Après avoir été condamnée à sept ans de réclusion dans un camp de rééducation en Chine, la Ouïghoure Gulbahar Haitiwaji est aujourd’hui libérée. Elle raconte l’enfer qu’elle a vécu à la journaliste française Rozenn Morgat et toutes deux en signent le récit dans Rescapée du goulag chinois1.
Vivant à Paris depuis 2006, Gulbahar Haitiwaji a été arrêtée à la fin de 2016, dès le moment où elle a posé le pied sur le sol chinois. Elle répondait pourtant à une demande expresse des autorités du Xinjiang exigeant qu’elle vienne sur place signer certains papiers. Immédiatement incarcérée, elle ne sera libérée qu’en mars 2019 après avoir confessé des crimes qu’elle n’avait pas commis, ceux d’avoir prôné l’indépendance de la nation ouïghoure et sa séparation d’avec Pékin. Cédant aux pressions de la police, elle avait avoué : « Je regrette mes actes et je demande pardon […] Quoi qu’il arrive, je choisis la Chine. Je suis de son côté ». La sentence de réclusion tombera dès sa confession faite, mais elle ne pourra rentrer à Paris que six mois plus tard.
Comment celle qui habitait la France depuis dix ans s’est-elle retrouvée emprisonnée au Xinjiang ? Pourquoi a-t-elle dû mentir à ses tortionnaires ?
Que se passe-t-il donc dans cette région chinoise ?
Le Xinjiang et les Ouïghours
Tout commence en novembre 2016 lorsque Gulbahar Haitiwaji, une mère de famille sans histoire née en 1966, reçoit un « mystérieux appel » de son ancien employeur du Xinjiang qui lui demande de revenir brièvement dans son pays d’origine. « Il faut que vous reveniez à Karamay pour signer des documents relatifs à votre retraite anticipée », lui dit-on. La Ouïghoure est étonnée, mais ne se méfie pas vraiment.
Malheureusement.
Pourtant, elle n’est pas sans savoir que depuis plusieurs années, des milliers de Ouïghours sont détenus de façon préventive et sans procès dans sa patrie d’origine située dans le nord-ouest de la Chine, sur l’historique route de la soie. Le Xinjiang est la plus grande région autonome de l’immense pays et compte plus de vingt millions d’habitants. Riche en pétrole, en gaz naturel et en minerais, le convoité Xinjiang produit 85 % du coton chinois et 20 % du coton mondial. « Il est devenu un verrou stratégique pour le titanesque projet d’infrastructures visant à relier la Chine à l’Europe. Ceci est tout sauf une coïncidence. »
Fait non négligeable, la région possède une frontière commune avec huit pays : la Mongolie, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan, l’Afghanistan, le Pakistan et l’Inde. Le Xinjiang a connu de multiples occupations étrangères au cours de ses 2 500 ans d’existence. Plus récemment, de 1944 à 1949, jusqu’àl’avènement de la République populaire de Chine en 1950, une partie de la région formait la République du Turkestan oriental (RTO), l’une des républiques de l’URSS.
Gulbahar Haitiwaji n’ignore pas non plus que Pékin a entamé une campagne de répression contre les minorités musulmanes de l’ancienne Tartarie chinoise, dont les Ouïghours – apparentés aux Ouzbeks – et les Kazakhs. « Parce que les Ouïghours pratiquent un islam sunnite, que leur culture prend sa source dans des racines turciques et non chinoises et que la Chine les a absorbés tardivement, la frange séparatiste (minoritaire) de l’ethnie revendique son indépendance. »
Inutile de dire que tous les Ouïghours ne sont pas séparatistes et que tous ne pratiquent pas l’islam radical. Cependant, Pékin ne l’entend pas ainsi et préfère ratisser large.
Depuis 2016, le projet du président Xi Jinping est non seulement de cibler l’élite ouïghoure par une purge sans précédent, mais de déplacer le plus de Hans possible vers cette région éloignée et stratégique, afin de diminuer l’importance numérique des autres peuples qui y sont présents depuis des millénaires. Cette technique de dilution minimise l’influence des populations visées sur leur propre sol et a déjà fait ses preuves au Tibet. En Chine, les Hans forment 92 % de la population et représenteraient le plus grand groupe ethnique du monde.
La détention de Gulbahar Haitiwaji
Gulbahar a quitté le Xinjiang en 2006 pour rejoindre son mari et ses enfants en France. L’ingénieur Kerim Haitiwaji y avait déjà été accueilli en tant que réfugié politique, tout comme leurs filles Gulhumar et Gulnigar, et tous trois « avaient perdu, de facto, leur nationalité chinoise ». Ce n’était pas le cas de Gulbahar qui avait refusé d’abandonner sa mère très âgée et avait « demandé un titre de séjour renouvelable tous les dix ans ». Depuis, elle était retournée plusieurs fois en Chine pour voir les siens.
À son arrivée au Xinjiang en 2016, elle comprend que cette fois son séjour sera différent. Elle est immédiatement conduite au commissariat de police et maintes fois interrogée. On lui retire son passeport. À la fin janvier, elle est enfermée dans une cellule de la « Maison d’arrêt de Karamay ». Depuis la France ou en Chine, ses proches multiplient les contacts et les efforts pour obtenir de ses nouvelles. Silence radio.
Pendant six mois, sans jamais avoir été jugée, Gulbahar Haitiwaji connaîtra l’enfer en prison. Comme tous ses compatriotes ouïghours détenus, elle subira un lavage de cerveau afin d’effacer en elle tout ce qui la caractérise, y compris ses traditions culturelles et sa religion. Elle est affamée, affaiblie, questionnée sans relâche, punie sans trop savoir pourquoi. « Gulbahar est enchaînée vingt jours à son lit, du 1er au 20 avril 2017. » Il n’y a jamais d’explications, jamais de condamnation.
En juin 2017, elle est conduite dans un camp de rééducation où elle subit « onze heures d’enseignement quotidien ». Elle explique : « Chaque matin, l’enseignante entre dans la classe silencieuse. C’est une Ouïghoure. Une femme de notre propre ethnie nous apprend à devenir Chinoises. Elle nous traite comme des citoyennes réfractaires que le Parti doit rééduquer […] Vissées sur nos chaises, nous répétons comme des perroquets […] ‘Merci à notre grand pays. Merci à notre Parti. Merci à notre cher président Xi Jinping’ ».
La Franco-Chinoise raconte : « On reconnaît les nouvelles comme moi à leur œil hagard. Dans les couloirs, elles cherchent les autres du regard. A contrario, celles qui sont là depuis plus longtemps fixent leurs pieds. Elles se déplacent en rangs serrés, tels des robots militaire ».
Dix-huit mois plus tard, en décembre 2018, après un procès qui n’en est pas un, « le jugement est tombé. On m’a rappelé que je devais me sentir chanceuse, que mes crimes valaient la prison et que […] la justice du Xinjiang m’envoyait dans un endroit meilleur : une école où je pourrai m’instruire et vivre dans des conditions honorables le temps de ma peine ». Après de longs mois de silence, sa famille complètement dévastée apprend sa condamnation. Motif invoqué : trahison.
L’objectif de Pékin est clair. « Xi Jinping a besoin du Xinjiang. D’un Xinjiang paisible et propice au commerce, nettoyé de ses populations séparatistes et de ses tensions communautaires… En somme, il veut le Xinjiang sans les Ouïghours. »
La libération et le retour en France
Gulbahar Haitiwaji est contrainte de prononcer de faux aveux en mars 2019, à la suite desquels elle espère obtenir rapidement sa libération. « Maintenant qu’on me promet un avenir meilleur, la culpabilité me hante. La Chine m’aura volé jusqu’à mes pensées. » Peu après cette confession, elle quitte effectivement le camp de rééducation et retourne en maison d’arrêt. Elle obtient ensuite la liberté conditionnelle et est placée en résidence surveillée. « Je ne suis pas libre. Je vis dans une prison dorée. »
Ce même été 2019, « ils ont commencé à évoquer la clôture de mon ‘dossier’ avec fébrilité, ce qui me laissait penser que bientôt, peut-être, je serais libre […] Les négociations entre la France et la Chine prenaient, semble-t-il, une tournure concrète ». Grâce à l’action conjuguée de sa fille Gulhumar et du Quai d’Orsay, Gulbahar Haitiwaji sera définitivement libérée après qu’un juge de Karamay eut « prononcé un acte d’innocence […] À la lecture du dossier, [le juge] estimait que, non, en réalité, j’étais innocente ». Elle atterrira à Roissy à la fin août 2019.
Fort émus, son mari Kerim et ses filles Gulhumar et Gulnigar la serrent enfin dans leurs bras.
Surtout, ne pas oublier
« On ne guérit pas comme ça de la rééducation. Outre des séquelles physiques irrémédiables, Gulbahar reste une femme hantée. Hantée par l’idée que la Chine, même si elle l’a libérée au terme d’âpres négociations avec le Quai d’Orsay, viendrait frapper aux portes de sa mère, de ses sœurs, de ses frères et de ses amis restés au Xinjiang. »
Courageuse, Gulbahar a quand même accepté que sa véritable identité soit révélée : « C’est mon histoire, je veux l’assumer jusqu’au bout. C’est mon devoir de Ouïghoure. »
Impossible pourtant d’oublier la stérilisation forcée des femmes ouïghoures, dont celle pratiquée en prison sur Gulbahar elle-même. Le phénomène a été confirmé en 2020 par l’anthropologue allemand Adrian Zenz2 :« Dans les régions majoritairement ouïghoures […], le nombre de naissances a chuté de plus de 60 % de 2015 à 2018. Pendant la même période, la chute n’a été que de 4,2 % pour l’ensemble de la Chine3 ».
Impossible de ne pas penser aux « révélations en cascade dénonçant le travail forcé de prisonniers ouïghours dans des usines sous-traitantes de dizaines de marques mondiales », dont « Apple, Samsung, Nike, Adidas et BMW4 ».
Impossible de ne pas frémir en entendant parler de prélèvements d’organes forcés, exercés d’autorité par Pékin sur les minorités ethniques et religieuses5.
Impossible enfin d’oublier la destruction de mosquées et autres joyaux de l’architecture musulmane parfois millénaires, qui ont été remplacés par des constructions neuves et sans âme6.
Le peuple et la civilisation ouïghours disparaissent petit à petit.
1. Gulbahar Haitiwaji et Rozenn Morgat, Rescapée du goulag chinois, Des Équateurs, Paris, 2021, 249 p. ; 35,95 $.
2. « Sterilizations, IUDs, and Mandatory Birth Control: The CCP’s Campaign to Suppress Uyghur Birthrates in Xinjiang », juillet 2020 (gwern.net).
3. Agnès Gruda, « Chine. Les femmes, cibles de la guerre démographique au Xinjiang », La Presse, 6 février 2021 (lapresse.ca).
4. « Apple, Nike, BMW : 83 marques liées au travail forcé des Ouïghours chinois, selon une ONG », RTL (rtl.fr).
5. « United Nations Called Upon to Act on China Organ Trafficking », The International Coalition to End Transplant Abuse in China (endransplantabuse.org).
6. « Chine : destructions massives de mosquées dans le Xinjiang », Le Figaro (lefigaro.fr).
EXTRAITS
À partir de 2017 […], la région est devenue l’endroit le plus surveillé du monde et l’une des pièces maîtresses des « nouvelles routes de la soie » de Xi Jinping […] À ce jour, Amnesty International et le Human Rights Watch estiment que plus d’un million de Ouïghours sont ou ont été déportés dans ces camps. La Chine, elle, persiste à les désigner comme des « écoles » où les professeurs entendent « éradiquer le terrorisme islamiste » des esprits des Ouïghours.
p. 15
Chaque jour, ils s’obstinaient, feuille en main. [Zahida] refusait de signer. Je ne sais combien de temps tout cela a duré mais, un matin, dans la salle d’interrogatoire où elle expliquait une énième fois qu’elle était innocente, elle a entendu des cris. Des cris étouffés d’abord. À mesure qu’elle tendait l’oreille, ils se sont faits plus puissants. On torturait quelqu’un dans la pièce d’à côté. Que pouvait-on faire à cette personne pour qu’elle hurle de la sorte ? Sa souffrance devait être inimaginable. Enfin, il fallait que ça s’arrête ! « Arrêtez ! Arrêtez ! » criait-elle aux hommes qui la fixaient sans ciller. C’est alors qu’elle a reconnu sa voix. Celle de Dolkun, son fils. C’était son fils qu’ils torturaient et, sur la table devant elle, la feuille de ses aveux attendait sa signature. Zahida s’est exécutée en tremblant.
p. 164
Le type est revenu le soir. Il m’a demandé pardon, invoquant pêle-mêle les pressions qu’il recevait de ses supérieurs, la charge de travail au commissariat, sa femme, ses enfants. Moi, je ne savais plus quoi dire. Une fois la journée passée sur ma colère, force était de constater que la coopération s’offrait à moi comme seule et unique option.
J’étais dans l’impasse. « Ne t’inquiète pas. Je te pardonne » lui ai-je répondu […] Le lendemain, il n’est pas venu. Le surlendemain, les appels ont repris et, avec eux, les mensonges, le chantage, les menaces.
p. 197