Enfin ! Les premiers recueils de Pierre Morency sont maintenant publiés en format poche. Il était plus que temps ! Voilà un événement à souligner, car cette accessibilité nouvelle permet à ses poèmes de rejoindre le grand livre des poètes québécois, dans lequel figurent Émile Nelligan, Hector de Saint-Denys Garneau, Anne Hébert, Alain Grandbois, Gaston Miron et Marie Uguay. Son œuvre est de cette lignée.
Simplement intitulé Poèmes 1966-19861, le recueil regroupe les textes de la rétrospective publiée originalement chez L’Hexagone sous le beau titre de Quand nous serons. Pierre Chatillon, dans son essai Le mal-né, montre bien comment ce titre s’inscrivait d’emblée dans la thématique du mal-né, rejoignant ainsi une question centrale de la poésie québécoise : la difficulté de se mettre au monde.
Le mot Québec n’apparaît presque jamais dans Poèmes 1966-1986. Pourtant, Morency n’aura de cesse de nommer ce pays en attente, tout en gardant ses distances avec les chantres du nationalisme. Il se tiendra aussi éloigné du courant formaliste qui règne en maître à cette époque. Il faut absolument entendre Pierre Morency, lors de la fameuse Nuit de la poésie 27 mars 1970 du cinéaste Jean-Claude Labrecque, déclamer avec toute la force de ses 28 ans l’un des plus beaux poèmes de la langue française :
« Un jour j’aurai des mains / le même jour je commencerai d’avoir un cœur // mon amour aura des mains / pour te donner ce que je suis / mon amour aura des mains / au bout de mes mains / je te prendrai au plus chaud de ta vie / je te ravirai pour battre la campagne au fond de nous »
Le poète qui disait : « [C]’est dans ma poitrine que j’écris » a fait de sa lecture, rythmée et envoûtante, un véritable moment d’anthologie. Cet extrait devrait être présenté à tous les étudiants d’ici pour donner le goût de la vie et de la poésie. Vie et poésie, comme tout le monde le sait, étant synonymes.
Voir ou revoir La Nuit de la poésie 27 mars 1970 est une véritable leçon de poésie. Un témoignage direct de ce qui se jouait à ce moment charnière de notre histoire littéraire. Car, à la suite de la lecture de Morency, voilà que s’avance une représentante officielle de la « nouvelle écriture ». Que la poésie qui se présentait alors comme ce qu’il y avait de plus moderne et « actuelle » a mal vieilli ! C’est ce qui arrive à toute époque avec la poésie qui cherche à imposer la mode. Entendre les textes, grillagés de théories, de ces poètes assis très longtemps sur les bancs universitaires ne provoque plus que le sourire. La comparaison est brutale.
Voilà ce qu’il y a, aussi, derrière la publication en format poche de cette œuvre essentielle. Morency n’écrivait pas cloîtré dans un laboratoire de linguistique, une grammaire à ses côtés. Il était dehors, il observait la nature, apprenait à identifier le chant des oiseaux et aimait la langue vernaculaire de son peuple. Son travail d’animation à la radio, où se déploie sa prose poétique, contribuera à faire de sa poésie une parole adressée à l’autre. Ce qui est plus rare qu’on ne le croit.
Il faut souligner, en terminant, la richesse de l’avant-propos de l’auteur. Dans ce long texte intitulé « Tout se tient », Morency revisite ses premiers poèmes. Deux extraits pour donner un peu le ton : « Quand j’écris, il arrive que des voix me traversent : voix de mes morts, de mes contemporains, de mes proches, voix qui sont aussi les voix mêmes de mon être mystérieux. C’est seulement quand ça parle en moi que je me sens poète. Quand ça parle, quand ça tire, quand ça crie, quand ça délire, quand ça brûle, quand ça m’emporte, quand ça me conduit à un état où les mots tout à coup s’éveillent, bougent, s’appellent, vibrent d’une clarté inédite, où les mots découvrent à la fois leur nudité et leur force, où les mots tombent, se relèvent, se peuplent de sens imprévus ». Et aussi : « Ce feu qui m’habitait a changé peu à peu avec l’âge, mais il est resté feu. À partir d’Effets personnels (1986), le travail sur le poème en prose m’a conduit vers une expression plus dépouillée et peut-être plus attentive à la réalité extérieure ».
C’est cette parole toute simple, mais toujours à l’affût du réel, que Pierre Morency explore dans Chez les deux pieds sans plumes2, paru peu de temps avant la rétrospective. Dans ce livre, l’auteur dresse une sorte d’inventaire des gens qui l’entourent. Ce mot, constamment répété, comme un mantra, crée un étrange paysage sonore qui nous fait voir ce que nous ne prenons plus le temps de regarder. L’auteur écrit au début du recueil : « C’est ainsi que je mis en chantier un projet que je nommerais mon ‘carnet de gens’, carnet où vivraient des gens croisés au fil des jours et de mes longues promenades dans le monde d’alentour ».
Le livre est parsemé de dessins du poète, lequel trace, à l’encre de Chine, en deux coups de pinceau, un monde onirique qui est aussi le nôtre. Plus on s’y attarde, plus on y voit des poèmes et plus on veut y revenir.
Un carnet à conserver près de soi, à ne pas ranger trop rapidement dans sa bibliothèque, car cette poésie ne peut se lire que lentement.
* ©Anne-Marie Guérineau
1. Pierre Morency, Poèmes 1966-1986, « Boréal Compact », Boréal, Montréal, 2022, 288 p.
2. Pierre Morency, Chez les deux pieds sans plumes, Boréal, Montréal, 2021, 104 p.