Le mot est né en 1812. La défiance, le mépris, voire la haine à l’endroit des femmes et du féminin englobés sous le vocable misogynie sont, eux, millénaires.
Sur la pierre d’assise de la mythologie gréco-romaine et ses déesses de la mort, du feu, du vol, de la jalousie aussi (Héra), de la domination des prêtres qui se châtraient (Cybèle), ou encore de la cruauté absolue (la très polyvalente Médée, fratricide, régicide, homicide et infanticide), s’écrit une histoire aux mille répercussions.
Se doute-t-on quand on fait usage, par exemple, de l’expression « aller de Charybde en Scylla » que sont convoqués des corps de jeunes filles prédatrices aux visages animaliers qui dévorent et dont on ne retient que le caractère terrifiant ? Quand Pandore, la première femme dans la mythologie grecque, ouvre la boîte que l’on sait, elle voue l’humanité à tous les maux et malheurs du monde, soit « la vieillesse, la maladie, la guerre, la misère, la famine, la folie, la tromperie et le vice ». Le savions-nous ? Selon Adeline Gargam, autrice et spécialiste des Lumières, et Bertrand Lançon, professeur émérite d’histoire romaine1, Pandore se trouve à la racine de la misogynie occidentale, car la figure biblique d’Ève porte de moindres stigmates.
Cela étant, les femmes bibliques n’en ont pas moins sculpté la conscience humaine en déterminant des références culturelles profondes, telles la trahison féminine de l’homme aimé (Dalila et Samson), la source de l’immoralité et de l’idolâtrie (Jézabel) ou la responsabilité du tout premier martyr (Hérodiade et Jean Baptiste), ou encore le mal et la lascivité (Salomé). Œuvres poétiques et opératiques, filmiques et littéraires s’en repaissent et leur ont fait un sort sans fléchir jusqu’à nos jours.
Religieux, philosophes et scientifiques à l’unisson
La science a déjà bien intégré les leçons de la mythologie et des religions quand Galien, médecin héritier d’Hippocrate, établit aux IIe et IIIe siècles que l’homme est de tempérament chaud et sec, donc supérieur, la femme, froide et humide, donc, vous l’aurez deviné, inférieure. Cette idée incrustée par les bons soins de Platon et de son disciple Aristote traversa le Moyen Âge et la Renaissance jusqu’au XVIIe siècle, alors que perce une légère éclaircie sans toutefois libérer « la femme des a priori négatifs à l’égard de sa débilité ontologique ». Aux humeurs invalidantes attribuées à la femme s’est substituée sa complexion nerveuse et osseuse qui toujours imprime « une faiblesse extrême de son corps, son cœur et son esprit ». La suite imposera la différenciation de la boîte crânienne, qui rend la femme inapte à la méditation, à l’abstraction et à la création. Si la seconde moitié du Grand Siècle a corrigé ces biais anatomiques, la femme demeure inféodée à la différence, infériorisante toujours, et à l’éternelle hiérarchie du masculin dominant et du féminin assujetti. La modernité n’y a rien changé.
En définitive, la mythologie gave et muscle l’infrastructure des religions, de l’histoire, des cultures, des sciences, et leur charge exponentielle sur la psyché collective demeure accablante. Comment y faire contrepoids ? Existe-t-il un antidote à ce poison ? Le sous-texte des deux essayistes révèle le squelette de la misogynie occidentale composé d’arguments fallacieux, de démonstrations alambiquées, de rhétoriques offensant la stricte réalité. La gynéphobie pérenne des cultures orientales (on se rappellera l’un parmi les édifiants proverbes arabes : La fille, soit elle se trouve un homme, soit elle se trouve un tombeau) n’y est pas traitée ni ne fait état de son empreinte sui generis et de son amalgame en Occident.
Bien qu’ils soient reconnus, les rares courants philogynes n’y sont pas abordés non plus. L’amour courtois, la fin’amor des XIIe et XIIIe siècles, celui où l’amant ne peut rien obtenir sans l’accord de sa dame, en est une illustration qui fait presque rêver, aujourd’hui, devant l’ubiquiste étalage pornographique. Gargam et Lançon décodent à cet égard que même les arts chorégraphiques « se sont faits de plus en plus pornographiques, sans forcément porter la conscience d’œuvrer au cœur d’un vaste marché ». Par l’esprit et le processus mercantiles qui les noyautent toutes, nos sociétés occidentales sont devenues des sociétés sadiennes, conjecturent-ils.
Une antiquité indémodable
Pendant plus de deux mille ans, philosophes, Pères de l’Église, théologiens, médecins ont relayé le même credo. La femme est un homme manqué (Platon, IVe siècle av. J.-C.) ; […] au-dedans d’elle ne contient de vie et de durable qu’une cargaison, un magasin, un entrepôt, un marché de toutes les malpropretés, toxiques et poisons (Giordano Bruno, XVIe siècle) ; […] une femme était assez savante quand elle savait faire la différence entre la chemise et le pourpoint de son mari (Montaigne, XVIe siècle) ; les femmes qui écrivent ne sont plus des femmes (Barbey d’Aurevilly, XIXe siècle) ; les femmes envient le pénis des hommes (Freud, XXe siècle).
Histoire de ne pas trop déprimer, songeons qu’en son XVIIe siècle François Poullain de La Barre défendait contre vents et marées que « l’esprit n’a pas de sexe », et que filles et garçons devraient être éduqués pareillement. Les conseils du philosophe n’ont guère été suivis, car Gargam et Lançon jugent que les apports théoriques récents de la génétique, de l’endocrinologie ou des neurosciences « n’ont fait que confirmer, valider, sinon consolider scientifiquement cet irréductible dimorphisme sexuel, en élaborant de nouvelles grilles de lecture pour penser et étudier l’espèce humaine », et conforter l’infériorisation historique des femmes.
N’en déplaise aux empêcheurs de vivre pleinement leur destin au féminin, de tout temps des femmes ont rusé ou ont contrevenu à leur quarantaine socioculturelle, et ont accédé par leur détermination aux sphères interdites. Dans toutes les époques, « il y a eu des femmes artistes, lettrées ou scientifiques », mais elles ont souvent payé chèrement cette insoumission. Si elles n’ont pas toutes été assassinées comme Hypatie d’Alexandrie, l’hostilité, la dérision, la moquerie, le rejet, la caricature ont été leur lot. Dans le meilleur des cas, elles étaient tolérées et perçues comme des « anomalies génétiques ».
Riposte sans appel
Les hommes qui se complaisent encore – ils seraient nombreux – dans cette idée du féminin inférieur sont condamnés à des relations hâves, mutilées bien souvent, avec le sexe qui n’est pas le leur. Sur la foi de cette mathématique, seule l’homosexualité masculine serait valide et égalitaire, ce qui n’est guère réjouissant pour la majorité des humains. Dès lors, en serait-il de l’amour entre hommes et femmes comme de l’inégalité des sexes, seraient-ce des voies parallèles qui ne se rencontrent jamais ? L’écrivaine et militante Andrea Dworkin ne s’y trompait pas en résumant le climat de notre démocratique époque : « Je pense que de nombreuses femmes résistent au féminisme parce que c’est une agonie d’être pleinement conscientes de la misogynie brutale qui imprègne notre culture, notre société et toutes nos relations personnelles ».
Au carrefour où le féminin et le masculin s’entrelacent dans une union délétère, le mouvement planétaire #MoiAussi est la riposte sans appel contre la vétusté du système misogynique que même la pandémie que l’on sait n’est pas parvenue à freiner. La conscience toujours plus aiguisée de l’apartheid sexué de notre monde a d’ailleurs engendré le mot misandrie, qui désigne la haine du sexe masculin ; il voit le jour dans les années 1970, et s’il apparaît dans les dictionnaires depuis peu, l’usage courant ne l’a pas retenu. Pas encore. Une chose qui n’est pas nommée n’existe pas. Le XXe siècle a néanmoins donné au vocabulaire des mots qui font surgir une réalité fâcheuse. « Sexisme, machisme et phallocratie relèvent du concept global de misogynie, qui les embrasse tous trois. » Les mots préservatifs qui édulcorent la réalité jusqu’à sa disparition sont pléthore de nos jours. Pied de nez à la frilosité ambiante, le XXIe siècle a admis, 30 ans après le massacre de Polytechnique, la réalité du féminicide. « Or, les statistiques criminelles ont fait apparaître récemment que les homicides perpétrés sur les femmes étaient assez récurrents et nombreux pour constituer un homicide spécifique, au même titre que les infanticides. »
Ouvrage d’analyse et de référence de haute qualité, mais non dépourvu de répétitions et coiffé d’un épilogue déroutant, Histoire de la misogynie brosse un riche et savant panorama de la prégnance de ce phénomène aussi vieux que l’humanité. Plusieurs thèmes discutés le sont remarquablement. Pour n’en souligner qu’un, celui de la langue française intitulé Le lexique et la syntaxe comme reflet d’un ordre androcentrique. En revanche, les observations sur les XXe et XXIe siècles n’ont pas la profondeur de celles recueillies sur toutes les autres époques, laissant supposer que la modernité leur était moins familière. Bien que ce ne soit pas l’objet de la recherche, notons-le, l’essai ne répond pas aux causes de l’abîme que la misogynie a créé, même s’il révèle, en creux, « l’ampleur des craintes et terreurs masculines envers la féminité et la femme ». Et qu’on le sache, cette histoire ne se lit pas comme un roman.
1. Adeline Gargam et Bertrand Lançon, Histoire de la misogynie. Le mépris des femmes de l’Antiquité à nos jours, Arkhé, Paris, 2020, 348 p. ; 36,95 $.
EXTRAITS
Jamais la misogynie n’a été autant dénoncée et mise en péril que ces dernières années.
p. 10
Le monde des lettres devint alors un terrain dont les hommes se sont faits jalousement les gardiens, osons même les cerbères ; il fut pour les femmes qui eurent l’audace d’écrire et de publier un monde sans pitié où l’esprit fielleux leur jeta un discrédit mortel.
p. 248
La pathologisation [chez la femme] est un des vecteurs sournois de la misogynie, car elle retourne en maladie ce qui est considéré comme une force chez l’homme (colère, abnégation, rébellion, action spectaculaire).
p. 275
Dominer et tuer les femmes, les faire disparaître : tel est le noyau dur de la misogynie, tel qu’il apparaît dénudé, lorsque les enduits de la civilisation se fissurent.
p. 294