L’homme qui écrit plus vite que son ombre nous a livré plus de douze cents pages en six mois au cœur de la pandémie. Trois livres aussi différents entre eux par leurs thèmes que semblables par leur ton implacable.
On le sait, Michel Onfray est infatigable. Bourreau de travail, il passe ses journées entières, dans son patelin de Normandie, à écrire une œuvre qui dépasse déjà depuis longtemps la centaine de titres et dont l’éclectisme ne peut que fasciner. Dans trois livres publiés entre juin et novembre 2020, il aborde ainsi des sujets aussi divers que : 1° les quelques philosophes méconnus qui ont su ne pas embarquer dans le train du structuralisme au XXe siècle1 ; 2° le sens de la pandémie et l’impéritie des autorités françaises à son endroit2 ; 3° la grandeur du général de Gaulle et les petitesses de Mitterrand3.
Nihilisme, tu n’es rien
Le premier ouvrage est sans doute le moins accessible des trois. Douzième et dernier tome de la « Contre-histoire de la philosophie », vaste entreprise où l’auteur s’est employé à sortir de l’oubli divers philosophes plus ou moins tombés dans les « craques » de l’histoire depuis l’Antiquité, La résistance au nihilisme se penche sur les œuvres de Vladimir Jankélévitch (1903-1985), Mikel Dufrenne (1910-1995) et Robert Misrahi (1926- ), qui ont en commun de ne pas s’être laissé emporter par le courant quasi irrésistible du structuralisme (Foucault, Deleuze, Bourdieu…) au milieu du XXe siècle. Dès l’introduction (de près de 150 pages !), le polémiste sort l’artillerie lourde. Il s’agit en effet, avant de décrire la pensée des trois auteurs choisis, de dénoncer jusque dans ses moindres recoins une entreprise de déconstruction qui a donné naissance à ce que Jean-Pierre Le Goff appellera le « gauchisme culturel ». Ainsi, « avec Barthes, la littérature devient une pure affaire formelle dans laquelle le fond ne présente plus aucun intérêt4. Une philosophie sans hommes, une psychanalyse sans malades, un marxisme sans prolétariat, une anthropologie sans humains, une littérature sans créateurs ont durablement transformé le nihilisme en une religion qui, de manière stupéfiante, s’est exportée partout sur la planète au point de triompher encore aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, comme le summum de la modernité, avec un culte rendu à ces figures divinisées… ». Les « nouveaux philosophes » de cette époque, tel Bernard-Henri Lévy, en prennent aussi pour leur rhume.
Les trois penseurs mis en valeur, chacun à leur façon, auront eu le courage tranquille de choisir d’autres voies. Ainsi, pour Mikel Dufrenne, il s’agit « d’effectuer une phénoménologie de la pratique esthétique en n’oubliant ni le sujet qui regarde ni l’objet regardé », ce qui équivaut à un véritable « refus de s’inféoder aux modes du moment ».
Il en résulte une certaine solitude dont Jankélévitch, philosophe du « je-ne-sais-quoi » et du « presque-rien », a fait les frais lui aussi, plus ou moins ostracisé par défaut. « Maintenant, dit-il au tournant des années 1960, il n’y a plus de place en France que pour les troupeaux marxistes, catholiques, existentialistes. Et je ne suis d’aucune paroisse. » Il en souffre, mais fait contre mauvaise fortune bon cœur et aborde cette triste destinée avec un certain humour.
Quant à Misrahi, le fait d’être ainsi à contre-courant ne l’empêchera pas d’écrire son Traité du bonheur en trois volumes (1981, 1983, 1987), où il « célèbre poétiquement et lyriquement une présence au monde dans l’ombre de la joie spinoziste et de la liberté sartrienne ».
Penser le virus
Avec La vengeance du pangolin, Onfray sort de la philosophie millénaire pour plonger au cœur de la très contemporaine pandémie. Paru en septembre 2020, l’ouvrage se compose d’un ensemble de textes écrits de janvier à mai, au fil des événements – un genre de journal étoffé –, et de reproductions d’entrevues données durant la même période.
Le tout commence par une transcription des échanges auxquels le philosophe a pris part le 28 janvier sur le plateau de l’émission Audrey & Co, où il affirmait : « Si la Chine interdit à une ville de plusieurs millions d’habitants que la circulation puisse se faire, on peut imaginer qu’eux, ils ont des informations inquiétantes! », pendant que ses deux interlocuteurs, dont un médecin, minimisaient la gravité de la crise et s’opposaient à toute mesure drastique – la France recevait alors une vingtaine d’avions par jour en provenance de la Chine.
L’ensemble constitue en fait ni plus ni moins qu’un pamphlet dénonçant l’incurie des autorités françaises et, spécialement, l’incompétence et l’aveuglement de Macron. Notant par exemple que celui-ci a refusé dans un premier temps de fermer les frontières5 en faisant valoir, dans une formule restée célèbre, que « le virus n’a pas de passeport », Onfray souligne que, quelques mois plus tard, l’ensemble de l’Europe (l’« espace Schengen ») optera pourtant pour cette solution, et qu’il sera même interdit de se déplacer d’un département français à l’autre. L’auteur y voit la marque manifeste de l’idéologie de Macron et des néolibéraux, prêts à nier uniquement l’existence des frontières nationales. En effet, le virus « ne connaît pas les limites administratives » (selon les mots du président) que sont les frontières de la France, mais « comme par miracle, quand il s’agit de l’espace Schengen, alors là, oui, le virus connaît la limite administrative – une preuve probable que le virus a voté ‘Oui’ à Maastricht ! De même, […] le virus sait reconnaître les cent une limites administratives de la France que sont les départements! Malin le virus… »
Cet humour caustique parsème l’ouvrage au style assassin, où l’auteur se laisse parfois emporter au-delà des bornes de la rationalité et de la retenue qu’on serait en droit d’attendre d’un philosophe : « [L]es Parisiens ont sorti les grosses coupures pour vider les magasins, acheter les boissons de l’alcoolisme mondain en quantité et faire une razzia sur le papier toilette – c’est dire l’état de leurs sphincters, donc de leur mental… »
Parallèles mais inégales
C’est Plutarque qui, dans ses Vies parallèles, mettait en rapport des personnages romains et grecs, par paires. Dix-neuf siècles plus tard, Onfray refait l’exercice avec de Gaulle et Mitterrand.
« Après la mort du général de Gaulle, il ne fut plus question de grandeur. Le général avait dit que le peuple avait choisi d’être un petit peuple, il eut donc de petits gouvernants. Le plus petit des petits de ceux-là eut à cœur de détruire tout ce qu’avait fait le général de Gaulle ; ce fut sa seule constance : faire que ce qui avait été grand devînt petit, comme lui – il s’appelait François Mitterrand. »
Voilà, le ton est donné. À nouveau, Onfray ne fait pas dans la dentelle, portant aux nues un de Gaulle altruiste et clouant au pilori un Mitterrand égoïste et arriviste. Si ces jugements sans nuance peuvent parfois jeter le doute sur la bonne foi de l’auteur, on ne peut que souligner à quel point le dossier est étayé et les pièces à conviction, parfaitement alignées.
Pierre Péan, en 1994, avait déjà révélé dans Une jeunesse française que Mitterrand, président élu pour le Parti socialiste en 1981, avait en fait été d’extrême droite pendant la guerre, ayant même reçu l’ordre de la Francisque des mains du maréchal Pétain. Onfray en rajoute pour montrer que le programme socialiste de Mitterrand a duré à peine vingt-deux mois, le président ayant consacré ses douze autres années de pouvoir à développer le néolibéralisme et à détruire la France par l’Europe – sans jamais par ailleurs se départir de son antisémitisme.
L’impitoyable comparaison se décline en une vingtaine de chapitres évoquant autant de thèmes : l’enfance, la vie amoureuse, le rapport à la table, la maladie, la culture… outre bien sûr divers sujets politiques : la Résistance, l’Algérie, Mai 68, la Constitution, l’Europe. Onfray y oppose au « vaniteux » Mitterrand un de Gaulle humble qui a le sentiment de s’inscrire dans l’histoire millénaire de la France et qui sait s’effacer devant les intérêts du pays auquel il a donné sa vie. Celui qu’on a parfois accusé d’avoir des velléités putschistes n’a-t-il pas tiré sa révérence de lui-même en 1969 à la suite d’un référendum, dans un contexte où il avait pourtant pleine légitimité, car des élections récentes l’avaient plébiscité sans équivoque
Onfray, quand tu nous tiens…
Au fil de ces trois ouvrages, on se frotte à un Michel Onfray bulldozer, que rien n’arrête – surtout pas l’horizon – lorsqu’il a choisi sa direction. Cela dit, quoi qu’on pense des jugements tranchés du philosophe, on ne peut nier l’impressionnante érudition dont témoignent ses écrits. Du structuralisme au virus au parallèle entre les deux plus importants présidents de la Ve République, le lecteur ne peut ressortir qu’enrichi d’une réflexion – provocante et partiale pour les uns, féconde et rassérénante pour les autres – sur les grands enjeux de notre monde.
1. Michel Onfray, La résistance au nihilisme, Grasset, Paris, 2020, 518 p. ; 49,95 $.
2. Michel Onfray, La vengeance du pangolin. Penser le virus, Robert Laffont, Paris, 2020, 304 p. ; 29,95 $.
3. Michel Onfray, Vies parallèles. De Gaulle-Mitterrand, Robert Laffont, Paris, 2020, 403 p. ; 29,95 $.
4. Dans À la première personne, Alain Finkielkraut raconte comment Kundera l’a libéré de cet « acosmisme textuel », qui était la seule façon admise d’envisager la littérature autour des années 1970. Voir « Tombé des nues », Nuit blanche n° 158.
5. Tout comme le premier ministre canadien à l’époque, pour des motifs semblables.
EXTRAITS
La pensée [chez Bernard-Henri Lévy] n’est pas le produit d’une démonstration, mais celui d’une danse hypnotique. L’auteur entretient avec son lecteur la même relation que le serpent et l’oiseau sur la branche : in fine, il s’agit d’en faire son repas.
La résistance au nihilisme, p. 92‑93.
Jankélévitch est indemne de toutes les modes philosophiques de son temps : la phénoménologie allemande, l’existentialisme parisien, la psychanalyse freudienne, sa formule lacanienne, le marxisme-léninisme, puis le maoïsme, le néo-platonisme structuraliste, ou bien les Nouveaux Philosophes.
La résistance au nihilisme, p. 213.
[…] dès qu’on apprend le confinement de Wuhan, une ville de quinze millions d’habitants, par le gouvernement d’un pays communiste totalitaire qui, habituellement, ne se soucie guère de mille, dix mille, voire cent mille sujets de plus ou de moins, on pouvait conclure qu’il y avait péril en la demeure planétaire! C’était en janvier…
La vengeance du pangolin, p. 265.
La mort n’est pas l’opposé de la vie, c’est le revers de sa médaille. Elle n’est pas la contradiction de la vie mais sa condition de possibilité. L’épidémie n’est pas le retour du refoulé de la mort mais l’affirmation que l’une a besoin de l’autre pour être, et vice versa.
La vengeance du pangolin, p. 289.
De Gaulle veut la France libre, indépendante, autonome, donc : souveraine. Voilà pour quelle raison Malraux rappelle que l’Amgot (Allied Military Government of Occupied Territories) fut pour les Américains une occasion de vassaliser la France à laquelle le général de Gaulle a mis le holà.
Vies parallèles, p. 123.
Quiconque fréquentait François Mitterrand savait qu’en matière de séduction il était sans foi ni loi – les femmes des amis, les veuves d’amis disparus, les filles de ses amis, il ne se reconnaissait aucun tabou, aucun interdit, aucune limite…
Vies parallèles, p. 170.