En juillet 2023, Milan Kundera aura quitté « la planète de l’inexpérience », ce monde où on ne vit, plus ou moins maladroitement, qu’une seule fois, ce monde dans lequel nous avançons à tâtons sur des « chemins dans le brouillard » où nous risquons sans cesse de nous égarer. Il laisse derrière lui une œuvre remarquable, profondément et volontairement irrécupérable, inscrite dans un dialogue continu avec l’histoire de son art, le roman – et pourtant, et c’est peu dire, il aura tant donné à l’essai.
Du roman, Kundera recherchait la sagesse, et la sagesse qu’il cherchait passait par ce que peut nous apporter le savoir romanesque : l’ironie (contre le kitsch, qui consiste à tout prendre au sérieux, contre ceux qu’il appelait, à la suite de Rabelais, les agélastes, « ceux qui ne rient pas »), l’ambiguïté, l’incertitude engendrée par la polyphonie où se relativisent les voix, les consciences et les vérités. À cela s’ajoute ce que François Ricard, son plus fin, son plus éternel lecteur, nommait le pas de côté : la possibilité que nous avons de prendre une distance face à la bêtise des idéologies, pensées et discours tout faits dans lesquels nous baignons, souvent sans même nous en rendre compte. Son écriture romanesque était portée par une éthique de la connaissance foncièrement désengagée politiquement qui met en scène l’histoire et le politique pour mieux en faire voir le ridicule mais aussi le danger. Sa grande ambition consistait à s’inscrire dans l’histoire de son art, à y participer en méditant les « paradoxes terminaux » de notre temps et en poursuivant les avenues inexplorées de l’art du roman. Pour Kundera, « la connaissance est la seule morale du roman » et cette connaissance, le roman la découvre phénoménologiquement comme « beauté, réelle ou potentielle ».
Ses romans étaient profondément travaillés par la musique (avec un souci phénoménal, obsessionnel, pour la composition) et la philosophie dont il rejetait par ailleurs l’esprit de système (qu’il trouvait hilarant), mais à partir de laquelle il tirait, parfois en les détournant, certains de ses grands thèmes et méthodes. Kundera est d’ailleurs peut-être l’écrivain qui a le mieux su saisir la critique de Husserl et de la phénoménologie des errances de la rationalité, de la technique et de l’oubli de l’être. Dans L’insoutenable légèreté de l’être, il nous rappelait l’aberration de la pensée, héritée de Descartes, qui faisait de l’homme le maître et possesseur d’une nature dénuée d’âme, simple réservoir de ressources offert à l’exploitation et à la possession. Son Nietzsche pleurant au cou du cheval battu afin de nous excuser tous est inoubliable et bouleversant (et il y a tant à pleurer).
Sa méfiance envers le politique, le pouvoir, les médias de masse, l’ignorance, la bêtise, les cortèges, l’indiscrétion généralisée, le totalitarisme (lui qui savait bien de quoi il en retournait) ne m’a jamais semblé aussi essentielle qu’aujourd’hui. Sa lecture de l’histoire, son récit de l’invasion de son pays par les Russes pendant le Printemps de Prague sont d’une criante acuité. Il redoutait les mensonges lyriques et le kitsch, ce « désir de plaire à tout prix », cette recherche d’un accord harmonieux, sans failles, avec l’être. Pourtant, dans L’insoutenable légèreté de l’être, Kundera nous rappelait que nous portons tous une part ou une forme de kitsch, mais une fois celui-ci révélé et reconnu « comme mensonge », il perd « son pouvoir autoritaire » et sa dangerosité, il devient alors « émouvant comme n’importe quelle faiblesse humaine ».
Au cœur de l’œuvre de Kundera, telle que je la lis, apparaît la figure, voire le personnage, de l’écrivain-lecteur tout à la fois passionné et électif. Si sa pensée présente une forme de conservatisme culturel, elle n’est pas sans me rappeler Hannah Arendt. Comme Husserl et Arendt, Kundera se souciait du grand héritage de la pensée européenne et de la pérennité de la culture. Si Arendt caractérisait la culture comme ce qui peut nous ravir et nous émouvoir, par-delà le temps et la dévoration de la vie (à laquelle cède le divertissement qui ne fait que consommer des produits culturels et leur nouveauté), l’œuvre de Kundera, par-delà les modes et les époques, pourrait bien faire cela encore longtemps, notamment parce qu’elle est aussi empreinte d’une profonde tendresse (pour certains personnages) et d’un réel souci du monde. Il n’est d’ailleurs pas une semaine sans qu’un passage de l’un de ses livres ne me revienne en pensée et je suis souvent tentée d’écrire un texte sur un aspect que je redécouvre dans son œuvre (j’aurais tellement aimé approfondir un peu ses rapports avec la Caraïbe, la Martinique où il a vécu – et les amitiés littéraires et territoriales qu’il y a cultivées, notamment avec Patrick Chamoiseau).
Je ne le relis jamais sans ce plaisir immodéré qui oscille entre distance ironique et beauté désertée, solitaire, bleutée. Bleuté, ce mot mystérieux qui m’a semblé revenir sans cesse dans ses livres et qu’il avait expliqué ainsi, dans ses « Quatre-vingt-neuf mots » (L’art du roman) : « Aucune autre couleur ne connaît cette forme linguistique de la tendresse. Un mot novalisien ».
J’ai souvent envie de le relire juste pour ressentir cette invitation à la solitude et à la lenteur alors que ma vie me semble toujours possédée par le démon de la vitesse et de l’empressement.
Je sais bien que son œuvre, par moments provocatrice, présente des aspérités, des irritants et que son histoire du roman est forcément injuste. Son aversion pour Dostoïevski est légendaire et il est facile de penser à Woolf, Faulkner, Handke ou Hamsun (comme le fait Knausgaard), ou à tant d’autres romanciers qui explorent autrement les innombrables chemins du roman, de la prose et de la poésie. C’est peut-être étrange, mais je trouve souvent fertiles les critiques éclairées de son œuvre (celle de Knausgaard, par exemple) ; en faisant voir les failles, elles délient le charme, font voir d’autres possibles.
Mais même si l’air du temps semble avoir tourné, l’œuvre de Kundera, pour peu qu’on soit encore prêt à douter et à faire la part des choses, éclaire encore, elle me semble faire contrepoids. Il ne faudrait pas oublier que l’art et la littérature ne sont pas des mondes de vérités unanimes, mais des mondes de vérités relatives et complexes dans le grand jeu des idées – là où il est si difficile de tolérer l’incertitude, le doute, la marge ou la position adverse. C’est que nous rappelait Nietzsche quand il affirmait que nous « avons l’art pour ne pas mourir de la vérité » : l’art n’est pas l’espace d’une vérité unique, mais plutôt celui où des vérités paradoxales ou contradictoires sont mises en perspective et relativisées les unes par rapport aux autres.
Chose certaine, Kundera aura marqué son temps et j’aime tout particulièrement voir apparaître son fantôme ou son héritage trahi dans des œuvres qui prennent en compte son art du roman, mais sans le suivre à la lettre, en le confrontant à ses apories ou en redéployant certains de ses plus fertiles éléments dans un horizon autre. Je collectionne ainsi un peu secrètement les témoignages des auteurs et autrices de partout (de partout, j’insiste, car cet horizon du monde lui était fondamental) quand ils racontent l’importance de Kundera pour leur propre parcours, pour leur écriture. Souvent, comme c’est le cas pour Antonio Albanese, Mohamed Mbougar Sarr (qui le cite subtilement dans La plus secrète mémoire des hommes) ou Leïla Slimani, c’est L’insoutenable légèreté de l’être qui revient. Philip Roth lui a adressé l’hommage le plus drôle qu’on puisse imaginer dans La tache, par l’entremise de l’inoubliable personnage de Delphine Roux, universitaire aussi immature qu’affolée, hilarante lectrice à la fois repentie et honteuse de Kundera. Avec La trajectoire des confettis, Marie-Ève Thuot a écrit un roman musical et polyphonique de haute voltige, à la fois érotique, drôle et existentiellement riche, où apparaît ou transparaît quelque chose à la fois de Nancy Huston et de Milan Kundera. Dans Le nénuphar et l’araignée, une œuvre ludique et profonde mêlant récit et essai, Claire Legendre, qui me semble toujours si praguoise, a exploré une série de questions et de thèmes existentiels (dont la fameuse litost en se référant explicitement à Kundera). Et c’est en quittant la matrice du roman strictement roman, en ouvrant l’œuvre littéraire à la poésie, au récit, à l’essai, dans Les villes de papier, que Dominique Fortier m’a offert une des plus belles leçons de littérature qui puisse être : celle de la liberté, celle de la transformation, celle du devenir où s’incorporent et se muent tous ces autres en nous qui nous forment et nous inspirent, et à travers lesquels nous devenons notre propre trajectoire de création.
Alors, et pour détourner sa belle formule, que me restera-t-il de Kundera ?
La peur des maisons de verre.
Agnès, s’imaginant résister à la laideur généralisée du monde, un brin de myosotis à la main.
Karénine, chien « mortellement malade », dans le rêve de Tereza, accouchant de deux croissants et d’une abeille. Et sa mort qui, chaque fois, rejoue en moi toutes les morts des animaux aimés.
Tereza enveloppant, dans son écharpe rouge, pour la sauver, une corneille qui avait été enterrée vivante.
Sabina poursuivant l’idylle enivrante de l’exil, de la trahison, de la rupture et, avec elle, la tentation, toujours, de cette autre idylle, « trahir », « sortir du rang » et « partir dans l’inconnu ».
Ludvik, « heureux », dans les chansons de Jaroslav, là « où les valeurs ne sont pas dévastées » :
[I]l m’apparaissait qu’à l’intérieur de ces chansons se trouvait mon issue, ma marque originelle, le chez-moi que j’avais trahi mais qui était d’autant plus mon chez-moi (puisque la plainte la plus poignante s’élève du chez-soi trahi) ; mais je comprenais en même temps que ce chez-moi n’était pas de ce monde (mais quel chez-moi est-ce, s’il n’est pas de ce monde ?) […] et je sentais que le sol de ce chez-moi se dérobait sous mes pieds […] et je me disais avec étonnement que mon seul chez-moi était cette descente, cette chute, chercheuse et avide et je m’abandonnai à lui et à la volupté de mon vertige1.
La maman de Karel, ses poires et les tanks russes (en jouant sur les perspectives, à la fois visuelles et historiques, on découvre le tank russe pas plus gros qu’une bête à bon Dieu et ce renversement de perspective : « le tank est périssable et la poire est éternelle »).
Tomas et Tereza arrivés à la dernière halte, dansant, s’aimant, par-delà le donjuanisme, par-delà l’insécurité, changés en lièvres (n’ayant plus de force que « l’un de l’autre »), et ce paragraphe, un des plus beaux de tous les temps, un des tout derniers de L’insoutenable légèreté de l’être, là où « le bonheur emplit l’espace de la tristesse ».
De très loin désormais, je l’imagine rire. (Je l’imaginais souvent rire, le rire de Kundera, parfois même riant de moi, avec un étrange et libérateur soulagement.) Et c’est aujourd’hui une pensée pleine de nostalgie.
1. Milan Kundera, La plaisanterie, p. 452-453, que je citais dans mon essai Nihilisme et création. Lectures de Nietzsche, Musil, Kundera, Aquin publié aux Presses de l’Université Laval.