Nicole Gagné était ma meilleure amie. Elle menait une existence discrète, mais profondément engagée en poésie. Elle meurt en 2017, à la suite d’un fulgurant cancer, à l’âge de 74 ans. Quelques semaines plus tôt, habitée par un extraordinaire souffle de création, elle parvient à terminer et à envoyer un nouveau manuscrit chez son éditeur.
Le recueil Qu’as-tu fait des fruits amers ?1 a paru aux Écrits des Forges au moment où s’amorçait le confinement du printemps. Il a fait son apparition en librairie quelques jours avant que le monde se referme. Ce livre, posthume, nous arrive donc comme libéré de l’actualité poétique. Il n’a pas eu à traverser cette agitation qui entoure les nouveautés. On pourrait le croire précédé d’une sorte de silence qui aurait plu à l’auteure, elle qui n’aimait pas vraiment le bruit des lancements ni la poésie qui veut être applaudie.
Les livres de poèmes ne devraient-ils pas toujours s’approcher lentement de nous ? Ne nous donnent-ils pas à lire le ralenti de la lumière qu’ils portent en eux ?
Les mots, la mort, l’amour.
Tels sont les trois éléments formant l’architecture du recueil. Il s’amorce avec le sentiment que le langage entre soudain dans un autre mouvement. « Les mots louvoient autrement » et prennent le risque de s’aventurer ailleurs, car « ils ne savent plus leur chemin ». La langue « est en marche vers l’indicible ». Pour la poète, les mots font peut-être rêver, mais surtout il faut les désirer, car « les mots que l’on rêve / depuis l’éloignement du monde / s’assemblent en une parole vivante ». Et cette vie des mots, l’auteure la trouve dans un extraordinaire et riche foisonnement d’images. Chez Nicole Gagné les images résultent d’une lente maturation, « tout un alphabet depuis l’enfance / les ont fait naître ». Et c’est ainsi qu’elle se met à l’écoute d’une parole de chair et de sang, car « il faut protéger la peau des mots ». Il ne s’agit pas ici de bavarder ou d’ajouter aux vacarmes, mais d’entendre réellement « la renaissance d’un verbe haut ».
Le chapitre « Douleur » évoque le mystère de la mort. La sienne, dont elle se sait maintenant si proche : « [Q]u’est-ce que je vais dire à la mort / qui voudra me prendre ». Mais également celle des êtres qu’elle a aimés. Et cette perte de l’autre entraîne une étrange dispersion : « [I]l me faut rassembler / tout de ton souvenir / comme des éclats de vitrail ». S’adressant à sa sœur disparue quelques mois plus tôt, elle écrit : « [Ç]a ne te ressemble pas une telle absence ». La mort, « comme un éclair rapide dans un feuillage », ce sont également des voix qui « sifflent sous les pierres ». Elle se fait attentive à toutes les présences. Le poème devient ainsi la partie visible d’une réalité habituellement invisible : « Ce matin j’ai croisé mille visages / des vivants et des morts / je n’ai pu faire le partage ».
Le recueil avance alors vers l’amour, ce territoire que la poète aura habité jusqu’à la fin. L’amour qui fait voir à nouveau « le contour du monde » et éveille « de lointains désordres ». Et voilà qu’on se rapproche des mots qui, au début du livre, cherchaient la route à prendre. On assiste à des sortes de retrouvailles. Et si écrire, c’était aimer ? « [T]remblante […] / je risque cette fois / l’amour sans bouée. »
Un mot sur le titre du recueil. Qu’une poète nous quitte sur une question n’est évidemment pas un choix anodin. Et si elle nous invitait à répondre, à poursuivre le recueil, à prolonger sa voix ? Dans les circonstances, ces ultimes poèmes se présentent maintenant à nous comme le bilan d’une vie où l’auteure sera « allée lire [s]on cœur au plus près ».
Je voudrais laisser le mot de la fin à mon amie. Lors d’un entretien accordé en 2002, elle évoquait avec humilité son parcours : « Je suis un jour entrée en poésie comme on entre chez soi après avoir pris soin de laisser entrebâillée la porte du cœur. Je dis entrebâillée parce que sans cette ouverture au senti, au ressenti, aucune parole n’aurait pu filtrer les labyrinthes d’une pudeur trop bien scellée, voire d’une censure consciente très bien rodée. Et puis tout bien pensé, je ne suis pas sûre que j’ai pris la parole. Mais devant la page encore blanche, un langage s’est organisé et s’organise dans le souffle de mots venus de dynamismes intérieurs personnels et collectifs comme autant de remous émergeant des origines ».
1. Nicole Gagné, Qu’as-tu fait des fruits amers ?, Écrits des Forges, Trois-Rivières, 2020, 84 p. ; 15 $.
EXTRAITS
le merveilleux l’inavoué le sans nom
jusqu’aux plus petites choses
tout semble muré dans un silence trop lisse
asservi aux manigances de la mémoire
tu te laisses œuvrer par les vagues
soumise pour un temps aux images
survivantes au bord des lèvres
p. 12
la vie et la mort reviennent
d’une mémoire qui se retourne
sur son flanc
mais la tranquillité
se lit ailleurs
rien ne sert de chercher sous les pierres
ni dans les armoires
p. 58
il n’y a de limite que le fond des pupilles
où une épine de soleil peut s’arrimer
même tard dans la nuit
de loin en loin on entend
les corps couler à pic
alors que le plaisir dévore les bords du temps
p. 75