La première fois que je le vois apparaître à l’écran de la télévision, je ne sais ni lire ni écrire. Je ne comprends rien du concept de la mort ; j’ignore tout de la décomposition du corps. Je ne me doute même pas que le mien va croître encore un peu. Or, je connais la souffrance physique.
Je ne compte plus mes collisions avec les êtres et les objets ; j’ai eu le souffle coupé un long moment en tombant du balcon du deuxième étage d’un immeuble, et, surtout, j’ai expérimenté un très douloureux choc électrique en enfonçant mon index dans une douille de lampe.
Je ne veux plus jamais revivre ça. Mon premier souvenir de Frankenstein se concentre donc à un moment précis de son histoire, l’un des plus marquants pour mon imaginaire enfantin : celui de l’éclair qui vient activer une machine qui a son tour électrocute le corps d’un géant allongé sur une table. Ce qui me terrifie le plus à ce moment-là n’a rien à voir avec l’apparence hideuse du personnage, mais tient plutôt à la violence qu’il subit. Et, de tous ses attributs physiques effrayants, je ne vois que les gros boulons de métal enfoncés dans son cou. J’ai mal au mien en regardant le film. Du haut de ma logique enfantine, je pense que Victor Frankenstein est vraiment méchant avec l’homme qui dort. Ma première rencontre avec le mythe créé par Mary Shelley est marquée par l’empathie plutôt que par la révulsion. Déjà, ma fascination pour les créatures esseulées se cristallise. Et c’est en plongeant dans le corps souffrant de personnages atypiques, certains monstrueux, que je commencerai à écrire.
À ma naissance, la créature du roman Frankenstein ou le Prométhée moderne trône au firmament des mythes hollywoodiens et on compte d’innombrables émules, comme Lurch, le serviteur de la rigolote et très populaire famille Addams. Les adaptations cinématographiques, théâtrales, télévisuelles se déclinent sur tous les tons, du plus effrayant au plus amusant. En fait, ce n’est pas le personnage littéraire de Mary Shelley qui prend forme à l’écran, mais plutôt une mauvaise caricature, quasi burlesque, un mélange de zombie sans âme et de robot inexpressif. La culture populaire opère une sorte de mise en abîme du processus de création de Victor Frankenstein en effectuant à son tour un amalgame de bouts de mythes, de clichés, de fragments de personnages afin de générer une foultitude de monstres qui ont bien peu à voir avec l’original, mais qui stimulent tout de même l’imaginaire collectif. À l’Halloween, les rues s’emplissent de similis morts-vivants aux lèvres noires qui circulent les bras levés vers l’avant, perpendiculaires au corps, à la manière des somnambules. À la même époque, j’adore les Franken Berry, des céréales roses accompagnées de guimauves et dont la forme rappelle, de manière ultra schématique, le visage du monstre. Ces bouchées effroyablement sucrées, qui empoisonnent alors mon corps chaque matin, s’avèrent peut-être la mutation culturelle la plus horrifiante du monstre de Frankenstein.
1816. Mary Shelley, qui n’a pas encore vingt ans, imagine un ambitieux savant qui s’emploie à créer un être humain de toutes pièces, un être supérieur, sans procréation, à partir de fragments de cadavres et d’une étincelle électrique. Frankenstein ou le Prométhée moderne paraît de manière anonyme en 1818 et rencontre un succès immédiat.
Le roman est publié :
Trois décennies avant que Charles Darwin bouleverse notre perception de ce qu’est l’être humain, en révélant sa nature évolutive avec la publication de L’origine des espèces.
Un demi-siècle avant que Zénobe Gramme présente la magnéto Gramme, une machine rotative, activée par une manivelle, qui permet la production mécanique de l’électricité.
Un siècle avant que l’eugénisme, sous le régime nazi, terrorise le monde entier.
Deux siècles avant qu’Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna reçoivent le prix Nobel de chimie pour leurs travaux sur le développement d’une méthode d’édition du génome humain avec le système CRISPR-Cas, ouvrant ainsi la porte à d’inquiétantes modifications du vivant.
À l’aube de l’ère industrielle, donc, quelques décennies avant que l’humanité se consacre à la transformation d’énergies fossiles avec autant de fièvre que Victor Frankenstein manipule des cadavres pour tenter d’animer l’inanimé, juste avant que cette même humanité génère un dérèglement planétaire sans précédent, le fruit de l’imaginaire de Mary Shelley met en lumière de manière lyrique et visionnaire, avec toute l’inquiétude que suscitent déjà à l’époque les manipulations du vivant, les alliages de la science et de la technologie.
En lisant le roman Frankenstein ou le Prométhée moderne à l’adolescence, je découvre une créature bien plus complexe que celle que j’avais appris à connaître à la télévision et au cinéma. Le monstre de Victor Frankenstein est plus grand, plus fort, plus rapide, plus résistant que son créateur ; il est hypersensible, intelligent, capable d’apprendre par lui-même le langage et de comprendre la philosophie, la poésie. Il porte en lui les prémisses du transhumanisme, et de ses possibles dérives, car du haut de sa supériorité biologique, ce monstre choisit consciemment de punir, de tuer, tout en sachant que rien ni personne ne peut l’en empêcher.
La souffrance surhumaine du monstre, l’humanité hypertrophiée du personnage, sa solitude absolue au milieu de la civilisation qui l’a fait naître, marque profondément mon imaginaire et, au moment de l’écriture de mon premier roman, La mue de l’hermaphrodite, je m’inscris d’emblée dans la filiation de Mary Shelley en associant le contexte de la naissance de ma première narratrice, elle aussi une créature de la science, à celle du monstre de Frankenstein.
Quelques années plus tard, pendant la phase de recherche de mon roman De synthèse, tandis que je commence à explorer les métavers 3D, ces univers virtuels rémanents en ligne, j’ai la sensation de me glisser dans la peau de Victor Frankenstein, version 2.0.
Mon désir de créer un avatar numérique donne lieu à une recherche fiévreuse qui s’étale sur quelques années.
Je découvre d’abord la manière dont fonctionne la modélisation 3D : c’est par l’assemblage de nombreuses images de corps humains, des corps anonymes, jeunes, vieux, de toutes les couleurs ; des corps morts depuis longtemps peut-être, dont il ne subsiste que ces traces photographiques, tissées ensemble. Ce que je manipule du bout de mon curseur à l’écran, ce sont des fragments de peaux, de textures biologiques amalgamés, superposés, unis par des sutures imperceptibles. Dans l’inventaire de mes composantes d’avatar, des milliers de peaux s’entassent avec tout autant de variétés de dents, de cheveux, en haute définition. Je collectionne les cicatrices, aussi, les plus sanguinolentes, sans trop savoir pourquoi, peut-être parce qu’elles ressemblent à des fissures qui révèlent ce qui pulse à travers la chair de pixels, ce puissant fantasme de maîtriser à la fois la vie et la mort, et c’est ce qui se trouve au creux du roman Frankenstein ou le Prométhée moderne.
À l’écran, 200 ans après la naissance du monstre de Victor Frankenstein, mon avatar prend la pose, sa tête oscille, ses paupières reproduisent parfaitement le clignement naturel des yeux ; elle s’avance là où je la guide d’un clic de la souris. La démarche est indubitablement humaine. Quelqu’un a marché quelque part sur Terre avec des capteurs pour générer la gestuelle de l’être numérique que je tente de sublimer. Ou peut-être pas. L’intelligence artificielle peut maintenant simuler le mouvement humain. Tout se confond, traces réelles du corps et simulations plus vraies que nature. Or, dans la mosaïque de pixels à l’écran, une seule chose est certaine : mon avatar prend forme, une forme de plus en plus réaliste. Et qui sait, le jour viendra peut-être où cette créature virtuelle pourra se mouvoir par elle-même, choisir sa propre peau, voire la générer selon ses goûts, et créer une créature semblable à elle-même pour lui tenir compagnie, avant de s’éloigner dans un ailleurs inaccessible où elle poursuivra son évolution, loin de l’humanité. C’est le type d’idée qui stimule mon imaginaire littéraire.
De fait, la littérature se pose en lieu de toutes les conquêtes prométhéennes. Inventer un personnage de fiction, c’est assembler, fusionner des bouts de souvenirs, des bouts de soi, d’autrui, de créatures littéraires, cinématographiques, artistiques, et ce processus, cette opération alchimique ne peut s’achever qu’à son acmé, lorsque surgit l’étincelle de vie… tout aussi virtuelle soit-elle.
En relisant aujourd’hui le chef-d’œuvre de Mary Shelley, au moment où paraît la première partie de l’angoissant rapport du GIEC, en pleine pandémie, alors que d’immenses incendies ravagent de nombreux pays et que les inondations, glissements de terrain et autres cataclysmes se multiplient, je ne peux m’empêcher de voir apparaître, en filigrane du roman Frankenstein ou le Prométhée moderne, une métaphore de l’anthropocène. L’humanité ressemble tout d’un coup à Victor Frankenstein ; après avoir sculpté dans la matière de la Terre les voies de notre civilisation pour y faire circuler à toute vitesse ses corps, ses idées, ses croyances et ses innombrables produits de consommation, maintenant que notre élan irrépressible a radicalement transformé la Terre et son climat, il ne nous reste plus qu’à tenter de stopper notre monstre, par tous les moyens. Et je me prends à souhaiter que ce monstre choisisse, comme celui de Mary Shelley, de mettre un terme à son carnage, par lui-même. Pour en finir avec l’horreur dont il est issu. Et celle qu’il a engendrée.