Lauréat du prestigieux prix Goncourt du premier roman à vingt-huit ans (1996), Yann Moix a récemment entamé une tétralogie1 dont les deux premiers opus, qui traitent de son enfance et de ses années d’étudiant, révèlent un début dans la vie chargé de souffrances, de chutes et de désespoir.
Orléans2 raconte l’enfance et l’adolescence de l’auteur selon une matrice à deux dimensions : dans un premier temps, la section « Dedans » égrène chapitre par chapitre les années scolaires depuis la maternelle jusqu’au cours de « Mathématiques spéciales » (où le protagoniste entame ses vingt ans) en faisant état d’inimaginables sévices paternels ponctués par les cruels encouragements de la mère. Dans un deuxième temps, la section « Dehors » reprend la même gradation annuelle en exposant cette fois la vie hors de la maison et de l’école. On y trouve quelques rais de lumière dont le faisceau forme le mot littérature, mais encore des malheurs arrivant cette fois-ci notamment par le biais de ses relations avec les filles.
Difficile de choisir, parmi les déboires de l’enfant, lesquels méritent mention. La cruauté physique et mentale ne semblait connaître aucune limite dans l’esprit détraqué des parents Moix tels que décrits par l’écrivain. On a beaucoup fait cas de l’épisode où le père abandonne l’enfant de sept ans en pyjama, en pleine nuit, dans un champ perdu à plusieurs kilomètres de la maison. Mais parlant de pyjama, il y a aussi la fois où la mère, contrariée que son rejeton se soit levé en retard, le force à monter dans la voiture sans déjeuner et sans s’habiller, l’assurant que ses vêtements sont dans le coffre et qu’il pourra se changer à l’école. C’est un « piège », et c’est donc en pyjama que le garçon de dix ans devra s’asseoir au milieu de ses camarades qui « éclatèrent d’un rire long, sonore, unanime ». Sinon, il y a la rallonge électrique que le paternel « faisait virevolter dans les airs à la façon d’un lasso » ; il « m’immolait de toutes ses forces – parfois, l’embout, formé d’une prise électrique dotée de deux tubulures métalliques, venait me fracasser les os ».
Dans un genre moins spectaculaire mais non moins sadique, comment passer sous silence cette pièce en trois actes et en alexandrins, écrite autour de treize ans, qui fut « réduite en confettis sous mes yeux » après avoir été découverte, soigneusement « dissimulée derrière l’armoire à vêtements à l’aide de morceaux de sparadrap » ? Le motif : sa mère, en furie au terme d’une fouille en règle de la chambre de son fils, ne trouvait aucune preuve confirmant que celui-ci était bien un « pédéraste », comme on pouvait bien entendu le conclure de son attrait pour Gide…
Car au milieu de tant de misères, il y avait ce refuge honni : les livres. Dès neuf ans, le petit Moix se laisse éblouir par l’auteur de La porte étroite ; Péguy les rejoindra bientôt. « L’orgueil et l’humour de Péguy, l’appétit de soleil et de vie de Gide m’apparurent très sérieusement, très concrètement, comme un rempart à la tristesse et aux coups qui ne cessaient de pleuvoir sur moi. […] C’était ça que je voulais faire, c’était eux que je voulais être. »
Racontars ?
La sortie d’Orléans a donné lieu à tout un battage médiatique lorsque les membres de la famille − principalement son père et son frère − ont tout nié en bloc. Non seulement l’auteur aurait été exempt des tortures décrites dans le livre, mais c’est lui-même qui les aurait infligées à son frère (dont il mentionne à peine l’existence dans son récit). Cette polémique n’est pas sans remettre sur le tapis tout le discours actuel sur la façon d’aborder les dénonciations des victimes : faut-il croire sur parole, de peur de rajouter une couche de rejet sur une vie qui en est déjà saturée, ou alors douter, sonder, vérifier ? Chose certaine, cette situation ubuesque confirme à tout le moins l’existence d’une atmosphère familiale délétère. Certes, Orléans est présenté comme un « roman » ; mais l’auteur a soutenu la véracité de son contenu dans nombre d’entrevues.
Au niveau universitaire, écrasé derechef
C’est donc avec prudence que l’auteur ouvre Reims3 par un avertissement officiel : « Toute ressemblance avec des personnages ayant vécu […] », etc. Dans une entrevue de France Inter, il déclare : « Un roman n’est pas là pour dire les choses exactement. Il est là pour dire les choses véritablement4 ».
À Reims, c’est la grisaille et l’ennui qui colorent toute l’œuvre. Le simple fait de s’y retrouver constitue pour l’auteur un échec : l’École supérieure de commerce où il est admis n’est qu’une « minuscule grande école » de piètre réputation qui le voue au mépris du monde du travail – qu’il y réussisse ou non.
Et il n’y réussit pas.
L’auteur est au seuil de la vie adulte. Le commerce, les maths, le marketing, tout cela le laisse froid. Il finit par se lier d’amitié avec quelques compagnons tout aussi marginaux que lui, aux habitudes crasseuses et déprimantes. Libéré du joug de ses parents, il ne semble pas pour autant promis à la lumière. Derechef tourmenté dans son nouveau milieu, il renouera avec la situation de victime – et les filles ne seront pas les plus tendres.
Les filles. Obsession de tout garçon de vingt ans. Pourquoi se refusent-elles à lui ? Comment supporter d’être encore puceau dans ses années universitaires, alors que le campus au complet semble s’envoyer en l’air ? Les filles, c’est une irrépressible pulsion sexuelle, mais c’est aussi un instrument de rédemption. L’amour d’une fille, c’est la preuve qu’on mérite d’exister ; son dédain, c’est la preuve que votre mère avait raison de vous appeler couramment « mon con ».
Bécaud aura beau dire, l’indifférence n’est pas le pire sort qu’on puisse réserver à un homme. Quand l’élue de votre cœur, à qui vous avez offert des croissants, des fleurs et un poème finement ciselé le lendemain d’un baiser furtif, éclate « d’un rire ravageur dont tous les témoins doivent encore conserver le souvenir » et convoque quelques camarades masculins pour vous déculotter publiquement, vous badigeonner l’appareil de moutarde et vous faire subir le « casque colonial », la déconvenue est sans appel. Qu’est-ce qu’un « casque colonial » ? Qu’il suffise de mentionner les mots « tête », « cuve des toilettes » et « souillée ».
Une marginalité assumée mais de dernier recours
Moix ne sera jamais un délinquant. Mais à travers son histoire, on comprend comment on peut le devenir. Quand on est rejeté par ses propres parents, ses enseignants, ses camarades et par le beau sexe, il ne reste souvent plus qu’à endosser cette identité de paria, voire à la revendiquer, si c’est le seul moyen de vivre. C’est ainsi qu’il confie lucidement : « L’ostracisme dont je faisais l’objet faisait ma fierté en même temps qu’il m’attristait ; j’étais pris au piège de ma pose. Pour exister, je fus obligé d’amplifier mes tares. Je surjouai la déchéance, embrassant les aberrations. Ce positionnement ‘marketing’ fit de moi un personnage repoussant […] ».
Réussir ne veut plus rien dire quand c’est un but inatteignable. Comme le renard lorgnant les raisins, mieux vaut lever le nez sur le pays de Cocagne. « Pourquoi fallait-il ‘réussir’ ? Pourquoi ‘réussir’ passait-il par des écoles, des examens, la compagnie de gens grossiers, alignés, réductibles à leur intention d’obtenir des postes importants dans une banque, une entreprise ? Comment ne pas voir, dans ce convoi vers la ‘réussite’, l’œuvre de la mort elle-même, déguisée en satisfaction sociale, en onanisme professionnel ? […] je me jurai de me tenir à distance, non des étudiants, mais de ce projet si mesquin : réussir. »
Un parcours triste pour une plume riche
Reims n’est pas gai. Ni la ville (telle que décrite dans le roman), ni l’histoire. « Reims était une boîte de conserve dans laquelle nous étions emprisonnés. » L’aspirant écrivain, se dirigeant tout droit – et sciemment – vers un mur dans son cursus scolaire, n’arrive pas à démarrer son œuvre, mène une vie qui le ravale quasiment au rang d’animal, et continue de tomber dans des guets-apens inhumains. Mais à travers tout cela, comme dans Orléans, il continue de s’alimenter aux grandes plumes, et si la trame narrative des deux œuvres autobiographiques n’a rien de réjouissant, le style, lui, témoigne à chaque détour d’une qualité qui montre que cette tête d’écrivain a su tout engranger au milieu de l’adversité pour ultimement trouver sa voie.
1. Au pays de l’enfance immobile.
2. Yann Moix, Orléans, Grasset, Paris, 2019 ; réédité dans Le Livre de Poche, 2020, 255 p. ; 13,95 $
3. Yann Moix, Reims, Grasset, Paris, 2021, 284 p. ; 32,95 $.
4. franceinter.fr/culture/yann-moix-publie-reims-livre-intense-qui-sent-le-soufre-comme-les-gens-que-j-ai-toujours-aimes.
EXTRAITS
De tout, je faisais texte. Je rapportai chaque épisode de ma vie pour le transformer en chimère. C’était un carnaval de mots.
Orléans, p. 159.
Ma puissance intérieure, lorsque j’étais envoyé au tableau pour résoudre un problème, s’ébranlait. Incapable d’aligner deux suites d’équations, j’étais ridiculisé par le professeur qui, au lieu de me faire regagner ma place, me cuisinait sur l’estrade pendant soixante longues minutes.
Orléans, p. 242.
Le prétendu jargon heideggérien, tellement tourné en ridicule par des talents sans génie, loin de me freiner, m’enchanta ; j’avais compris, avec Joyce, qu’inventer le monde passait par l’élaboration préalable d’une parole pour le dire.
Orléans, p. 235.
Si je pratique aujourd’hui la guitare électrique, m’essayant au blues, c’est pour refaire couler mes larmes par les doigts.
Reims, p. 52.
On ne m’estimerait jamais, je ferais peur. J’avais gagné mes galons de psychopathe. Je m’étais inoculé, par l’obscénité, grâce à l’abjection, l’illusion d’être « quelqu’un ».
Reims, p. 76.
La littérature exigeait qu’on eût non seulement vécu, mais qu’on eût vécu par soi-même ; elle imposait de vivre sa propre vie, à sa façon, sans la barioler de vies concurrentes, de l’intoxiquer de corps étrangers. Je sentis une injonction d’être moi-même, mais ne savais comment faire, ni par quoi commencer.
Reims, p. 183.