Prémonitoire, au moment même où je choisissais ce titre pour le présent article, j’étais loin de me douter que Jean-Paul Dubois remporterait le prix Goncourt 2019 pour son dernier roman, Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon, et encore moins qu’il accueillerait ce prix par ces paroles : « On ne mérite jamais le prix Goncourt, on a la chance de l’avoir. Ça tombe sur la personne qui est sur un alignement de planètes cette année-là ». Chance ou pas, c’est assurément mérité. Tous les auteurs ne reçoivent pas ce prix de la même façon, voilà tout.
« Il neige depuis une semaine. Près de la fenêtre je regarde la nuit et j’écoute le froid. » Dès les premières phrases, le lecteur familier de l’œuvre de Jean-Paul Dubois se retrouve en terrain connu : le ton est donné, l’atmosphère esquissée en quelques traits, la solitude du personnage principal campée sans que l’on ait besoin d’épiloguer sur la chose. Le roman débute dans une cellule de la prison de Bordeaux où est emprisonné Paul Hansen, le narrateur, en compagnie de Patrick Horton, un Hells Angel en règle incarcéré pour meurtre. Si l’on ignore les raisons qui ont conduit le narrateur à être emprisonné en compagnie d’un motard, on apprend rapidement que ce dernier, prêt à ouvrir en deux tous ceux dont la tête ne lui revient pas, est terrorisé par les souris et les ciseaux d’un coiffeur. Voilà réunis deux personnages que tout oppose, mais qui offrent à l’auteur des perspectives d’analyse des motivations humaines pour le moins originales. D’un roman à l’autre, le lecteur assiste à la plongée existentielle de personnages, aussi grands que nature, pourrait-on dire, qui se débattent du mieux qu’ils peuvent pour trouver un sens à leur existence. Très souvent, il leur faut changer de continent pour y parvenir, pour se donner l’illusion qu’un recommencement est possible. Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon1 ne fait pas exception. Les héros de Jean-Paul Dubois ne sont pas doués pour le bonheur, c’est le moins qu’on puisse dire. Tôt ou tard, tous en arrivent au même constat, qu’illustre bien le titre de l’un de ses précédents romans : La vie me fait peur.
Les raisons qui ont conduit Hansen à purger une peine d’emprisonnement de deux ans ne nous seront dévoilées qu’à la toute fin du roman, qui alterne les scènes de vie carcérale et celles émanant du passé de Hansen. Les premières, par ce qu’elles cherchent à reproduire le climat et les conditions de coexistence à Bordeaux, agaceront parfois le lecteur québécois qui aura l’impression qu’elles se déroulent davantage dans un établissement carcéral français. À titre d’exemple, jamais un Hells Angel de la trempe d’un Maurice Mom Boucher, qui serait affligé d’un mal de dents insupportable, ne s’exprimerait ainsi : « Ça t’emmerde pas de faire mon lit ce matin ? J’ai vraiment trop mal à cette salope de dent. […] Putain de chien de dentiste. En plus il paraît qu’il a la tête de Nicholson. Quelle heure il est ? Cet enculé doit être encore chez lui en train de se branler devant ses corn-flakes de merde ».
Mis à part cette dissonance linguistique, le roman se déploie comme une mécanique bien huilée, Dubois sachant doser les effets narratifs pour maintenir l’intérêt du lecteur. Fils d’un pasteur danois, Paul Hansen est en quelque sorte le double de Paul Katrakilis dans le roman précédent de Dubois, La succession. À la différence de ce dernier, il porte toutefois une double empreinte lourde à assumer, celle d’un père épris d’un doute existentiel autant que d’un irrésistible penchant pour les courses de chevaux (ce qui l’amène à alléger le tronc des pauvres de son église), et celle d’une mère plus libertaire qui gère un cinéma présentant tour à tour des films à succès en ce début des années 1970, dont Le cercle rouge, Mash, L’aveu, et allant même jusqu’à projeter Deep Throat, le film culte des années 1970 qui fit couler plus que de l’encre, ce qui ne manqua pas d’enflammer le foyer familial devant les admonestations du pasteur. « Tu n’es qu’un petit pasteur de province, s’écriera Anna, la femme de ce dernier, un protestant coincé, conservateur et aveugle aux changements. » Profonde sera également la mésentente entre les époux, et Johanes Hansen émigrera au Québec, plus précisément à Thetford Mines en remplacement d’un autre pasteur. À son tour, Paul Hansen suivra son père et deviendra homme à tout faire dans un immeuble de plusieurs étages pour retraités à Montréal, piscine chauffée incluse. Telle l’arche de Noé, l’immeuble offre un éventail éloquent de l’espèce humaine parquée dans un immeuble au nom pompeux, L’Excelsior. Après avoir connu une vie familiale plutôt houleuse, Paul Hansen apprécie le calme que lui offre sa nouvelle vie, dénuée de tout tumulte, aussi bien intérieur qu’extérieur. Il s’acquitte de ses tâches et répond aux demandes des résidents sans attendre rien d’autre de la vie que cette suite ininterrompue de jours tranquilles, jusqu’au moment où il fait la rencontre de celle qui deviendra sa femme, une Amérindienne de mère irlandaise prénommée Winona Mapachee, pilote de brousse à ses heures. De routinière et sédentaire, sa vie connaît un changement aussi brusque qu’heureux, le bonheur étant enfin une condition tangible. Mais ce dernier sera de courte durée, un accident d’avion et l’arrivée d’un nouveau gérant de L’Excelsior venant y mettre abruptement fin. Endeuillé, faisant face à la bêtise et à la malveillance du nouveau gérant, Hansen commettra l’irréparable.
Le roman, qui se déroule plus ou moins des années 1970 à 2010, est ponctué de références musicales et cinématographiques, et de détails techniques concernant les voitures, les hydravions, l’orgue Hammond B3 qui enluminait joyeusement les cérémonies dominicales d’une musique plus ou moins sacrée, aussi bien que de références sociopolitiques sur les grandeurs et misères du mouvement souverainiste québécois et l’aberration géologique que représente Thetford Mines. Le trait ironique n’est jamais loin chez Dubois, qui connaît par ailleurs bien l’Amérique pour l’avoir parcourue à une autre époque pour le compte du Nouvel Observateur. Comme tout bon roman, dénouement il y aura. Et la quête d’identité du protagoniste, d’abord amorcée en France, puis poursuivie au Québec, trouvera sa finalité au royaume du Danemark lorsque Paul Hansen, arrivant à Copenhague, déclarera : « Je suis le fils de Johanes Hansen ». Dubois signe ici un roman qui témoigne avec sensibilité de notre époque en perte de repères, et qui se prêterait bien à une adaptation cinématographique.
1. Jean-Paul Dubois, Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon, L’Olivier, Paris, 2019, 246 p. ; 34,95 $.
EXTRAITS
Bien que né et éduqué en France, je partageais le plus souvent les vues et les sentiments négatifs de mon père sur notre pays. Je comprenais parfaitement qu’un homme de sa stature, élevé dans les bourrasques pacifistes et internationalistes, se sente à l’étroit dans la camisole hexagonale où l’on essayait de le faire entrer. Et puis son fils était là, et, même si cela devenait de plus en plus compliqué, il continuait d’aimer sa femme.
p. 62
T’as vu ce qui s’est passé hier à New York et aussi dans plein d’autres villes dans le monde ? 3 000 types ont enlevé leurs falzars en même temps. 3 000 d’un coup, tu le crois ça ? C’était paraît-il la fête du « No Pant’s Day ». Le speaker a expliqué un truc du genre « les membres de ce club font ça pour se sentir plus libres sans pantalon, et aussi, pendant cette journée ils continuent à mener une vie normale au boulot et dans la rue, mais en slip »… Sans déconner, tu crois rêver.
p. 79
La petite église de mon père, à Thetford Mines, était d’une facture modeste, résolument méthodiste. Attenante au presbytère où il vivait, elle avait été construite en 1957 d’après les plans de l’architecte Ludwig Hatschek. Selon les termes appropriés, elle possédait une nef à un vaisseau, une assise rectangulaire, chœur en saillie, chevet plat, et une voûte en arc de mitre. Pour dire les choses plus clairement, avec ses membrures régulières striant les plafonds, cette église faisait étrangement penser à l’intérieur d’une barque qui avait chaviré.
p. 93
Il y a une infinité de façons de gâcher sa vie. Mon grand-père avait choisi une DS19 Citroën. Mon père, le canal clérical. Pour ma part, je préférai entrer dans ce monastère laïc qui se chargeait de régler mes journées dans le soyeux ordonnancement des heures. Hors l’inattendu des pannes et des urgences, mon emploi du temps était toujours le même.
p. 149