La bande dessinée se glisse dans les pages de Nuit blanche, non pas dans l’optique de se réclamer de la littérature, mais dans celle de s’affirmer en tant que mode de narration et d’expression à part entière. En se déployant aujourd’hui dans tous les genres, tous les formats, toutes les esthétiques, en pérennisant ses classiques tout en s’offrant toutes les audaces, la BD s’inscrit dans le monde du livre comme l’une de ses composantes majeures, tel qu’en fait foi Ex-libris, le dernier album de Matt Madden.
Ce qui frappe, dès la première planche, c’est le point de vue : toutes les cases sont composées en plans subjectifs. Le regard du lecteur se fond – et se limite – à celui du personnage, de l’unique personnage. Puisque l’on voit seulement à travers ses yeux, on n’aperçoit de lui que ses mains et, plus rarement, ses pieds. La pièce où il se confine lui-même ne contient aucun miroir, on ne verra donc jamais son visage. Si les mains sont d’allure plutôt masculine, l’écriture se révèle toutefois épicène, de manière à favoriser l’identification des lecteurs de tous genres (chapeau à la traductrice Fanny Soubiran).
Ce personnage agit aussi comme narrateur. Il ne s’adresse qu’une seule fois au lecteur, les récitatifs étant surtout rédigés sur le mode de la réflexion intérieure, du journal intime. Il occupe une chambre qu’il a louée comme un naufragé s’accroche à une bouée de sauvetage : « J’ai besoin de retrouver le fil de mon histoire et d’entamer un nouveau chapitre avant de pouvoir ouvrir cette porte et partir ».
Tandis que nous parcourons la chambre des yeux en même temps que lui, il note : « J’éprouve une certaine oppression, comme si le vide et le blanc me cernaient de toutes parts ». En effet, l’endroit s’avère plus que sommairement décoré : un plafonnier, des murs dénudés, un futon posé à même le plancher de lattes de bois… et une étagère qui déborde de livres, plus précisément de bandes dessinées ! C’est dans cette bibliothèque que l’individu croira trouver une inspiration, en même temps qu’un exutoire. Et c’est là que le récit prend une tout autre tournure.
Mises en abîme et panorama

Madden multiplie dès lors les mises en abîme : chaque album qu’ouvre son protagoniste devient l’occasion de plonger dans un livre dans le livre. Ce protagoniste se rend bientôt compte que les extraits qu’il lit, de-ci de-là, tournent tous autour de personnages piégés dans un espace ou une situation. Son butinage dans les livres s’apparentera vite à un jeu de piste, d’autant plus troublant qu’il semble s’adresser à lui.
Les titres figurant dans cette énigmatique bibliothèque, leurs auteurs, leurs héros, tout est fictif, issu de l’esprit – énigmatique, lui aussi ! – de Matt Madden. Il a imaginé les BD dans la BD, du moins les passages que parcourt l’occupant de la chambre, qui vont d’une seule vignette à huit planches. Cet individu s’efforçant de s’échapper par la lecture, s’il est fin seul dans la réalité de la diégèse, en vient à partager les pages d’Ex-libris avec une pléiade d’autres personnages doublement fictifs.
À l’occasion, les niveaux de mise en abîme s’additionnent, créant une manière de vortex vertical qui se conjugue à l’étalement horizontal des genres, des styles. Ex-libris nous convie tout à la fois à une réflexion sur le médium et à un panorama de la production internationale, depuis l’imagerie d’Épinal jusqu’aux tendances du XXIe siècle (telles que la BD documentaire), en passant par les recueils de comic strips, les comic books de super-héros, les mangas, la BD alternative, les récits intimistes, les œuvres conceptuelles jouant avec les codes narratifs (créneau privilégié par Madden)… Les bédéphiles décèleront des ressemblances avec Krazy Kat1, Tales from the Crypt2 ou Rodolphe Töpffer (1799-1846), l’inventeur de la bande dessinée moderne et son premier théoricien3. Un large éventail esthétique est couvert : dessin réaliste ou caricatural, diverses techniques de colorisation ou de noir et blanc, trait à la plume ou au pinceau, ligne claire ou hachures, et ainsi de suite.
Un zeste littéraire

Les littéraires, pour leur part, reconnaîtront l’influence de Borges, Calvino ou Cortázar, ces écrivains novateurs qui ont questionné, notamment, le rapport du lecteur à la fiction et celui du personnage à son statut d’être fictif. C’est d’ailleurs en adaptant Raymond Queneau que Matt Madden s’est fait remarquer en France. Le bédéiste américain a transposé en cases le principe de base d’Exercices de style4 en déclinant une même saynète de 99 façons différentes, dans 99 planches (la quantité de versions demeure la même que chez Queneau, mais la saynète diffère). L’éditeur français L’Association a traduit cet album en 2006. Le retentissement de ces 99 exercices de style a mené Madden à tenir les fonctions de correspondant et de coordonnateur en Amérique du Nord pour l’Oubapo, l’Ouvroir de bande dessinée potentielle – groupe calqué sur l’Oulipo, l’Ouvroir de littérature potentielle, justement cofondé par Queneau. La Maison des auteurs, à Angoulême, l’a accueilli de 2012 à 2016. La France lui a même décerné le titre de Chevalier des arts et des lettres.
C’est dire que, malgré la prémisse de cet article, la démarche de Madden présente une dimension littéraire. Mais l’essentiel se trouve ailleurs : pareillement à 99 exercices de style, son Ex-libris propose une expérience de lecture aussi ludique que pénétrante, qui rend captif le lecteur – comme est captif le locataire de la chambre – et qui le laisse songeur longtemps après qu’il a refermé l’album. À aucun moment la redite ne se fait sentir, puisqu’au-delà des rebondissements, le processus nous entraîne sans cesse plus en profondeur dans l’exploration du mode narratif. Une méta-BD tout à fait recommandée pour qui entretient encore des préjugés envers la bande dessinée, pour qui en a lu au point de se sentir blasé ou pour qui aime les dérapages contrôlés.
* Vouloir s’évader par la lecture mais se voir piégé par les livres.
Albums lus pour cet article :
Matt Madden, Ex-libris, trad. de l’anglais par Fanny Soubiran, L’Association, Paris, 2023, 105 p.
Matt Madden, 99 exercices de style, trad. de l’anglais par Charlotte Miquel, L’Association, Paris, 2006, 208 p.
Dans le même registre :
Paul Karasik et David Mazzucchelli, Cité de verre, d’après Paul Auster, « Actes Sud BD », Actes Sud, Arles, 2022 [1995], 144 p.
Jean-Paul Eid, Le fond du trou. Une aventure de Jérôme Bigras, La Pastèque, Montréal, 2023 [2011],46 p. (à paraître à l’automne 2023).
Alexandre Clérisse, Feuilles volantes, Dargaud, Paris, 2022, 142 p.
L’œuvre entière de Marc-Antoine Mathieu.
1. George Herriman, Krazy Kat, Les Rêveurs, Montreuil, 2012 (série en cours).
2. Jack Davis, Tales from the Crypt, Albin Michel, Paris, 1999-2000 (série).
3. Lire à ce sujet : Thierry Groensteen, M. Töpffer invente la bande dessinée, Les Impressions Nouvelles, Bruxelles, 2014, 315 p.
4. Raymond Queneau, Exercices de style, Gallimard, Paris, 1982, 160 p.