Françoise Héritier (1933-2017) et Michelle Perrot (1928-) ont été au XXe siècle ce que Voltaire, Émilie du Châtelet ou Condorcet furent à leur siècle. Elles ont toutes deux éclairé ce tournant de l’histoire où l’impensé de l’humanité – soit que la moitié des hommes sont des femmes, comme l’énonçait si bien Louky Bersianik – surgissait et s’imposait dans chaque sphère de la pensée. Parmi d’autres étoiles, Françoise Héritier et Michelle Perrot ont illuminé le ciel, soudain porteur de toutes les promesses. L’une est anthropologue/ethnologue et l’autre, historienne.
L’autrice et journaliste Laure Adler emprunte au premier long-métrage de la cinéaste Agnès Jaoui, Le goût des autres, le sous-titre de son ouvrage sur l’anthropologue et ethnologue Françoise Héritier1. Ce goût des autres campe précisément l’essence de cette femme d’exception. Ni biographie, ni chronique, l’ouvrage constitue un récit-hommage à la scientifique, à la femme de cœur, à l’amie de longue date. Un récit tout simple, marqué de sauts dans le temps ou d’ellipses qui parfois nuisent à la fluidité de la lecture et brouillent les repères chronologiques.
N’empêche, il est passionnant de découvrir la petite-fille de paysans, tant du côté maternel que du côté paternel, qui, à peine la vingtaine entamée, déserte la maison familiale pour une chambre de bonne, oriente ses études dans une autre direction pour devenir, 50 ans plus tard, la « mamie savante » et la sentinelle avancée de la cause des femmes. Un pas après l’autre, elle s’éloigne du rôle d’épouse bourgeoise auquel on l’avait destinée. La rupture consommée, elle en est la première étonnée. À la suggestion d’un ami, elle se joint en ces temps-là à la fine fleur intellectuelle qui se rassemble au séminaire de Claude Lévi-Strauss, à la Sorbonne. Son esprit tombe littéralement amoureux de celui de son futur mentor et d’une discipline émergente, l’anthropologie sociale. Lévi-Strauss, déjà célèbre, reconnaît le talent de sa jeune étudiante et intègre sur l’heure celle-ci à l’équipe du laboratoire qu’il crée au Collège de France, où elle devient la deuxième professeur élue de la vénérable institution.
Sur le terrain
De fil en aiguille, Françoise Héritier amorce un cycle de recherches2 dans les villages samo de la Haute-Volta (aujourd’hui le Burkina Faso). D’emblée, elle reconnaît des affinités secrètes entre elle-même, l’Afrique et les Samo. Cette rencontre, sans partage jusqu’à la fin de sa vie, se doublera d’une passion, celle d’observer comment les gens vivent et s’inventent des règles sans le savoir. Sa position de chercheuse se précise : ne pas devenir l’Autre, plutôt rester soi pour mieux le comprendre. Structuraliste, l’anthropologue marche dans les traces de Lévi-Strauss. Sa spécialité, l’étude de la parenté, est un domaine qu’elle qualifie à la fois d’abscons et de terrifiant. À contre-courant de plusieurs de ses collègues, la timide mais opiniâtre Françoise Héritier traque les ressemblances, les éléments structurels communs, les invariants des sociétés humaines, et développe son « armature conceptuelle ».
À l’aube des années 1960, elle entreprend une nouvelle mission au Bona, région des Hauts-Bassins, de nos jours hors d’atteinte puisqu’elle se trouve encerclée par les djihadistes. Tôt, Françoise Héritier s’avise de l’élargissement de l’islam, note le recul de la pratique catholique et l’effritement de l’animisme. Devant cette progression rapide, elle observe que la religion islamique est « ressentie comme plus africaine et lavée de la tache d’être arrivée dans les fourgons du colonisateur ». Chemin faisant, elle décortique l’effet de l’islam sur les femmes, qui se font de plus en plus invisibles. Elle conclut qu’il s’agit là d’une manière de tirer le même fil pour aller jusqu’au bout de « l’enfermement définitif des femmes pour leur appropriation ».
Cette valence différentielle entre les sexes
Premier ouvrage savant que l’anthropologue signe seule, L’exercice de la parenté (1981) offre des avancées théoriques et politiques majeures mais, selon Laure Adler, « personne ne s’en rendra compte au moment de sa parution3 ». Bien que la scientifique garde le cap sur un travail structuraliste pur et dur, elle introduit la dominance du masculin. Si Claude Lévi-Strauss y voyait un phénomène naturel, elle y déchiffre pour la première fois dans sa discipline ce fait universel, soit « l’appartenance à un sexe comme constitutive du rapport au monde », tant sur le plan symbolique que sur le plan réel. Le concept de la valence4 différentielle entre les sexes constitue la synthèse de 30 ans de recherches. Elle se demandera ce qui sépare les femmes des hommes. « Les femmes possèdent ce privilège exorbitant de faire à la fois des filles et des garçons, donc les femmes font des hommes. De ce pouvoir des femmes, les hommes ont voulu se prémunir en contrôlant cette capacité de reproduction5. » Ainsi, elle ébranle les fondements du structuralisme de son maître, qui ne le lui pardonnera guère. Entre lui et sa principale disciple, la querelle deviendra peu à peu « philosophique, anthropologique et politique ».
Entre-temps, le maître a vieilli. Plusieurs se croient appelés à lui succéder au Collège de France, et la bagarre est rude. Contre toute attente, le choix définitif de Claude Lévi-Strauss se porte sur celle qu’il estime désormais son égale, Françoise Héritier, au grand dam des collègues masculins qui n’épargneront rien à cette dernière ; ils n’hésiteront pas à l’ignorer, à lui faire la gueule ou à la brocarder. Sourde au persiflage et autres ragots, elle lance, malgré une maladie de plus en plus invalidante qu’elle tient secrète, un cycle d’études sur l’anthropologie du corps, et la première observation qui s’impose est celle de l’existence de deux sexes, oscillant entre l’identique et le différent. Dans les débats actuels sur l’occurrence de multiples sexes/genres (gender, selon le terme anglais qui appelle tant de cafouillage), sans assises génétique, hormonale, biologique ou reproductive, il serait utile, histoire de remettre du bon sens dans la confusion générale, de relire ses travaux.
Laure Adler nous rappelle l’esprit curieux de sa docte amie qui préside avec un supplément d’humanité le Conseil national du sida, de 1989 à 1994, qui prend position aussi bien sur la laïcité que sur le mariage pour tous ou les droits des femmes et qui n’hésite pas à trancher net dans nos dernières illusions. Que ce soit clair, il n’y a jamais eu de matriarcat primitif. Quand Laure Adler soutient, de façon erronée, que la question de la domination masculine n’est pas dans l’esprit du temps des années 1980, il y a fort à penser que son regard francocentré a généré un angle mort. Au contraire, cet esprit du temps a procuré un terreau fertile à la diffusion des idées progressistes de Françoise Héritier, dont le principal regret serait d’avoir « été trop nunuche » dans sa jeunesse, elle qui se qualifie dans son grand âge de « conductrice en insoumission ».
Tant de choses restent à dire sur cette œuvre et cette vie que la lecture de l’ouvrage de Laure Adler révélera. Avant tout, celle-ci donnera un goût irrépressible de connaître davantage Françoise Héritier.
L’anthropologie et l’histoire s’embrassent
Le 27 mars 2015, l’anthropologue Françoise Héritier et l’historienne Michelle Perrot s’embrassent, sous l’œil ému de Laure Adler. Françoise remet alors la Légion d’honneur à Michelle devant Laure, témoin officielle de la cérémonie.
Dans une approche semblable à celle de Laure Adler, Eduardo Castillo propose à son ancienne professeur, la réputée Michelle Perrot, de tenir une série d’entretiens autour de l’histoire des femmes6. Ainsi se remémore-t-elle que, au début des années 1970, elle a remis en cause son enseignement toujours fidèle aux ouvriers, à l’histoire économique et sociale, mais où les femmes sont inexistantes. Entourée de cinq collègues, elle amorce un processus d’appropriation. Première tâche à l’agenda, lire tous les travaux d’anthropologie et d’histoire sur les femmes. Si le viseur de l’Histoire va au-delà du pouvoir politique, des guerres et autres événements publics, et qu’il pointe, après un travelling avant, sur la vie privée, la famille, la maladie, la mort et le quotidien, les femmes passent en gros plan et les sources se multiplient, lesquelles se trouvent dans des correspondances, des journaux intimes, des témoignages d’inconnues. Ce travail de déblaiement révèle combien les militantes de la première heure étaient drôles. « Ne nous libérez pas, on s’en charge », scandaient-elles sur un ton mi-amusé mi-ironique.
En tête de peloton, Michelle Perrot a donné ses lettres de noblesse à l’histoire des femmes marquée par des abîmes de silence et la rareté, quand ce n’est pas l’absence de sources fiables. Son apport se traduit par de nombreux ouvrages, mais son haut fait politique demeure sans conteste Histoire des femmes en Occident7. En duo avec l’éminent médiéviste Georges Duby, tous deux en collaboration avec 68 spécialistes, elle signe cette publication en 5 tomes, dont la portée s’étend depuis l’Antiquité jusqu’au XXe siècle. L’idée que les femmes ont raison de se penser libres plutôt que victimes sous-tend ce vaste travail.
Pareille idée traverse aussi Le temps des féminismes, lequel a le mérite d’aborder les principales questions qu’il résume, sans véritablement plonger au cœur des controverses. Les sujets qui fâchent, tels que l’identité de genre, le wokisme, le voile islamique et l’intersectionnalité, sont survolés. Au demeurant, le peu d’assurance de l’historienne sur ces sujets est perceptible, tout comme celui de son interlocuteur. Par exemple, ce que le voile, nommé ici bout de tissu, sous-tend et symbolise à la fois est ignoré, mais plus loin l’évocation de la lutte que mènent les Iraniennes produit une soudaine volte-face. L’autrice y affirme qu’elles « paient de leur vie leur refus de l’obligation du voile, clairement dénoncé comme instrument de domination ».
Joyeuse mais pas trop
L’histoire en général ne présente jamais une évolution linéaire, ni celle des femmes. Les temps forts de cette « évolution des cinquante dernières années dessinent une révolution » ; ils ont été suivis par une période que l’on pourrait qualifier de consolidation et d’inscription des droits dans les faits. Puis, en 2017, un séisme planétaire nommé #MoiAussi met à nu le noyau dur des relations femmes/hommes, celui sur lequel se butent ou se fracassent tant de destins féminins.
Très nuancée, l’historienne a cette heureuse réflexion : somme toute, les postures universaliste et essentialiste, à l’origine de tant de morcellements et de divisions, finissent par s’entremêler et se métisser. Ce qui nous suggère que nous aurions tout à gagner à recadrer le mouvement féministe autour des valeurs communes aux femmes, sans égard à la couleur de la peau, à l’ethnie ou à la classe sociale. Michelle Perrot perçoit chez certaines jeunes femmes, révélées par le soulèvement mondial #MoiAussi, une indépendance et une autonomie « animées par une radicalité nourrie par une maturation souterraine ». Elle salue aussi le courage de ces Soudanaises, de ces Russes, de ces Iraniennes qui, souvent au péril de leur vie, conduisent de véritables révolutions dans leur pays. Une note d’espoir clôt ce riche panorama, dans une conclusion titrée Allegro ma non troppo.
Dans 50 ans… ou 500 ans
Dans la constellation des Kate Millet (La politique du mâle, 1970), Phyllis Chesler (Les femmes et la folie, 1972), Elena Gianini Belotti (Du côté des petites filles, 1973), Françoise d’Eaubonne (Le féminisme ou la mort, 1974), Andrea Dworkin (La haine des femmes, 2021) et de nombreuses autres, Françoise Héritier et Michelle Perrot ont toutes deux marqué d’un trait profond le parcours des femmes par leurs recherches scientifiques. Sous leur regard, les inégalités structurelles et universelles dévoilent la primauté des oppressions, celle des femmes.
Quand on observe, médusées, comment le plus haut tribunal étasunien a piétiné le droit à l’avortement, habeas corpus des femmes et droit reconnu depuis un demi-siècle, il paraît difficile de se faire croire que la cause des femmes est entendue… et gagnée. L’historienne et politologue Nicole Bacharan écrit à ce propos : « À 20 ans, j’étais tombée dans le premier piège tendu aux ignorantes : croire que la liberté des femmes était un fait acquis ».
Après ce vaillant travail pionnier à la découverte de notre histoire – herstory comme la nomment les Étasuniennes –, on ne se demande plus si les femmes ont une histoire, mais quelle est cette histoire. La tâche se poursuit selon la trajectoire anthropologique, qui nous aiguille vers l’influence des femmes sur le présent et l’avenir de l’humanité.
1. Laure Adler, Françoise Héritier. Le goût des autres, Albin Michel, Paris, 2022, 267 p.
2. Au total, elle accomplira neuf missions.
3. Laure Adler, op. cit., p. 123-124.
4. Valence est un mot emprunté à la chimie, domaine dans lequel il désigne la puissance d’attraction ou de répulsion d’un objet ou d’une activité.
5. Laure Adler, op. cit., p. 200.
6. Michelle Perrot avec Eduardo Castillo, Le temps des féminismes, Grasset, Paris, 2023, 198 p.
7. Georges Duby et Michelle Perrot (sous la dir. de), Histoire des femmes en Occident, Plon, 5 tomes, 1990-1992.
EXTRAITS
Comme Lévi-Strauss, Françoise [Héritier] pense qu’il ne faut pas dépassionner les problèmes et que les émotions et la sensibilité font partie de la démarche scientifique.
Françoise Héritier. Le goût des autres, p. 42.
Mais sa capacité à apprendre à tout moment, la fraîcheur de son étonnement, son regard émerveillé lui permettant d’avoir une expérience intime de son prochain, que ce prochain soit son facteur ou un habitant d’un village samo au Burkina Faso.
Françoise Héritier. Le goût des autres, p. 231.
L’infériorité des femmes subsume toutes les autres.
Françoise Héritier. Le goût des autres, p. 236.
Pourtant vigoureuse à l’université, grâce au travail des historiennes, l’histoire des femmes n’a pas encore pénétré à l’école.
Le temps des féminismes, p. 62.
Différence ne veut pas dire identité.
Le temps des féminismes, p. 151.
Universel dans sa foisonnante diversité, le féminisme est une manière de révolution dans les rapports entre les sexes, un chemin sinueux, obstiné, vers l’égalité, la liberté et l’amour.
Le temps des féminismes, p. 190.