmi les voix les plus entendues, saint Augustin au début du Ve siècle qui nous enseigneront à consciencieusement mépriser le corps. Dans le détail, on restera prudent quant à l’interprétation faite par Michel Onfray des écrits patristiques, interprétation dont plusieurs éléments ont été brillamment réfutés par l’historien Jean-Marie Salamito dans Monsieur Onfray au pays des mythes2. Mais pour l’essentiel, il n’est peut-être pas faux d’affirmer que le christianisme est « moins christique que paulinien » : « Craindre et trembler, voilà la matrice du paulinisme, c’est très exactement le contraire de l’enseignement de Jésus ». Cela dit, ces coups de boutoir contre l’institution ecclésiastique nous éloignent un peu de la question de fond, léger travers qu’on observe à plusieurs reprises dans l’ouvrage.
Ni Dieu ni âme
L’histoire d’une âme qui n’existe pas, c’est en fait l’histoire de deux visions du monde : l’une avec Dieu et l’autre sans Dieu. Les matérialistes, tenants de cette seconde cosmologie, ont toujours existé ; c’est seulement qu’ils n’ont pas toujours eu le porte-voix le plus puissant dans notre histoire. Épicure, par exemple, à cheval entre les IVe et IIIe siècles avant notre ère et grand maître à penser de notre auteur, aurait « violemment » été attaqué par les Pères de l’Église « parce que sa pensée radicalement matérialiste interdit leurs fictions ».
La pensée patristique, puis scolastique, a dominé l’Europe jusqu’à l’ère moderne, et le « point de bascule de notre civilisation » arrive au XVIIIe siècle sous la plume d’un personnage inattendu : Jean Meslier, prêtre athée dont le Testament n’a été publié qu’après sa mort survenue en 1729. Le bon curé ne voulait en effet pas s’attirer les foudres de sa hiérarchie en exposant son matérialisme invétéré de son vivant, mais il a soigneusement noté ses idées, que Voltaire fera publier en 1762. Selon Onfray, qui aime à faire découvrir au public des penseurs dont l’histoire canonique n’a pas tendance à retenir le nom (cf. sa Contre-histoire de la philosophie en 13 volumes), personne avant Meslier n’a aussi franchement que lui affirmé que « Dieu n’existe pas » : « [P]our Meslier le corps et l’âme sont constitués d’une seule et même matière ! […] La matière peut donc percevoir, sentir, connaître, aimer, haïr, désirer, subir les passions de l’âme. Toutes ces opérations se réduisent à des modifications de la matière ».
Onfray ne se préoccupe pas de savoir à quoi rime une âme matérielle : on a évacué Dieu, c’est l’essentiel. Il est moins complaisant envers l’idéaliste Socrate, qu’il pousse sans ménagement jusque dans ses derniers retranchements. En effet, au maître de Platon qui affirme que l’âme n’est lucide qu’en « envoyant promener le corps » pour ne pas être abusée par lui, il objecte ceci : « Mais Socrate ne nous dit pas comment une âme sourde, une âme aveugle, une âme impassible, une âme ascétique, une âme apathique, une âme insensible pourrait connaître et de quelle manière ! »
Une somme à la Onfray
L’originalité d’Anima se trouve sans doute dans l’idée de faire l’histoire de la notion d’âme, aujourd’hui assez négligée mais qui fut si prégnante dans l’histoire de l’humanité, d’un point de vue totalement extérieur – pour ne pas dire cynique – en traçant un arc complet depuis la préhistoire jusqu’à l’époque contemporaine, et même au-delà. Car le philosophe, dans une pirouette inattendue, établit une continuité entre l’âme idéale de Platon ou de Plotin et les ambitions visionnaires d’Elon Musk, qui annonce un monde où l’on pourra transplanter les data de votre cerveau dans une machine, voire dans un autre cerveau. L’idée que ces fameuses données numérisées puissent constituer la version moderne de l’âme a de quoi laisser perplexe, et on salue bien bas la capacité de l’auteur à frapper l’imagination, mais enfin, le lien n’est peut-être pas aussi évident qu’il voudrait le faire croire. On sait en fait que le transhumanisme figure au nombre des préoccupations les plus intenses du prolifique philosophe, mais, si justifiée soit cette préoccupation par ailleurs, il n’est pas évident qu’elle ait véritablement sa place dans un traité sur l’âme. Le lecteur en jugera.
Comme souvent avec Onfray, la richesse et la diversité des auteurs cités coupent le souffle. Certes, les interprétations que fait le philosophe des œuvres qu’il commente suscitent parfois des réserves ; nous avons parlé plus haut de Jean-Marie Salamito, et on pourrait mentionner aussi le tollé suscité par son livre sur Freud en 20113. On lui reconnaîtra à tout le moins la capacité à la fois de déterrer ou de ramener à la lumière des auteurs inconnus ou méconnus, d’en résumer la pensée de manière cohérente et de jeter un regard critique nouveau sur les plus connus. En effet, du lointain Pythagore au presque contemporain Édouard Glissant, en passant par Origène, Plotin, Montaigne, Descartes, Gassendi, Maupertuis et tant d’autres, on ne peut douter du caractère exhaustif de l’inventaire d’Anima.
1. Michel Onfray, Anima. Vie et mort de l’âme de Lascaux au transhumanisme, Albin Michel, Paris, 2023, 412 p.
2. Jean-Marie Salamito, Monsieur Onfray au pays des mythes. Réponses sur Jésus et le christianisme, Salvator, Paris, 2017, 147 p.
3. Michel Onfray, Le crépuscule d’une idole. L’affabulation freudienne, Grasset, Paris, 2010, 624 p.
EXTRAITS
L’âme immatérielle, immortelle, telle que la pensent Pythagore et après lui Platon, puis les chrétiens, voilà donc une idée égyptienne. Ce que confirme Hérodote dans son Enquête sur l’histoire et les coutumes du peuple égyptien : « Ce sont encore des Égyptiens qui, les premiers, ont dit que l’âme humaine est immortelle ».
p. 46
Rousseau attaque la religion chrétienne non parce qu’elle est religion, mais parce qu’elle est chrétienne et que, en vendant son arrière-monde et son au-delà, elle s’arrange des misères du monde ici-bas et collabore avec ceux qui entretiennent l’injustice sociale et qui, en vertu de la jurisprudence paulinienne selon laquelle tout pouvoir vient de Dieu, célèbrent la soumission aux pouvoirs terrestres comme moyen de gagner le salut.
p. 319
Le philosophe [Rousseau] et le politicien [Robespierre] veulent un Homme Nouveau : ce sera celui des Jacobins ; ce sera aussi celui des fascistes et des bolcheviques ; c’est aujourd’hui celui des transhumanistes.
p. 327
L’effondrement de l’Europe judéo-chrétienne ne va pas sans la disparition d’une philosophie digne de ce nom – je m’inclus dans ce constat bien évidemment… […] L’Histoire s’écrit désormais depuis la partie occidentale de l’Amérique, qui voit s’éloigner d’elle « l’Europe aux anciens parapets », pour la nommer avec les mots de Rimbaud, à la vitesse d’un corbillard emballé.
p. 377