En 2009, une maison d’édition qui carburait à la scène et à l’énergie vive apparaissait dans le paysage littéraire québécois. Née de l’admiration mutuelle que se portaient Carl Bessette et Jean-Sébastien Larouche, figures importantes des micros ouverts, l’Écrou aura transformé le visage de la poésie au Québec.
En un peu plus de dix ans, une quarantaine de livres publiés, et en faisant une place importante aux poètes émergent(e)s, la maison a réussi son pari et brassé la cage du milieu littéraire, entraînant à sa suite des voix avec lesquelles il faut désormais compter : Daphné B., Marjolaine Beauchamp, Virginie Beauregard D., Marie Darsigny, Frédéric Dumont, Rose Eliceiry, Baron Marc-André Lévesque, Maude Veilleux, pour nommer mes favorites. Début 2021, à l’annonce de la fermeture de la maison par ses fondateurs, les hommages se sont multipliés, dans un mélange de consternation, de tristesse, mais aussi de gratitude. Retour sur les deux derniers livres parus à l’Écrou.
Maintenir le feu vif
Dès les premières pages d’Habitantes1, sixième livre d’Anick Arsenault, une présence surgit et s’installe à côté de la narratrice. Cela prend possession d’elle ; ça ressemble à une chaleur et attire la poète, l’attise. La voix est lucide : « je comprends ce qui se passe ». Les mécanismes de séduction sont en marche, il faudra faire avec le désir et ce qu’il comporte de brûlant, de menaçant.
Assez vite, les poèmes se font nerveux, tendus. Au fil de la lecture, on s’étouffe, on sursaute, on se déplace, s’effrite. La voix révèle une vulnérabilité palpable, le ton est très affirmé, l’agitation monte. Et soudain, l’équilibre se perd, la vie trébuche et le spectre de la violence éclabousse tout : « madame changez vos serrures dès que possible ». De ce qui est venu perturber la vie, on en saura peu, mais tout se met à trembler et la peur prend le dessus sur les jours calmes. La fuite en avant est inévitable, il faut courir, il faut résister. Après la tempête, une sensation nouvelle s’incruste dans les poèmes, une impression de déconnexion, de dépossession de soi. La narratrice constate le vide qui l’habite, tandis qu’autour d’elle tout bouge : « je ne sens presque rien / je suis presque immobile ». Pour ne pas être asphyxiée, dans un élan de survie, elle devra ouvrir une fenêtre, laisser entrer l’air, se relier aux autres.
« il y a des femmes capables de lire la noirceur
elles apparaissent mobiles en pleine beauté
debout dans l’instant
au cœur flexible d’un territoireles femmes seules en région
chantent avec une poignée d’aiguilles d’épinette
nichée dans leur gorge de miel »
Dans les poèmes qui composent la suite éponyme, Anick Arsenault rend hommage à la force, au courage des femmes, à leur capacité de survie. À l’intérieur de cette section d’une rare puissance, la poète passe « des femmes » à un JE assumé, droit debout : « j’avance forcément / vers l’explosion ou l’effondrement / tout à fait autonome ». Avec lucidité et intelligence, elle pose un regard brave sur la violence des épreuves, sur l’amour, l’abus, la maternité, la maladie et la féminité : « je ne suis plus ivre dans la marée / avec un cratère juste là / qui palpite / qui a soif ».
Et plus j’avance dans le livre, plus je sens une élévation, au-dessus du danger, une forme d’acceptation nécessaire pour mieux lutter : « je produis ma propre lumière / contre les prédateurs ». Dans un aveu de puissance, elle dit savoir comment prendre soin d’elle, se protéger, se mettre à l’abri. Et elle avance, en territoires intérieurs nouveaux. C’est un appel à l’action. Anick Arsenault dédie son livre « aux ami.e.s qui ont soufflé fort pour rallumer mon feu. Et à l’amour qui le maintient vif ». C’est le corps en colère, le cœur engagé dans une course, un mouvement nécessaire, qu’Arsenault poursuit son chemin d’écriture et garde son feu puissant.
Apprivoiser le déclin
Dans La passion de Cobain2, le divorce parental se présente comme premier point commun, une ressemblance, une reconnaissance, entre le jeune Jonathan Charette et Kurt Cobain. Même si, au moment de l’annonce du suicide du chanteur, Cobain et son groupe ne semblent pas évoquer grand-chose pour l’adolescent, ce décès se transformera en une plongée dans un « deuil indéfectible », une émotion intense, une manière de vivre la fin de l’enfance, avec toutes les questions qu’elle entraîne sur ce qui s’en vient, ce qu’il y a de l’autre côté : « l’adhésion à la mélancolie / un stratagème pour survivre / à cette enfance périmée ».
Les poèmes rappellent des entrées de journaux intimes, de carnets, ce qui les rend très personnels, collés sur des impressions et des souvenirs éclatants, emportés. Une guitare offerte en cadeau de Noël au poète le rapproche un peu plus de son idole. Il pourra enfin dire ce qu’il a dans les tripes.
« un pied-de-biche ouvre mes oreilles
l’hymne saccage la boîte crânienne
adieu les plates-bandes de pensées »
C’est ainsi que Charette décrit l’effet de la chanson Smells Like Teen Spirit. Mélancolie, révolte, drogue et musique, comme une envie de hurler et l’idée de la mort, jamais loin. À mesure que s’effectue la descente dans l’adolescence, le narrateur délaisse l’instrument, s’ouvre à la poésie de Lapointe, Giguère et Vanier, ces « princes du foudroiement » qui lui ouvriront les portes d’un autre univers.
Après une vingtaine de pages, difficile pour moi de ne pas être profondément secouée, touchée par cette lecture. Les premiers poèmes se déroulent à la même époque où j’ai vécu mon adolescence et dans le quotidien, le mal-être du narrateur, je reconnais un reflet de ma propre peine. Un trait épais, erratique, lourd et appuyé, que j’imagine être un graffiti, mais qui se révèle un ruban de cassette, magnifique et puissante image, sépare les sections. La première se termine sur ces vers : « le départ de Kurt me hante / en vertu des pouvoirs / que la poésie me confère / j’annule sa mort sur-le-champ ».
La suite bascule désormais dans l’imaginaire, le fantasme ; tout en en conservant la forme, on s’éloigne des premiers textes, qui étaient plus près du réel, de la confession. Après une violente épiphanie, Cobain choisit la vie, il en a ras le bol de la noirceur qui le hante, il a envie de voir sa fille grandir. Le groupe Nirvana se sépare, Cobain part se reposer au sanatorium, déchire son certificat de mariage, avant de disparaître. Il fait 1000 petits boulots, se lance dans les arts visuels, puis offre un album solo encensé, avant de replonger, faire une surdose, et terminer sa trajectoire sur l’île d’Hydra, aux côtés de Leonard Cohen. Jonathan Charette tourne le projecteur tour à tour sur les proches de Cobain, sur Frances Bean Cobain, sa fille, sur Courtney Love, sa veuve. Ces suites de poèmes sont cauchemardesques, empreintes de noirceur, de drogue et de références à des œuvres angoissantes, comme si un mauvais sort s’était jeté sur ces femmes et qu’elles étaient condamnées à des vies de douleur : « Mère éplorée, je tiens une enfant anéantie dans mes bras. Je suis celle qui résiste à la tragédie, celle qui Live Through This ».
Jonathan Charette laisse aller son imagination avec un plaisir évident. Sans délaisser le style, la liberté de création et la révolte que l’on connaît depuis son premier livre Je parle arme blanche (Le Noroît, 2013), La passion de Cobain regorge d’images à la fois belles, sensibles et funestes, à l’énergie brute de l’adolescence, et j’ai l’impression d’être au cœur d’un bal triste et étincelant.
Dans l’angle de la beauté***
De tous les livres publiés à l’Écrou ressortent l’esprit fougueux, indocile et vif de la jeunesse, une lucidité foudroyante mêlée tantôt de gravité, tantôt de fantaisie, toujours d’intime et d’une recherche de vérité. La maison laisse des lectrices et des lecteurs un peu orphelins, mais avides de poésie, au regard un peu plus ouvert sur ce que peut la poésie, sur les angles que peut adopter la beauté. Elle laisse des livres coup-de-poing, pour emprunter les mots d’Emmanuelle Riendeau, un milieu plus ouvert sur les possibles, un désir d’être ensemble, d’oser, d’enfoncer les portes, encore plus grand.
1. Anick Arsenault, Habitantes, l’Écrou, Montréal, 2021, 109 p. ; 15 $.
2. Jonathan Charrette, La passion de Cobain, l’Écrou, Montréal, 2021, 95 p. ; 15 $.
* Ce titre est inspiré d’une citation de Rose Eliceiry dans Sur l’Écrou, une série en trois épisodes créée par Productions Rhizome et Littérature québécoise mobile pour Opuscules les vues : www.productionsrhizome.org
*** Tiré d’une citation de Virginie Beauregard D. dans la série Sur l’Écrou.