L’auteur est décédé le 24 février 2021 à l’âge de 95 ans. Depuis, nous sommes nombreux, ses lectrices et lecteurs, à nous sentir un peu plus seuls qu’avant. Car le poète, originaire de Meudon en Suisse, avait cette rare qualité d’être « avec nous » quand il partageait ses questionnements et émerveillements.
Avant de mourir, il a mis la « dernière main » à deux livres restés en suspens en raison de son grand âge. Ils reprennent les deux versants de son œuvre : la poésie et surtout le carnet de notes qu’il regroupait sous le titre « La semaison ».
Lire « maintenant » les textes de Jaccottet, c’est ressentir un changement de temps : nous entrons dans le temps du poème. Nous entendons une voix derrière la voix. Pas celle du corps, mais une voix encore plus lointaine. Lire ces deux livres posthumes, c’est éprouver une présence mystérieuse soulevée par l’absence. Le poète de Grignan1 n’est plus et pourtant sa poésie le redonne au monde. Elle est ce qui reste, ce qui demeure, sa nouvelle maison.
Dans Le dernier livre de Madrigaux2, Jaccottet se réapproprie une ancienne forme poétique courte venue d’Italie. Ce pays qu’il a tant aimé et dont il a traduit les poètes. Il laisse monter les rêveries et les images que lui inspire l’écoute de Claudio Monteverdi. « On croirait, quand il chante, qu’il appelle une ombre / qu’il aurait entrevue un jour dans la forêt / et qu’il faudrait, fût-ce au prix de son âme, retenir. »
Dans le poème « Le chariot », qui n’est pas sans évoquer le climat onirique de « Fernand contre le ciel », un des plus beaux textes de son ami Gustave Roud, Jaccottet écrit : « chacun n’aurait plus qu’à tendre à peine la main / pour se gorger d’étoiles mûres ». On retrouve ici sa conviction profonde qu’il faut essayer de sauver, par le travail si fragile du poème, ce qui pourrait disparaître : un chant d’oiseau, un paysage, une lumière dans le ciel. Une vocation qu’il avait déjà exprimée dans son grand poème des années 1950 « Le travail du poète » : « veiller comme un berger et appeler / tout ce qui risque de se perdre ».
Avec La Clarté Notre-Dame3, nous entrons dans l’univers du carnet avec une écriture parfois très proche du journal. Les observations étant datées, nous avançons chronologiquement (entre 2012 et 2020) dans ces notes aux accents testamentaires.
L’image centrale du livre : en promenade silencieuse avec des amis, sous un ciel de fin d’hiver, dans la campagne tout près de chez lui, à Grignan, Jaccottet entend « la petite cloche des vêpres à la Clarté Notre-Dame ». Alors que « si peu de bruits, si peu de signes du monde m’atteignent encore » écrit Jaccottet, voici que le tintement de la cloche d’un modeste monastère sera perçu comme « une espèce de parole, d’appel ou de rappel ». Dès lors s’amorce un retour sur le chemin parcouru, le poète dessine une sorte de bilan, repense à ses poèmes écrits il y a longtemps.
« Ainsi, ma vie, si près de s’achever, se découvrirait-elle enfin comme une apparence de sens, aussi fragile mais aussi tenace que tous ces signes dont j’aurais été alors le cueilleur, le recueilleur, et le trop maladroit interprète ? »
1. En 1953, Jaccottet s’installe à Grignan, dans le sud-est de la France.
2. Le dernier livre de madrigaux, Gallimard, Paris, 2021, 40 p. ; 16,95 $.
3. La Clarté Notre-Dame, Gallimard, Paris, 2021, 43 p. ; 18,95 $.