Repartons d’un lieu commun : la littérature ne communique pas, elle résiste à la fonction communicative du langage en débordant, déroutant, dépliant le sens des mots, en portant leur souffle et leur matérialité par-delà la signification. Ce que nous nommons les arts littéraires ouvre un espace où il devient possible d’expérimenter ce débordement, cette déroute, ce déploiement des mots à travers lesquels nous nous rassemblons.
Nous parlons encore d’arts littéraires au pluriel, car plus que jamais les gestes, les techniques et les médiums mobilisés pour faire sortir les mots du livre (imprimé ou numérique), tout comme leurs contextes de production et de réception, sont multiples. Les pratiques d’art littéraire partagent un langage impur, constamment refaçonné selon un espace et un temps spécifiques. Dans cette perspective, la littérature participe à de nouvelles formes de performativité qui prennent acte de la porosité des mots, d’autant plus lorsqu’elles ne sont pas confinées à un seul support ou forme d’expression. Un vocable, un vers, un récit recèlent des potentialités inouïes lorsque le matériau langagier se déploie dans une temporalité située. Les arts littéraires convoquent une expérience collective renouvelée du fait littéraire.
Point d’appui : le mot
Néanmoins, les arts littéraires demeurent méconnus dans le milieu de la littérature et auprès des publics. Pour plusieurs, la spécificité de ce champ de pratiques, par rapport à d’autres disciplines appartenant aux arts vivants, n’a pas encore été clairement démontrée. Bref, certains n’y voient que du vieux vin dans de nouvelles outres. D’autres, notamment celles et ceux ayant pris part aux Troisièmes rencontres Arts littéraires à Gatineau1, plaident pour de nouvelles outres qui puissent contenir leur nouveau vin !
Si les discussions animées tenues lors de ces rencontres témoignent de l’intérêt que suscitent les arts littéraires, force est d’admettre que les créateurs issus des milieux du conte, du théâtre, de l’art sonore, de la poésie, du slam, des arts visuels, de l’art numérique et de la musique qui étaient présents n’ont pas su identifier le dénominateur commun à toutes les déclinaisons de l’art littéraire. Cela tient peut-être au fait que les arts littéraires proposent des usages indisciplinés de ce que le support du livre ne peut contenir, c’est-à-dire la porosité du matériau littéraire. Autrement dit, ces pratiques aux contours flous contribuent plutôt à une dé-définition de la littérature. Quoi qu’il en soit, il semble qu’aucune des descriptions proposées ou des œuvres que nous avons pu y associer au cours des échanges ne puisse se passer d’un élément de base : le mot2.
Peut-être faut-il donc penser les arts littéraires comme ce qui s’appuie sur le mot pour provoquer et dynamiser l’étendue de la littérature. En ce sens, une performance orale in situ, une manifestation collective sur Twitter, un poème sous forme d’installation, un récit déambulatoire audionumérique participent, dans des registres singuliers, au champ élargi de la littérature. Cet élargissement de la perception du mot signale un tournant dans la façon de produire et de présenter une expérience littéraire : le partage de ce qui est dit et écouté, inscrit et montré. L’émergence d’un tel champ n’est pas sans rappeler d’autres moments charnières dans l’histoire de l’art comme la sculpture in the expanded field3 ou bien le expanded cinema4.
Les arts littéraires ne réinventent pas la littérature, mais plutôt les expériences que nous pouvons faire des mots qu’elle mobilise pour appréhender le réel. Ce type de créations proposées sur scène, dans une galerie d’exposition, sur le Web ou dans des espaces non conventionnels invite le public à de nouvelles interactions avec le fait littéraire. Cela nous force donc également à revoir ce qui constitue une « publication ». L’hypertexte Frankie et Alex de Maude Veilleux, les interventions poétiques de Maude Pilon et Simon Brown dans les terrains vagues de Laval, la performance La vie littéraire de Mathieu Arsenault, un conte incarné par Mafane ou la manifestation collective Particules sur la plateforme Twitter ne sont-ils pas des créations où le public accède à la littérature au même titre qu’il le ferait en lisant un livre ? N’y a-t-il pas, dans ces procédés et usages hétéroclites du mot, un mode de publication mieux adapté à l’environnement médiatique d’aujourd’hui ?
Nommer pour soutenir
L’absence d’une définition claire et unanime des arts littéraires n’empêche nullement une communauté de créateurs et créatrices, d’organismes et de regroupements professionnels de s’y reconnaître. L’indétermination foncière de ce champ de pratiques émergent est le ciment même de son identité disciplinaire. Si le consensus n’est pas recherché, il y a néanmoins un désir partagé par les artistes, les producteurs et les diffuseurs de se munir d’un vocabulaire commun afin de pouvoir œuvrer dans l’écosystème culturel provincial, national, voire international. Les usages d’un lexique partagé contribuent au soutien d’œuvres parfois si singulières qu’elles souffrent de ne pas être reconnues à leur juste valeur.
Dans une perspective pragmatique, la nouvelle typologie des pratiques en arts littéraires que propose le Réseau des arts de la parole et des arts et initiatives littéraires (RAPAIL) contribue à mettre en valeur la singularité de ces pratiques, et par le fait même amorce leur reconnaissance institutionnelle5. S’il reste encore de nombreux défis dans ce réseau émergent, l’existence d’un lexique et d’un regroupement professionnel dans l’espace public est une étape importante dans le développement d’un champ de pratiques qui se développe en lien avec les structures de l’économie du livre traditionnelle, mais à l’extérieur de celles-ci.
La chaîne du livre
L’expression revient souvent : briser la « chaîne du livre ». Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Renoncer au marché du livre, à la commercialisation du bien littéraire et aux structures qui en assurent la production et la distribution ? Échapper à la précarité à laquelle semble (encore) condamné quiconque s’investit dans le métier de l’écriture ?
Ces questions de labeur liées à l’économie du livre sont de véritables enjeux dont les arts littéraires sont indissociables. J’oserais même affirmer qu’en élargissant les pratiques de la création littéraire, ce champ accorde de la valeur au travail invisible ou trop souvent mal rémunéré de ceux et celles qui œuvrent en littérature. Les arts littéraires élargissent donc la fabrique du littéraire en mettant en œuvre d’autres modes de production et de présentation adaptés aux formes d’expression proposées par les artistes. En écho aux constats qui ont été faits lors des Deuxièmes rencontres en 2020, de plus en plus d’acteurs du milieu prennent acte de cet équilibre fragile : travailler le matériau littéraire à l’extérieur du livre sans renoncer à une certaine conception « élargie » de la littérature qui fait place à une multiplicité de pratiques, de techniques et de dispositifs6.
En ce sens, briser la chaîne du livre, c’est une manière de s’affranchir des conditions de production du marché du livre tout en créant des interstices au sein des institutions de la littérature qui en assurent la reproduction : les départements universitaires, les organismes de subventions, les médias, les lieux de diffusion, les prix de reconnaissance, etc. Les arts littéraires font travailler les mots et les récits autrement afin de mieux habiter le contexte, l’environnement et la communauté où ils sont déployés.
S’engager dans cette voie nous amène à décentraliser l’écosystème littéraire et à repenser les modes d’existence de la parole, des mots, des textes. En faisant place à une diversité de pratiques et de supports, nous créons du lien : des occasions de travailler ensemble et de partager une présence commune.
* Marc-Alexandre Reinhardt est artiste multidisciplinaire, écrivain et chercheur. Sa pratique est au croisement de l’installation, de la performance et de la littérature. Il a présenté des œuvres au Québec et ailleurs. Il fait partie d’ACTION INDIRECTE, collectif explorant des gestes qui connectent art et politique. Il a fondé les Éditions le clinique, structure consacrée aux arts littéraires et à l’impression expérimentale.
1. En octobre 2021, Rhizome s’est joint au Salon du livre de l’Outaouais, à la Maison des arts littéraires, à l’Association des auteurs et auteures de l’Ontario français et à RAPAIL pour proposer une série d’ateliers de réflexion au Centre culturel du Vieux-Aylmer, à Gatineau.
2. J’entends les huées des porte-paroles de la poésie concrète ! Notons que le mot est ici compris comme un matériau et non pas une unité sémantique. Il s’agit d’une consistance affective de la langue pouvant tout aussi bien être réduite à sa sonorité. Pour être plus précis, ce qui occupe les arts littéraires, c’est ce que Roland Barthes appelait la « signifiance » du mot.
3. Rosalind Krauss, « Sculpture in the Expanded Field », October, n° 8, été 1979. Traduction en français dans L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993.
4. Gene Youngblood, Expanded Cinema, 1970.
5. rapail.ca [DEN : FAIRE LIEN DANS LE SITE : https://www.rapail.ca/ ]
6. « Réfléchir aux arts littéraires nous oblige à faire simultanément deux sauts épistémologiques : penser les pratiques en création littéraire sans leur rapport au livre (voire à l’écriture) et élaborer une conception de la littérature qui, en plus de l’imprimé, fait place à des pratiques qui ont d’autres supports que le livre. » (Jonathan Lamy)