Aux journalistes qui s’étonnent, ou s’inquiètent, de voir l’inépuisable fécondité de sa plume, Michel Onfray répond simplement : « Je travaille », et cette réponse laconique cache à peine un coup de griffe à l’égard de ceux qui l’interrogent, pressés et habitués à évoluer dans l’immédiat, le superficiel, le bâclage et l’à-peu-près. À ceux qui le contestent, et ils sont nombreux, il oppose sa documentation précise, ses lectures innombrables et assidues, sa connaissance des classiques et son talent de polémiste. Il y a ceux qui l’admirent et le suivent dans ses interventions critiques souvent acerbes sur l’actualité sociale et politique, il y a ceux qui s’agacent de son omniprésence sur les plateaux de télévision. Certains de ses cent livres publiés à ce jour soulèvent des protestations indignées, tel son ouvrage sur Freud : il s’attaque au maître, à l’icône, crime de lèse-majesté. Onfray, appuyé sur ses analyses minutieuses, ses mises en perspective, a rectifié maintes assertions admises comme vérités établies, et aujourd’hui encore, Onfray persiste et signe.
Dans le volumineux, l’énorme Sagesse1, il nous convie à un bain, ou à un banquet de culture antique. Il est redevable pour sa connaissance exceptionnelle de la pensée romaine à celui qu’il nomme son « vieux maître » de la Sorbonne, Lucien Jerphagnon. Le résultat est passionnant à cause de la clarté pédagogique de l’ouvrage, des points de vue neufs qu’il présente, de l’ironie, parfois drôle, souvent mordante qui l’imprègne. Onfray a l’art de traduire en termes modernes des réalités anciennes et, plus particulièrement, de tracer des portraits qui nous rendent proches et présents Caton ou Lucrèce, Marc-Aurèle ou Sénèque, et tant d’autres que l’histoire a moins célébrés.
Une vingtaine de chapitres sont groupés en trois sections : Soi (une éthique de la dignité), les autres (une morale de l’humanité), le monde (une écosophie des choses), et chacun de ces chapitres est consacré à une figure clé représentant les différentes facettes de la philosophie romaine. Romaine et non grecque même si celle-ci est constamment à l’arrière-plan. Les Romains étaient des gens concrets, pratiques, et on considère à tort leur apport philosophique comme une branche secondaire et appauvrie de la pensée des Grecs, tous tournés (à l’instar de Pythagore) vers l’abstraction et la spéculation. Onfray le dit sans ambages : son propre matérialisme, son besoin de concret, son hédonisme lui viennent avant tout de Lucrèce. Ce sont les grandes lignes de sa pensée propre qu’il développe dans d’autres ouvrages, chacun venant compléter le précédent ou appelant le prochain. Ainsi Sagesse prend place dans une trilogie, Brève encyclopédie du monde, qui comprend une philosophie de la nature (Cosmos), une philosophie de l’histoire (Décadence), Sagesse constituant le troisième volet, sans exclure une suite potentielle avec Anima, Esthétique et Nihilisme. On est tenté de dire : « Arrêtez, laissez-nous respirer, trop c’est trop… »
Rares sont les penseurs contemporains capables de projeter (et de réaliser !) une œuvre d’une telle ambition et d’un tel souffle. On ne sait plus si on y voit un panorama de la pensée romaine à travers les lectures d’Onfray ou un autoportrait de celui-ci à travers sa présentation de la philosophie latine. Parfois la parole de l’auteur s’identifie à tel point à celle des ouvrages dont il parle qu’on se demande : qui parle ? En particulier lorsqu’il traite du suicide, de l’amour, de la vieillesse ou du christianisme. Nous ne pouvons nous y tromper : quand il parle de l’Antiquité, Onfray a toujours dans sa mire l’époque moderne.
Derrière ces portraits et ces jugements transparaît l’énorme travail de relectures, de fiches, de réflexion. Si les jugements d’Onfray sont sujets à caution, sa connaissance des textes est inattaquable, on peut le contester – et il ne se dérobe pas : « Jugeons sur pièces », répète-t-il. Par exemple dans sa position envers le christianisme. Sagesse lance la charge, reprenant à son compte celle de Celse. Il conclut le chapitre qu’il lui consacre par un « Reviens, Celse… » éloquent dans sa brièveté. En profondeur le fait religieux paraît largement lui échapper – son Traité d’athéologie n’est pas son meilleur livre, et sa négation systématique de l’au-delà ne repose sur aucune preuve. Il continue néanmoins à tracer sa voie à travers les idées maîtresses qui le guident.
Il choisit ses admirations et tout autant que ses détestations en toute liberté. Elles ne coïncident pas nécessairement avec la réputation qu’on a faite à certaines célébrités et beaucoup de chapitres rouvrent des procès pour notre plus grand bénéfice. À preuve le tant célébré Marc-Aurèle : « […] il n’a pas aboli, supprimé, annulé, abrogé tout ce qui, dans l’Empire romain, aurait pu lui paraître contradictoire avec la sagesse qu’il promeut dans ses Pensées pour moi-même. Cet homme qui a essayé d’être philosophe, n’y est pas parvenu : il a dû se contenter d’être empereur ». Il s’attaque violemment à Cicéron, qu’il démonte dans un véritable morceau de bravoure (mais chaque chapitre en est un !). Onfray voit en lui le prêcheur de morale, l’intrigant corrompu, le menteur arriviste. Par contre il dit sa sympathie admirative pour Tite-Live, qui « vit sa pensée et pense sa vie », pour le vieux Caton l’incorruptible, pour Panétius, véritable incarnation de l’éthique aristocratique, pour Plutarque et Samosate le Romain selon son cœur.
Nous sommes bien là au cœur de la pensée d’Onfray sans cesse reprise et développée dans son œuvre : il s’agit de conduire philosophiquement sa vie, c’est-à-dire de mettre en accord ses actes avec sa pensée et ses valeurs professées. Sinon, comme c’est le cas pour maints discoureurs, amateurs d’arguties qui tiennent le haut du pavé dans l’époque présente – que Hermann Hesse déjà appelait « l’époque du feuilleton » –, la dignité, l’enjeu, le but même de la vraie philosophie sont perdus. Inlassablement Onfray concentre tous ses efforts, ses talents, son exigence à la servir.
1. Michel Onfray, Sagesse. Savoir vivre au pied d’un volcan, Albin Michel/Flammarion, Paris, 2019, 517 p. ; 36,95 $.