On ne tombe pas à tous les jours sur des écrivaines époustouflantes du siècle dernier qui sont complètement oubliées. En voici une : Henriette Valet, auteure de deux romans dans les années 1930, après quoi elle ne publia plus jusqu’à sa mort à 93 ans, le 28 décembre 1993.
On doit le retour en grâce de Valet, après un purgatoire honteux, aux courageuses éditions bordelaises de L’Arbre vengeur, fortes d’un riche catalogue trop mal connu au Québec. Le premier roman de l’auteure, Madame 60 bis, publié chez Grasset en 1934, est le deuxième titre de la prometteuse collection « Inconnues ». On aura noté le féminin : c’est assurément dans l’air du temps, mais les écrivaines « passées sous silence1 » par l’histoire littéraire et dignes d’être redécouvertes sont nombreuses, ce n’est que justice.
Parrainée par Henry Poulaille, chef de l’école prolétarienne qui marque les années 1930 en France, Valet était téléphoniste dans un central parisien. À la fin des années 1920, elle fait la rencontre, chez une amie, de jeunes intellectuels marxistes, parmi lesquels se trouve le philosophe Henri Lefebvre, qu’elle épousera en 1936. Auprès d’eux, lisant l’écrivain pacifiste Romain Rolland et le romancier communiste Henri Barbusse, elle découvre que la littérature peut être autre chose qu’un passe-temps, qu’elle peut contenir des idées et agir sur le monde.
Quelques années plus tard, en 1933, on la retrouve au sommaire de deux revues de gauche nouvellement créées : Prolétariat, de Poulaille, où elle publie un texte intitulé « Téléphonistes », qui relate le quotidien d’un travail abrutissant, et Avant-poste, fondée par ses amis marxistes, où Valet, à la suite de l’accession de Hitler au pouvoir et du Congrès européen antifasciste qui avait eu lieu à Paris au début de juin 1933, mène une enquête sur le fascisme. Solidaire de la mobilisation des forces politiques de gauche qui devait conduire au triomphe du Front populaire au printemps 1936, Valet adhère à l’Association des écrivains et des artistes révolutionnaires (AEAR), créée en 1932 sous la gouverne du Parti communiste français.
Madame 60 bis
C’est dans ce contexte des tensions sociales et des mouvements ouvriers qui agitent l’Europe des années 1930 que Valet rédige son premier roman, Madame 60 bis. Que raconte ce roman ? Une femme sur le point d’accoucher mais sans ressources franchit le seuil de l’Hôtel-Dieu, où elle est accueillie et placée dans une salle auprès d’autres femmes dans sa condition. La salle de l’hôpital est bondée : parce qu’aucun lit n’est disponible, on lui aménage un brancard qu’on place entre les lits 60 et 61, de sorte qu’elle devient le numéro 60 bis. Le lieu est étouffant. Le plafond étant incliné au-dessus d’elle, elle peut le toucher des doigts. Elle y sera une semaine avant d’accoucher et d’en repartir avec son enfant dans les bras, événement qui met un terme au roman et qui est le seul qui dévoile quelque chose d’elle. La narratrice ne révélera rien de plus de sa situation personnelle. On ignore son identité et elle ne fera aucune allusion à sa vie privée. En revanche, elle parle de ce qu’elle voit, et ce qu’elle voit n’est pas joli.
L’approche narrative choisie par l’auteure s’explique par sa volonté de privilégier le témoignage, de rendre compte des conditions douloureuses et aliénantes subies par ces femmes enceintes démunies. Jeunes, vieilles, putains, laiderons, clochardes, émigrées polonaises, toutes unies par une même misère de confidences et de mesquineries, de souffrances physiques et morales. Le vrai sujet du roman, c’est le regard entomologiste d’une femme qui s’indigne des conditions réservées aux siennes tout autant que de la passivité et de l’obéissance qui les caractérisent dans un contexte socioéconomique qui abuse d’elles. Car il s’agit bien de montrer la dimension oppressive de la maternité instrumentalisée par des enjeux capitalistes, surtout en contexte de guerre, où les fils sont avalés par une industrie qui en fait de la chair à canon. Et l’écrivaine n’y va pas de main morte. Madame 60 bis se veut un récit « vrai ». Valet elle-même disait : « Je n’ai dit que la vérité ». Reste l’art, et c’est énorme, car il y a cette écriture clinique et concise, directe, brutale, souvent impitoyable, sans concession, à ras de terrain. Une écriture militante héritée, dans sa manière et par ses images percutantes, du naturalisme.
Parmi ces parturientes dont elle partage le sort, la narratrice se plaint de leur résignation mais sans les accabler. Elle est révoltée intérieurement par cette ignorance qui les rend sans défense devant un système ignoble qui les exploite, par une forme d’aliénation qui fait de la maternité un devoir. Mais elle ne cherche pas à leur faire prendre conscience de leurs misères, car ce serait ajouter le désespoir à leur souffrance. « Comme je hais, et de plus en plus, ce monde incohérent et féroce qui fait que nous sommes amassées dans cette soupente, accablées, hébétées, humiliées jusqu’à ne plus sentir l’humiliation. Mais que dire à mes compagnes pour qu’elles partagent ma colère et ma haine ? Que leur dire ? Que faire ? Pour éveiller en elles la révolte, il faudrait d’abord éveiller le désespoir. Mais ai-je le droit de le faire ? Que leur apporterais-je d’immédiat ? »
La part militante est évidente dans Madame 60 bis, qui s’offre à lire comme un réquisitoire contre la société capitaliste. Dans une interview qu’elle donne à la revue communiste Regards deux mois après la parution de son roman, l’auteure explique : « J’ai retrouvé quelques-unes de mes compagnes du refuge. Pour assurer la vie de l’enfant qu’elles n’ont même pas la possibilité de voir, elles s’épuisent dans des travaux exténuants. Les ‘féministes’ se sont préoccupées de ce grave problème, mais c’est pour accuser les hommes d’être les grands coupables. Elles se gardent bien de désigner les vrais coupables, cette société, le régime qui fait dépendre économiquement et socialement la femme de l’homme et qui n’assure pas à la femme une existence normale ».
Ce roman est, d’une certaine façon, un tour de force, car il est remarquable que Valet tienne un tel sujet sur 200 pages. On se dit assez rapidement que cela deviendra inévitablement répétitif ; mais comme les Anciens qui étaient contraints par la règle des trois unités, la romancière tire habilement parti de l’espace étroit auquel elle s’astreint. Au fil des pages, le réquisitoire social prend du volume à travers ce que l’auteure nomme « tous les minuscules, navrants, émouvants détails de la vie des femmes ».
Le mauvais temps
Dans les années qui suivent, Valet fera du journalisme d’enquête pour l’hebdomadaire Vendredi (sur les servantes) et pour le quotidien communiste Ce soir (sur les enfants abandonnés). En 1937, elle fait paraître un deuxième et dernier roman, Le mauvais temps, tableau de mœurs provinciales à la veille de la Première Guerre mondiale. Il semblerait qu’elle ait écrit ce roman avec Henri Lefebvre. Moins percutant que Madame 60 bis, formellement plus conventionnel, il témoigne pourtant de dons de romancier plus évidents, avec cette fois-ci de vrais personnages de fiction et une certaine intrigue, même si celle-ci reste très vague et qu’elle est liée surtout au climat social. Satire d’un temps révolu, Le mauvais temps fait vivre plusieurs personnages qui ont en commun d’habiter la même petite ville provinciale et de participer aux velléités d’un monde qui est moralement en faillite. Ce roman me fait penser, à la fois par l’ambiance et par l’époque, par le ton ironique et implacable, à un classique de ce temps, Le sang noir, formidable roman de Louis Guilloux2. Celui-ci situait son roman en 1917, alors que Valet a choisi la veille de la guerre de 1914-1918.
Au centre de cette société, un bourgeois, Jérôme Crispatoin, propriétaire d’une boutique de chaussures. Sa mère vient de mourir, ce qui l’a rendu mélancolique. Il souffre d’être seul, avec ses habitudes de vieux garçon, bien qu’il ait une fiancée que précisément on ne voit jamais. Il s’ennuie. Il a de l’argent, mais qu’en faire ? Il est vain. Au Café Au bon temps se retrouvent quotidiennement quelques joyeux compagnons animés par une forme de fraternité sociale. Jérôme se prend d’amitié pour l’un d’eux, qui est charpentier, mais à qui il reste étranger. Deux autres personnages fréquentent le café, un bossu retors et un type haineux, cynique et rageur appelé Job : ils ont un plan pour berner Crispatoin et lui soutirer de l’argent. Quant à l’employée du commerçant, c’est une vieille fille amoureuse de son patron depuis qu’elle s’en croit aimée. Bref, tout un petit monde plutôt misérable, tristounet, au milieu duquel la mobilisation apportera un bouleversement espéré faute d’être salutaire. Le cynique Job et le désœuvré Crispatoin seront rapidement tués, tandis que le bossu, qui vient enfin de récupérer la maison qu’il avait achetée en viager, épouse l’employée de Crispatoin. Une lettre de celui-ci à son employée, écrite au front, vient clore le roman. À elle seule, elle éclaire tout le roman et lui donne son sens : « Si je reviens de la guerre, je serai capable de vivre. Qu’il ait fallu ce malheur pour m’apprendre la vie, je ne puis l’admettre. […] Dans ces derniers mois, j’ai compris bien des choses : l’amitié, la force de résistance, la dignité conservée à travers ce qu’il y a de plus indigne, la véritable souffrance, le danger, la pitié. Oui, maintenant je puis vivre. […] Je ne veux pas redevenir Jérôme Crispatoin, fabricant de chaussures. Je ne veux pas, quand le monde d’avant se sera refermé sur nous, je ne veux pas avoir à me débattre pour conserver ce que j’ai monstrueusement gagné à la guerre. Oubliez ce que vous avez connu de moi. Tâchez (je ne sais comment) que la vie soit changée, que tout n’aille plus vers la mort ». Cette lettre, qui a une grandeur inattendue, il n’y avait que Crispatoin qui pouvait l’écrire, un personnage touchant qui ne cesse de rêver d’une nouvelle vie, envisageant de tout plaquer pour partir n’importe où, mais qui n’arrive pas, par une sorte de misère morale, par un reste d’inquiétude bourgeoise, à passer à l’acte. Il est, disons, crispé.
Avec cet antihéros un monde disparaît ; l’après-guerre fera illusion une dizaine d’années, avant que la crise économique, la montée du fascisme et la bêtise des dirigeants ne remettent ça une seconde fois. Valet publie Le mauvais temps en 1937 : les dernières pages prennent une couleur ironique impérativement dictée par les circonstances. Cela dit, la guerre emportera dans ses ruines toute une génération d’écrivains de l’entre-deux-guerres qui, après 1945, ne s’y reconnaîtra plus tellement. En 1950, le roman français aura déjà une tout autre gueule. On ignore ce que Valet devint par la suite. Elle n’avait apparemment pas tout à fait cessé d’écrire, mais il n’en reste rien. Cependant, elle avait déjà beaucoup dit dans Madame 60 bis, et surtout bien dit.
1. J’emprunte l’expression à Patrick Bergeron, Passées sous silence. Onze femmes écrivains à relire, Presses Universitaires de Valenciennes, Valenciennes, 2015.
2. Ce roman de 1935 est disponible dans la collection « Folio ».
Henriette Valet a publié : Madame 60 bis, Grasset, 1934, L’Arbre vengeur, 2019 ; Le mauvais temps, Grasset, 1937.
EXTRAITS
Elle traîne sur les berges de la Seine. Elle quitte sa chemise pour la laver. Elle n’a même pas un réchaud à alcool ou une casserole. Le soir elle se roule dans un sac pour dormir et les chiens viennent la pleurer comme un gros tas de viande. Ça leur fait une borne pour pisser ! La malheureuse est jeune ; ses traits sont purs, l’ovale de sa figure parfait ; mais sa peau est fripée et percée de petits trous où la crasse est tassée. On dirait une madone rongée par le temps. Ses cheveux noirs, gluants, sont devenus une masse compacte, un casque en fonte posé de travers sur un front têtu.
Madame 60 bis, L’Arbre vengeur, 2019, p. 95-96.
À six ans, j’ai été mise dans un orphelinat de bonnes sœurs. Parfaitement, la pension Notre-Dame. Tu vois, j’étais en chemin pour faire une femme honnête, tout comme toi. Après tout une honnête femme, c’est une putain qui s’ignore. Et une putain, c’est une honnête femme qui a eu de mauvais débuts ! On n’y est pour rien. Les circonstances font tout, et le souci de croûter. Si le monde est mal fait, c’est pas nous qui en sommes la cause.
Madame 60 bis, L’Arbre vengeur, 2019, p. 204.
Que de corps usés pas le travail, tachés, marbrés, dégradés par la maladie ! Beaucoup de femmes ont les jambes couvertes de plaies violacées, de cicatrices, de pustules bleuâtres. Ici, plus de pudeur, pas de gêne. Jeunes, vieilles, infirmes, toutes sont nues. Les vieilles ne sentent plus leur laideur, les jeunes ne savent plus, ou peut-être n’ont jamais su, qu’elles sont jeunes. Ne sommes-nous pas entre nous ? Et toutes dans le même destin, toutes pauvres et engrossées ? Loin du regard des hommes, il n’y a plus ni jalousie, ni désir, ni admiration, ni dégoût. Nous sommes toutes confondues.
Madame 60 bis, L’Arbre vengeur, 2019, p. 37.