Le nom de Stephen Crane n’évoque sans doute pas, pour le lectorat francophone, l’image d’un auteur sinon célèbre, du moins estimé par ses pairs américains. Son œuvre a longtemps figuré dans le cursus littéraire obligatoire chez nos voisins du Sud, avant de glisser lentement dans l’oubli. Paul Auster, dans un volumineux ouvrage couvrant à la fois la vie et l’œuvre de Crane, l’en tire aujourd’hui magnifiquement.
Né à la fin du XIXe siècle, plus précisément le 1er novembre 1871, à Newark, dans l’État du New Jersey, Stephen Crane est mort en Allemagne cinq mois et cinq jours après le début du XXe siècle. Paul Auster n’hésite pas à comparer ce véritable météore dans le panorama littéraire américain, dans un autre domaine, à Mozart, Chopin, Liszt et Glenn Gould, qui tous jouèrent du piano en public avant d’atteindre l’âge de dix ans. Dans le cas de Crane, son œuvre était pratiquement terminée avant qu’il ait atteint l’âge de 30 ans, soit celui qu’avait Paul Auster au moment d’entamer la sienne après avoir vivoté de contrat en contrat jusqu’à ce que la mort de son père, par l’héritage que ce dernier lui a laissé, lui permette de se consacrer à l’écriture, avec le succès qu’on lui connaît aujourd’hui. Le parallèle avec les débuts de Crane n’est pas anodin, du moins en ce qui concerne les premières années où l’un et l’autre peinaient à vivre de leur plume (voir à ce sujet l’essai que Paul Auster a consacré à ses débuts, L’art de la faim). Tout au long de sa courte vie, signant le plus souvent des contrats qui le désavantageaient, Stephen Crane vécut sur la corde raide. Davantage préoccupé de demeurer constamment alerte et disponible à la vie qui se déroulait autour de lui, il ne s’intéressait nullement à la question financière. Son entourage vint souvent à sa rescousse, sans qu’il se soucie de rembourser les prêts consentis. Comme il était insouciant des questions matérielles, sa santé en a souffert, comme ses relations interpersonnelles et amoureuses. Mais revenons à l’aspect littéraire.
S’écartant de toutes les traditions précédentes, écrit Paul Auster, l’œuvre de Stephen Crane, essentiellement composée de romans, de recueils de nouvelles et de poèmes, tranche radicalement avec celles de ses contemporains, ce qui amène l’auteur de 4321 à affirmer : « [I]l peut à présent être considéré comme le premier moderniste américain, celui, de tous les artistes, qui porte la plus grande responsabilité dans le bouleversement de notre façon de voir le monde au prisme du texte ».
D’emblée, après avoir rassemblé le peu d’informations disponibles sur l’enfance de Crane, Paul Auster retrace les premières influences littéraires et fait référence à des auteurs, notamment Herman Melville et Arthur Rimbaud, qui permettent d’établir une filiation à cet égard. Mais, si influences il y eut, rapidement Crane, qui était également journaliste, s’imposa par son propre style, par sa façon de voir et de rendre le monde qui l’entourait, non plus en spectateur omniscient qui brosse un tableau léché, mais en s’efforçant d’adopter le point de vue qui rend au mieux la situation qui se déroule sous ses yeux, qui retient son attention et qui mérite ultimement de devenir sujet littéraire. Voir et rendre les choses de l’intérieur. Qu’il ait ou non vécu les événements qui sont au cœur de ses fictions importe peu, l’important, c’est que le lecteur s’y retrouve, lui, comme s’il y était. La vie est plurielle, riche en manifestations de toutes sortes, et Crane ne se limitait pas dans le choix des sujets qu’il abordait. Dans ses nouvelles, aucun thème n’est considéré comme trivial. Au contraire, maints épisodes de la vie courante alimentent son œuvre. Qu’on en juge : chiens, poneys, soldats, baseball, football, cigarettes peuvent composer le ressort dramatique d’une nouvelle. La manière de raconter importe davantage que le sujet lui-même.
Paul Auster analyse de nombreuses nouvelles publiées parfois au cours d’une seule année. Il en décortique le style, l’amplitude et la richesse littéraire. Outre les sujets mentionnés ci-dessus qui retiennent son attention, Crane s’intéresse tout autant à la société américaine en pleine effervescence post-révolution industrielle, avec ses nouveaux riches et les nombreux laissés-pour-compte qu’elle engendre, qu’aux faits divers, ici un incendie, là l’embarquement de passagers pour l’Europe, et même le thème de l’antisémitisme retient son attention. Le journaliste épaule ici le nouvelliste, comme ce dernier a soutenu le premier dans ses reportages. À travers le prisme de ses nouvelles et de ses romans, c’est toute la complexité de la société américaine qui n’a pas encore guéri les plaies laissées béantes par la guerre de Sécession, ici révélée et analysée sous sa loupe. Ses textes sont également annonciateurs des fractures à venir. « Le devoir que s’est imposé Crane, écrit Paul Auster, était d’écrire, et afin d’approcher au plus près de la nature et de la vérité, il devait prendre du recul par rapport à ce qu’il voyait, l’appréhender sans préjugés, se purgeant de toute idée préconçue sur le comportement humain… » Pour que Crane puisse accomplir son devoir d’écrire, écrit plus loin Auster, il devait disparaître dans l’ombre, devenir en quelque sorte invisible comme auteur. Être un homme invisible observant la nature humaine en pleine action au cœur d’une foule. Tout aussi invisible qu’incandescent, oserions-nous ajouter vu la fulgurance de sa courte carrière, si tant est que le mot carrière ait ici un sens.
Une place importante est accordée à l’œuvre phare de Crane, L’insigne rouge du courage, dans cet essai aussi volumineux que riche en enseignements, tant sur le plan de l’analyse littéraire que sur celui de notre connaissance, voire notre méconnaissance de la société américaine que nous avons trop souvent tendance à considérer comme monolithique. En prenant des notes sur ce roman en vue d’écrire cet essai1, Paul Auster constate qu’elles risquent de devenir plus volumineuses que l’œuvre elle-même. C’est dire à quel point son analyse est fouillée et minutieuse afin de mieux comprendre et mettre à jour l’immense talent de Stephen Crane, et l’importance qu’il eut pour nombre d’écrivains américains. Au fond, nous dit Paul Auster pour résumer sa pensée, ce ne sont pas tant les sujets traités par Crane qui font de lui un avant-gardiste, mais la manière dont il les abordait. En d’autres mots, ce n’est pas tant l’histoire qui importe que la façon dont elle est racontée.
Parmi ses contemporains, nombreux sont ceux qui ont encensé l’œuvre de Crane, dont Joseph Conrad, H. G. Wells et Arthur Conan Doyle. Ce dernier avoua un jour à un journaliste que, de tous les écrivains américains qu’il connaissait, Stephen Crane était le seul à avoir la « grâce du génie ».
Il est évidemment impossible de rendre compte de la richesse de cet essai qui fait près de 1 000 pages avec références à l’appui. Mais à elle seule, l’écriture précise, analytique et éclairante de Paul Auster vaut le détour pour qui s’intéresse à la lecture et à l’écriture.
1. Paul Auster, Burning Boy. Vie et œuvre de Stephen Crane, trad. de l’américain par Anne-Laure Tissut, Actes Sud/Leméac, Arles et Montréal, 2021, 1006 p. ; 44,95 $.
EXTRAITS
Traite tes idées comme ça, dit-il. Oublie ce que tu en penses et écris ce qu’elles te font éprouver. Montre à l’autre que tu es tout aussi humain que lui. C’est ça le grand secret du récit. Oublier les princes et les principes littéraires. Sois toi-même !
Extrait d’un article consacré à Crane daté de 1931, p. 109.
[S]a prose parvient à créer un sentiment d’intimité alors même qu’elle reste à distance de son objet, et plus on est mis à distance, plus on se sent proche.
p. 161
Il n’était personne, il devint quelqu’un. Adoré par beaucoup, méprisé par beaucoup, et puis il disparut. On l’oublia. On se souvint de lui. On l’oublia de nouveau. On se souvint de lui de nouveau et aujourd’hui, au moment où j’écris les dernières phrases de ce livre, aux premiers jours de l’an 2020, ses œuvres sont de nouveau oubliées. C’est une période sombre pour l’Amérique, une période sombre dans le monde, et avec tout ce qui arrive, érodant nos certitudes quant à qui nous sommes et où nous allons, le moment est peut-être venu de sortir ce burning boy de sa tombe et de recommencer à se souvenir du jeune homme incandescent.
p. 942