Lorsqu’une chanson de Gilles Vigneault me revient en mémoire, c’est la mélodie qui surgit en premier. Invariablement, la même s’impose : « C’est le temps ». Elle semble déjà contenir l’essentiel de l’univers poétique de l’écrivain : « C’est le temps, c’est le temps / De nommer un bateau / Tant qu’il reste de l’eau dans l’air / Tant qu’il reste de l’air dans l’eau ».
Une expérience personnelle fortement sensorielle est venue graver cette chanson dans mon esprit pour toujours. En mars 1976, des amis et moi avions surfé sur de la poudreuse tout l’après-midi à Saint-Ubalde, dans le comté de Portneuf. Le soir venu, la neige abondante et la maison comme enfouie sous elle, nous aurions l’impression de festoyer et de dormir au creux même de l’hiver. « C’est le temps » a tourné en boucle jusqu’au petit matin et tient encore mon cœur bien au chaud. De la Côte-Nord je sais peu de choses ; ce dont je suis sûr, par contre, c’est que les chansons de Vigneault transportent les effluves du large dans ma vie de citadin.
Les années 1960 : une voix rassembleuse
Le 27 octobre dernier, l’homme fêtait ses 90 ans. Sa carrière d’auteur-compositeur-interprète s’étend sur plus de six décennies. Dès le début des années 1960, il occupe une place centrale dans la création d’une chanson véritablement québécoise. De grandes interprètes féminines, Pauline Julien et Monique Leyrac, prêtent leurs voix à ses chansons, « Les gens de mon pays » ou encore « La Manikoutai », cet hymne à la force d’une rivière, que la chanteuse transforme sur scène en un moment de pur envoûtement. Des auteurs-compositeurs-interprètes comme Pierre Calvé, Claude Léveillée, Robert Charlebois ou Sylvain Lelièvre s’inscrivent dans le sillage du poète en mettant leur musique sur ses mots.
Vigneault : un compagnon de route
Dès l’adolescence, les chansons de Vigneault occupent une place importante dans ma vie. Lors de ses premiers récitals, Sylvain Lelièvre interprète « Je vieillis des instants », à l’origine intitulée « Regrets » (Quand les bateaux s’en vont, 1959), un poème de Vigneault sur lequel il a écrit une musique, puis signera plus tard « Départ » avec lui. Par la suite, lors de la parution d’un nouvel album de l’artiste, mon cher frangin attire mon attention, et cela avec une émotion non feinte, sur des chansons qu’il juge comme ciselées par le plus grand des artisans : « Ton père est parti », « Tante Irène ». Dans l’enseignement, j’ai souvent eu recours au conte intitulé « Le réverbère » pour parler de l’aspect merveilleux de l’enfance, puis fait lire les recueils de textes de Vigneault, Tenir parole (Nouvelles Éditions de l’Arc, 1983) ou Le grand cerf-volant (Seuil, « Points Virgule », 1986, 2015). Enfin, l’animation radiophonique m’a permis de réaliser plusieurs entrevues avec le chanteur et de partager avec lui mon enthousiasme pour certaines de ses chansons : « Maintenant », « Ton père est parti », « La page ».
Les années 1970 : une production fructueuse
Comme chroniqueur de la chanson québécoise, j’ai été un témoin passionné d’une prise de parole qui évoluait très rapidement. De grandes chansons de Vigneault nomment un pays et rassemblent les Québécois autour d’un projet commun qui semble trouver son expression dans la montée d’un parti souverainiste. Le poète devient la figure emblématique de cette volonté d’affirmation. En contrepartie, son œuvre me semble réduite à la question identitaire, à la seule question nationale, alors que l’imaginaire de Vigneault repose sur une expérience humaine à la fois plus intime et plus large circonscrite par l’espace et par le temps. Pour assumer ces contraintes et s’en faire des alliées, le poète n’aura de cesse de chanter l’Amour, la Nature, le Rêve, l’Enfance, la Parole. Dans les années 1970, la production est fructueuse. Vigneault fait paraître six albums, dont quatre de morceaux originaux, qui illustrent cette richesse thématique et forment un ensemble remarquable : Le temps qu’il fait sur mon pays (1971), Pays du fond de moi (1973), J’ai planté un chêne (1976) et Comment vous donner des nouvelles…(1978). J’éprouve une affection particulière pour Pays du fond de moi, qu’il faut compter parmi les plus grands albums de toute l’histoire de la chanson québécoise.
La réédition : la redécouverte des chansons
En 2013, les éditions du Boréal publient Les écrits1, quatre volumes qui regroupent les poèmes, les chansons et les contes. Les deux premiers titres rassemblent près de 400 textes de chansons. À l’automne 2018, pour souligner le 90eanniversaire de naissance de Vigneault, la compagnie de disques et de spectacles Tandem.mu met sur le marché deux productions de choix : Ma jeunesse2, un album où l’artiste reprend douze de ses premières chansons, puis, sous le titre du Temps qu’il fait sur mon pays3, un premier coffret de huit enregistrements originaux rematricés. Ces nombreuses sources, tous ces documents nous permettent de redécouvrir l’univers de Vigneault. Lorsque l’une de ses chansons me revient en mémoire, c’est la mélodie qui surgit en premier. Tant de ballades, de berceuses, de valses qui s’insinuent et vivent en vous comme des vers d’oreille : « Chanson démodée », « Je ne dirai plus », « Une branche à la fenêtre » (« Tu peux dormir le cœur ouvert »). Au moment de la parution des Écrits aux éditions du Boréal, le journal La Presse demande à quelques-uns de ses journalistes de nommer trois chansons qui demeurent des coups de cœur et de dire brièvement pourquoi. Je vous propose de répéter le même exercice et vous invite à y participer. Ma longue fréquentation de la radio m’amène à vous proposer un panorama, un florilège de chansons, certaines connues, d’autres beaucoup moins, voire marginales ou ayant passé sous le radar, comme autant de balises, comme autant d’îles, de phares qui clignent dans la nuit, regroupées sous certains angles thématiques et, dans plusieurs cas, rattachées à des souvenirs très personnels. À écouter en balado en cheminant le long du fleuve. Les chansons évoquées proviennent de l’ensemble de l’œuvre de Vigneault, mais plusieurs se retrouvent dans le coffret de huit enregistrements parus chez Tandem.mu.
Florilège : des pistes d’écoute
« La marche du président », « Ti-Cul Lachance », « Quand nous partirons pour la Louisiane »
Plusieurs chansons de Vigneault dénoncent, bien sûr, la dualité culturelle du Québec et revendiquent la souveraineté. Dans plusieurs autres, il n’hésite pas à attaquer le Pouvoir sous toutes ses formes et à s’insurger contre l’oppression et l’injustice. En pleine période contre-culturelle, « La marche du président », mise en musique par Robert Charlebois, fable subversive s’il en est, tient fort bien la route à côté des textes d’inspiration automatique ou psychédélique de Claude Péloquin : « Je mettrai sous votre monument / L’arsenal avec les armements / Je ne garderai que les couteaux / Et puis je vous tournerai le dos ». Au lendemain de la crise d’Octobre, Vigneault écrit une chanson virulente comme l’on n’en entend plus. Ti-Cul Lachance écrit à son premier ministre : « Des matins j’me lève Esquimau / J’te vois vider l’Arctique / […]J’peux pas croire que tu sois si bas / […]Tu t’prépares une joyeuse tempête ». Enfin, dans les années 1973-1974, la question identitaire se polarise autour de la situation linguistique. Contemporaine de la chanson « Mommy Daddy », écrite par Marc Gélinas, Gilles Richer et Pauline Julien, « Quand nous partirons pour la Louisiane »exprime la crainte de l’assimilation de la culture francophone : « Passant par le pont de la Louisiane / Anne, ma sœur Anne / Nous leur chanterons / Un cantique ancien en français parlant ». Le destin de Jack Kérouac. Sa route et sa déroute. Malheureusement, ces deux chansons demeurent d’une actualité brûlante. À écouter et à lire aussi : « Timor la peur », « Mettez votre parka ».
« Avec nos yeux », « Maintenant »
L’Amour occupe une place centrale dans l’œuvre de Vigneault. La musique que Claude Léveillée a écrite pour « Avec nos yeux » nous bouleverse. Nous rêverions qu’il s’agisse de l’amour entre deux êtres, mais le texte de Vigneault témoigne ici avec tellement de lucidité de l’ensemble de l’expérience humaine : « Nous sortirons de ce sommeil / Sans l’avoir comparé à l’Autre ». « Maintenant », avec une cheville syntaxique voisine, semble le prolongement de « Pendant que », voire son dépassement. Dans chacune des deux chansons, l’Amour fait échec aux contraintes du Temps et de l’Espace, les réconcilient en somme : « Ta vie est ma saison prochaine / Que ta liberté soit ma chaîne / […]Je m’en vais vivre maintenant ». À écouter et à lire aussi : « Une branche à la fenêtre », « Encore une chanson d’amour », « Au fil des jours », « Je n’ai pas cessé de t’aimer ».
« Ma jeunesse », « La marche du président », « Un enfant »
Dans « La marche du président », Vigneault nous présente une vision mythique de l’Enfant, celui qui détient le Pouvoir de changer le monde : « Un ballon qui crève sur l’étang / Et qui parle avec un cerf-volant / Le soleil se couche l’œil en sang / Et la lune a l’air d’un ballon blanc ». Les derniers mots de la chanson « Ma jeunesse » confirment qu’il s’agit d’un enfant bien réel : « Et si j’ai croisé ma jeunesse / L’aurai laissée passer devant ». Le cerf-volant est une figure centrale des textes de Vigneault sur l’enfant. De la sorte l’enfant maîtrise à la fois l’Espace et le Temps. Écoutons les mots de la chanson « Un enfant » : « Le voici cherchant dans nos yeux sa naissance / Sa connaissance / Et la reconnaissance du temps perdu ». À écouter et à lire aussi : « Les cerfs-volants », « Le grand cerf-volant ».
« Tante Irène », « Ton père est parti »
Aux personnages de légendes, à ces géants, à ces hommes forts plus grands que nature comme Jos Montferrand succèdent des personnages profondément humains. Les chansons narratives dessinent, entre autres, le portrait de femmes fortes et courageuses qui n’ont que faire de la fiction. Le personnage de « Tante Irène » repousse le Temps jusqu’en ses derniers retranchements en alliant l’amour, le bel ouvrage et la musique : « On dit dans le village / qu’elle a cent ans / mais toujours à l’ouvrage / passe son temps / et fait des courtepointes ». Nous sommes à deux pas des idées d’enracinement, d’héritage et de transmission. « Ton père est parti », chanson à laquelle Vigneault voue beaucoup d’affection, évoque certes à la fois l’humilité de l’homme face à la mer, un métier noble réalisé dans un effort commun et le repos bien mérité, mais souligne l’importance de la continuité, de la filiation : « Ton père est parti à la pêche / […]La pêche est un beau métier / […] Ton père est parti à la chasse / […]La chasse est un beau métier / […] Ton père est parti à la danse / J’irai le rejoindre tantôt ». À écouter et à lire aussi : « J’ai planté un chêne », « Mademoiselle Émilie », « Madame Adrienne ».
« Entre musique et poésie », « Arriver chez soi », « La page »
Les mots, le temps, la mort. En 2008, Gilles Vigneault fait paraître l’album Arriver chez soi, où il nous offre, en épilogue, un hymne à la chanson, « Entre musique et poésie ». En voici un court passage : « C’est la fille aînée du langage / Qui part avec tout bagage / Des mots qui font dans les cordages / Do ré mi fa sol la si do ». En 2014, il enregistre un album remarquable, Vivre debout, dont certaines chansons, fort dépouillées, ne retiennent que l’essentiel. La chanson-titre suggère d’apprivoiser la mort en toute conscience et en toute sérénité : « Ce passage obligé qui se prend pour la mort / M’apparaît lumineux comme l’œil d’un rapace ». En fin de parcours, un texte fort économe, « La page », sous le signe d’une grande humilité : « J’aurai au bout de mon âge / vu la mer par l’œil d’un hublot / Je ne suis que ce personnage / Sortant peu à peu du tableau ». Malgré tout, le motsera demeuré souverain. À la fin de 2018, Vigneault fait paraître un recueil de poèmes, Le chemin montant4. La première partie porte pour l’essentiel sur la recherche continuelle du motqui saura vraiment correspondre au réel : « Et les lettres n’ont pas de maître / Je cherche pour toi le cadeau / Qui fait le chant secret des mots ». À écouter et à lire aussi : « L’horloge », « Dans la nuit des mots ».
La présente chronique témoigne de ma longue fréquentation des chansons de Gilles Vigneault, de leur forte présence dans ma vie. La réédition de ses écrits et de ses chansons nous invite à redécouvrir non seulement le poète mais le compositeur. Il se dégage de son œuvre une grande sagesse, une certaine forme de spiritualité : apprendre à observer la nature et les gens, apprendre du cycle des saisons, garder la mémoire des racines et faire confiance aux nouvelles générations, accepter bien humblement notre condition de mortel.
1. Gilles Vigneault, Les écrits, quatre volumes, Boréal, Montréal, 2013.
2. Gilles Vigneault, Ma jeunesse. Les premières chansons, Tandem.mu, 2018.
3. Gilles Vigneault, Le temps qu’il fait sur mon pays, premier coffret, huit enregistrements originaux rematricés et tous les textes, Tandem.mu, 2018.
4. Gilles Vigneault, Le chemin montant, Boréal, Montréal, 2018, 115 p. ; 19,95 $.