Dans la mythologie grecque, Procuste est une espèce de fourbe à l’allure candide. Pour tromper l’ennui, il a pour généreuse habitude d’accueillir en sa demeure les visiteurs de passage. L’homme dispose pour ce faire de deux lits, un petit et un grand. Faisant fi du bon sens, l’hôte offre le petit lit aux pèlerins de grande taille, réservant la grande couche aux petits invités. La nuit venue, il disloque alors les membres du petit convive couché dans le grand lit, puis coupe les extrémités du grand débordant le petit lit, en sorte qu’au point du jour, leur longueur respective correspond parfaitement.
S’il est un constat partagé par l’ensemble des dix-neuf auteurs réunis dans les deux volumes d’Anarchisme et éducation1, c’est que l’éducation telle qu’elle est communément dispensée ressemble – l’allégorie est d’Édouard Claparède – à ce lit de Procuste puisé à même l’antique mémoire du mythe : elle formate, tronque, discipline et modèle les esprits en une sorte de production sérielle mise au service, hier de l’Église, aujourd’hui de l’État.
Ceux qui connaissent un tant soit peu le travail intellectuel de Normand Baillargeon ne se surprendront pas de le voir aux commandes de cette anthologie publiée en deux parties chez M Éditeur. Outre le premier tome, paru à l’origine en 2005 aux éditions Lux sous le titre d’Éducation et liberté, plusieurs des initiatives précédentes de l’auteur convergent dans l’un ou l’autre volet de ce diptyque libertaire : des passages des Chiens ont soif ou de L’ordre moins le pouvoir, brillante synthèse historique sur l’anarchisme, en passant par ses préfaces ou introductions à des ouvrages de Bertrand Russell et de Noam Chomsky.
Structuré en deux sections, « Visions anarchistes de l’éducation » et « Expériences anarchistes en éducation », le premier volume jouit d’une plus grande cohérence, notamment en raison d’une introduction générale fouillée qui offre un limpide portrait de la filiation des idées anarchistes en matière d’éducation, de William Godwin à Sébastien Faure. La perspective synthétique, en surplomb de cette entrée en matière, fait défaut au second pan de l’anthologie, qui se contente d’une présentation individuelle précédant chaque texte, alors que la structure bipartite entre théorie et pratique a quant à elle disparu. Bien entendu, cela n’entame en rien la résonance que les textes peuvent avoir à l’égard du thème de l’ouvrage, puisqu’ils sont après tout sélectionnés sur la base de raisons communes. Entre l’anarchisme individualiste de Max Stirner et le municipalisme libertaire de Murray Bookchin, les idées percolent donc. Et l’une d’elles, centrale, est l’antiautoritarisme.
L’absence du maître
Fondateur de La Ruche, établissement créé au début du XXe siècle selon le principe anarchiste d’éducation intégrale, Sébastien Faure (« Propos d’éducateur ») distinguait dans cette optique trois modèles d’éducation : l’éducation du passé, de l’école chrétienne, organisée par et pour l’Église ; celle du présent, de l’école laïque, pensée par et en fonction de l’État ; enfin l’éducation tout court, organisée pour l’enfant.
Les anarchistes entretiennent traditionnellement une méfiance larvée, sinon un mépris affiché, envers tout ce qui exerce ou représente un pouvoir illégitime. Farouchement antiautoritaire, contre toute hiérarchie et toute méritocratie quelles qu’elles soient, la pensée anarchiste repose sur des fondements non moins farouchement libertaires et égalitaires. L’anarchisme n’admet, de façon générale et selon la formule consacrée, ni Dieu ni maître.
Le maître, c’est d’abord Dieu et ses représentants, les décideurs de l’école chrétienne, dont l’ingérence en éducation, le verbiage scolastique et le catéchisme moral poussent Pierre Joseph Proudhon (« L’éducation polytechnique ») à les discréditer hargneusement. Bien loin de permettre aux enfants de s’élever en développant leur caractère propre, l’éducation sous le contrôle de l’Église les initie plutôt au « perroquetisme » (Faure) en les abêtissant : au lieu de couler du fer dans leur âme, écrira Proudhon, elle fait d’eux une cire molle, tout juste bonne à prendre la forme qu’on veut bien lui donner.
Dans le même esprit, William Godwin (« De l’éducation nationale ») écrivait que ce que l’homme entreprend pour lui-même est un bien et que ce que les autres, concitoyens ou pays, font pour lui est un mal, dans la mesure où ils le font d’abord pour eux-mêmes. En reprenant des mains de l’Église le pouvoir de ses institutions, l’État devient progressivement la principale source d’autorité en matière d’éducation. Le maître, dans cette éducation civile, correspond au bon pater familias rompu aux vertus de la discipline et du dévouement à l’ordre. Or, comme le constate Dan Chodorkoff (« Anthropologie de l’utopie »), ce type de système perpétue les mécanismes de l’obéissance servile. Se placer sous la loi du père, n’est-ce pas en effet accepter une position infantilisante, et ainsi consentir à ce que la liberté se résume à celle d’obéir aux règles ?
Les modèles de l’école chrétienne et de l’éducation nationale mis de côté pour cause de ce que Noam Chomsky qualifie sans détour d’« endoctrinement des enfants » (« Vers une conception humaniste de l’éducation »), la question se pose alors de savoir de quelle façon éduquer l’enfant tout en préservant sa liberté, en développant au mieux son autonomie et son jugement critique.
L’école tout court : une révolution copernicienne
La question de l’autorité se pose avec d’autant plus d’acuité que l’enfant, en sa condition d’apprenant, est fatalement sous la responsabilité de l’enseignant. Cet ascendant paraît légitime lorsqu’il s’agit d’éduquer les enfants en bas âge. Cependant, le programme éducationnel anarchiste doit poser pour condition de réussite l’effacement progressif de l’autorité du maître au profit de la liberté de l’apprenant et du renforcement de ses idiosyncrasies.
Tout le côté révolutionnaire de la pédagogie libertaire réside dans ce renversement de perspective copernicien : non plus partir d’un programme uniforme à imposer, mais d’une approche que Max Stirner (« Le faux principe de notre éducation ») qualifie de « personnaliste ». Cette dernière devrait, selon certains (Herbert Read et Maria Lacerda de Moura), insister sur le développement des sens de chacun pour ensuite faire grandir les aptitudes personnelles. Dans tous les cas, il s’agit d’offrir aux élèves, pour reprendre l’analogie de Procuste, un lit à leur mesure.
Outre ce changement de focalisation qu’opère la pédagogie libertaire, celle-ci porte comme condition sine qua nonun nombre réduit quoique partagé de valeurs fondamentales. Intégrale, l’école réconcilie le travail manuel et intellectuel. Prônant une éducation des « organes et de l’entendement », Proudhon disait à cet effet qu’il faut savoir exécuter de la main ce que la tête comprend ; polytechnique, l’éducation doit tendre vers l’apprentissage de plusieurs métiers pour élargir les horizons du travail et des habiletés ; rationnelle, séculière et humaniste, elle se consacre à libérer des superstitions ; émancipatrice, elle favorise les conditions du libre exercice de la raison et de la liberté individuelle.
Édifiant, le tour d’horizon proposé par Baillargeon met à la disposition du lecteur, en plus des auteurs classiques de l’anarchisme, plusieurs traductions jusqu’alors inédites en français. Cela n’empêche pas qu’il y a toujours à redire sur le travail de sélection préalable à l’établissement anthologique. Dans ce cas-ci se pose le problème de la sous-représentation des femmes dans un domaine qui voudrait qu’elles soient bien davantage concernées. D’ailleurs, s’il est un maître qui se sort particulièrement indemne de cette mise à plat de l’autoritarisme en éducation, c’est bien l’homme en la domination, pratique comme symbolique, qu’il exerce sur la femme.
Proudhon lui-même était un misogyne récalcitrant, tendanciellement raciste, réservant ses principes de liberté et d’égalité à des franges choisies d’individus. Aussi le système d’éducation du peuple, pour le peuple et par le peuple des zapatistes du Chiapas (« Résistance zapatiste et autonomie indienne »), au Mexique, n’admet-il que très peu de femmes parmi les rangs de ses promoteurs. Pourquoi ? Simplement parce que, de façon générale, les hommes voient mal qu’une femme quitte le foyer pour se former à l’extérieur.
Qu’auraient pu nous apprendre les Voltairine de Cleyre, Louise Michel ou Emma Goldman sur l’éducation sexuée, par exemple ? Sur le fait que l’école est un lieu de reproduction des inégalités de genre ? Malgré des textes des Mujeres Libres ou de Josefa Martín Luengo, d’un point de vue global, les autrices dansent au bal des absentes et les positions de l’anarcha-féminisme en matière d’éducation sont insuffisamment mobilisées. Mentionnons enfin que la lecture bute fréquemment, plus encore dans le second tome, qui regroupe la totalité des traductions originales, sur les coquilles, espaces superflus et doublons qui affectent le rendu final. Mais il ne s’agit là, à bien y penser, que d’une légère entorse à l’autorité d’une règle arbitraire.
1. Normand Baillargeon, Anarchisme et éducation, Anthologie – T. 1 – 1793-1918, M Éditeur, Montréal, 2016, 368 p., 34,95 $ ;Anarchisme et éducation, Anthologie – T. 2 – Du XXe siècle à aujourd’hui, M Éditeur, Montréal, 2019, 328 p., 29,95 $.
EXTRAITS
L’idée d’éducation intégrale n’est que depuis peu arrivée à complète maturité. L’idée moderne est née du sentiment profond de l’égalité, et du désir raisonnable qu’a chaque homme, quelles que soient les circonstances où le hasard l’a fait naître, de développer le plus complètement possible toutes ses facultés physiques, intellectuelles et affectives. Ces derniers mots définissent l’éducation intégrale.
Paul Robin, « L’éducation intégrale », Anarchisme et éducation, T. 1, p. 209.
L’École de l’anarchie doit être un lieu de l’espace social où, de façon expérimentale et pratique, se gravent dans les esprits les principes fondamentaux de l’anarchie, en lutte non violente contre les principes fondamentaux de la société autoritaire, patriarcale, compétitive, violente, privilégiée, consumériste, démocratique, ordonnée, efficace et technologiquement spécialisée.
Josefa Martín Luengo, « L’école de l’anarchie selon Josefa Martín Luengo », Anarchisme et éducation, T. 2, p. 79.
En effet, d’un point de vue écologique, une pédagogie radicale devrait inciter les enfants à poser un regard critique non seulement sur l’impact de leurs choix individuels de consommateurs, non seulement sur la pollution qu’ils génèrent, mais aussi et surtout sur la façon dont la culture dominante crée des conditions qui rendent la pollution inévitable. Il importe que les étudiants comprennent les sources profondes du problème écologique, et non pas qu’ils se désolent de ne pas assez recycler leur papier.
Dan Chodorkoff, « Anthropologie de l’utopie : essai sur l’écologie sociale et le développement communautaire », Anarchisme et éducation, T. 2, p. 264.