Bien souvent, les arts littéraires vont de pair avec la rencontre, celle des artistes et de leurs disciplines, ou celle qui se vit avec la population, au moment d’une performance intimiste ou d’un spectacle à échelle humaine. Inutile de préciser que la pandémie et les restrictions sévères qu’elle a entraînées ont profondément bouleversé l’ensemble du milieu. Inondés de nouveaux défis, tant les artistes que les organismes de diffusion et de production ont été poussés dans les ultimes retranchements de leur créativité pour arriver à garder le contact avec le public dans une ère qui pose la distance en impératif.
En quelques mois à peine, l’organisation de spectacles en formule hybride (virtuels et en personne) est devenue une habitude ; le Festival des arts littéraires de l’Outaouais était lui-même en grande partie accessible depuis la maison, et les manifestations artistiques entièrement numériques, à l’image de Particules, proposent des rencontres désincarnées qui ne se soucient plus de l’éloignement entre leurs participant(e)s. Apparues comme des bouées de sauvetage, ces nouvelles pratiques ont pu charmer par leur caractère innovateur. Des idées qui ont jailli de la contrainte, plusieurs pourraient s’installer durablement dans le paysage culturel, mais les promesses des nouvelles technologies portent leur lot de questionnements qui méritent qu’on s’y penche avant de se lancer à bras ouverts dans un monde de pixels.
L’autre côté du miroir
La première chose qui vient à l’esprit quand on pense aux prouesses du numérique, c’est sans doute son instantanéité rassembleuse. L’espace virtuel se distingue du réel par son effacement des distances. Véritable portail entre les endroits les plus éloignés, les technologies numériques permettent de se déplacer à la vitesse des idées et de participer activement à des événements ayant lieu à l’autre bout du monde. Elles ouvrent la voie à un réseautage serré qui favorise les échanges et le partage, essentiels à la production de nouvelles œuvres, mais également à la portée de leur diffusion. Fruit de cette volonté de donner une vie aux œuvres qui dépasse leur lieu de naissance, le catalogue du Réseau des arts de la parole et des arts et initiatives littéraires (RAPAIL) prend justement forme sur un site Web, listant des œuvres et des diffuseurs comme pourrait le faire une application de rencontres. S’il n’en est encore qu’à ses balbutiements, le catalogue constitue un premier pas vigoureux vers une plus grande mobilité des œuvres d’arts littéraires. L’instant qui suit la première représentation d’une performance n’a plus à se teinter de mélancolie si l’œuvre arrive ainsi à prendre son envol pour conquérir des territoires nouveaux grâce au tremplin de la toile.
Pour les régions, ce pouvoir de téléportation promet aussi une plus grande inclusion en abattant de nombreux frais liés au déplacement des artistes, ce qui fait miroiter une décentralisation propice à l’épanouissement culturel et artistique des milieux éloignés, peut-être même des zones rurales, à condition qu’un réseau suffisamment rapide soit au rendez-vous. Internet, en effet, demeure une ressource inégalement répartie au Québec et au Canada, de plus en plus coûteux et de moins en moins efficace à mesure qu’on s’éloigne des centres urbains. L’accès à une connexion à haut débit, de même qu’aux ressources humaines et technologiques nécessaires à l’organisation d’événements virtuels ou d’activités dématérialisées, peut devenir un enjeu important pour les organismes et artistes qui doivent désormais se partager un public plus sollicité que jamais.
De la supériorité de la matière
Alors que les arts littéraires épousent les technologies numériques à tous les stades de leur trajectoire, il convient de se demander si les expériences virtuelles sont vraiment désirées par le public, ou si elles n’ont été qu’une compensation provisoire pendant la crise sanitaire, un en-attendant pour pallier l’impossibilité de vivre l’art en chair et en os. S’il est inutile, aujourd’hui, de s’essayer à la divination pour supputer l’attrait qu’auront les arts numériques dans un futur lointain, on peut déjà affirmer que leurs nouvelles possibilités séduisent, mais aussi que le contact humain, dont le manque s’est fait cruellement sentir durant la pandémie, demeure souverain. Le remplacement de tous les spectacles, performances ou expositions par des activités et des représentations virtuelles fait craindre la perte d’une part d’humanité, d’authenticité qui, si elle peut certainement se manifester par le biais du numérique, est tout de même magnifiée lors des rencontres en personne. L’inquiétude de voir les régions exclues des événements en présentiel a ainsi été exprimée durant les Troisièmes rencontres, preuve que les espaces virtuels ne valent pas les espaces réels. Si l’enrichissement qu’ils proposent aux voies de communication, de création et de diffusion est le bienvenu, personne ne semble souhaiter que le numérique empiète sur d’autres moyens plus traditionnels.
Si les avantages du virtuel sont loin de justifier un remplacement total de l’univers incarné, l’idée d’une complémentarité entre les deux mondes arrive à séduire tant le public que ceux et celles qui travaillent de l’autre côté des rideaux (ou de l’écran). De nombreux projets stimulés par la pandémie ont ainsi comblé des trous ignorés jusqu’alors. L’exemple de l’Hôtel des Autrices, un dispositif numérique d’écriture et d’édition porté par la Collection Morel et mis en œuvre par le Réseau des Autrices francophones de Berlin, illustre parfaitement la nécessité d’une option de réseautage libérée des contraintes spatiales, physiques, temporelles même, que peuvent vivre plusieurs artistes. Cette cartographie d’un hôtel imaginaire, dessinée par des binômes autrice-réviseure, propose un non-lieu accessible aux femmes débordées par leur quotidien, qui peuvent y trouver une communauté serrée, motivante et inspirante.
À la conquête de l’espace numérique
Un monde hors du monde connu… Voilà ce que proposent les technologies numériques que la pandémie a placées au centre de toutes les interactions et qui, bien avant cela, jouaient un rôle clé dans la diffusion des savoirs et des informations. Ignorer leur influence est impossible. Chacun se lance avec ardeur à la conquête de ces territoires nouveaux dans lesquels l’art se love d’une nouvelle manière. Au-delà des possibilités nouvelles de réseautage et de création, les technologies numériques sont devenues un véhicule de communication privilégié. L’activité sur les réseaux sociaux, l’usage des publicités ciblées et le maintien d’une bonne découvrabilité sur les moteurs de recherche sont parmi les voies de communication les plus efficaces pour rejoindre le public, même quand il s’agit de faire connaître des œuvres qui n’ont rien de numérique.
Les Troisièmes rencontres ont été l’occasion de mettre en avant différentes initiatives pour augmenter la visibilité des œuvres littéraires. La route des livres, élaborée par l’Association des auteures et auteurs de l’Ontario français (AAOF), tente d’allier le tourisme et la littérature de manière ludique afin de piquer la curiosité du public. La vaste diffusion de l’atelier Créer du lien, présenté par Rhizome afin d’initier les artistes et organismes aux outils proposés par l’ensemble Wikimédia, a pour ambition de favoriser la découvrabilité de la littérature québécoise. Parler aux robots ne va pas de soi, mais l’influence inévitable des intelligences artificielles qui règnent dans le monde virtuel fait de cette étrange conversation un passage obligé quand il s’agit de nouer des relations par le biais des nouvelles technologies. Entre l’amélioration de la découvrabilité et l’adaptabilité requise pour suivre le fil d’un espace en constante évolution, les technologies numériques augmentent le travail à faire plus vite qu’elles ne le facilitent. La croissance des besoins en ressources humaines se couple à la nécessité de trouver de nouveaux financements.
Nombreux sont donc les défis qui pavent la route des arts littéraires. Les riches échanges des Troisièmes rencontres se sont heurtés au passage du temps au moment de formuler des solutions, non sans qu’y soit soulignée l’importance de mutualiser les efforts au moment de structurer le milieu afin de consolider sa présence virtuelle. Coupées dans leur élan par la fin du dernier jour, les discussions emballées qui ont eu lieu dans le centre culturel du Vieux-Aylmer se sont conclues par un constat pratiquement unanime : pour progresser dans la réflexion sur les arts littéraires et dans leur organisation, des états généraux seront nécessaires. Si on ne peut prévoir dans quelle mesure les technologies numériques guideront la tenue de ces discussions annoncées, nul besoin d’être prophète pour deviner qu’elles joueront un rôle central dans leur organisation même.