Traduit de l’espagnol par Tamara Djurica
I was looking back to see
If you were looking back at me
To see me lookin’ back at you
Massive Attack
I
S’y rendre n’était pas chose facile. Il fallait connaître le relief de la région, et pour quiconque n’était pas de la région du Vallès, il était presque impossible de le trouver. La route serpentait suivant le flanc d’une petite colline dont la pente n’était pas très prononcée, certes, mais bien constante. Son tracé abrupt et la faible circulation de véhicules la convertissaient, de jour, en un passage pour cyclistes solitaires. Au coucher du soleil, la chaussée se fondait avec la nuit noire, mais sous la lumière des phares, elle se dessinait de nouveau. Si on arrêtait le moteur, il était possible d’entendre le hululement d’une chouette au loin et les longues lamentations des bêtes nocturnes. Si, de plus, on éteignait les feux avant, en quelques secondes à peine la voie se couvrait de papillons de nuit et d’insectes de toutes sortes qui cavalcadaient en évitant les petits rongeurs qui traversaient de part et d’autre du bitume. Mais du moment que les feux s’allumaient soudainement, ovales et jaunes tels les yeux d’un rapace, ces petites bêtes pressaient le pas et en quelques secondes à peine se réfugiaient de nouveau dans le monde des ombres auquel elles appartenaient. Des deux côtés de la route se succédaient des rangées de végétation luxuriante, surtout des chênes, des peupliers et toutes sortes d’arbustes avec des zones plus désertiques où poussaient seulement des bruyères et des buissons. Peu avant d’atteindre le sommet, la route, après un petit raidillon, bifurquait et l’asphalte disparaissait lentement jusqu’à ne plus être qu’une poignée de gravier, pour ensuite renaître, convertie en piste de terre. À ce point précis où la montagne semblait se tordre un côté du visage, tel un pèlerin contemplant pour la dernière fois la terre promise, pointait à l’horizon un essaim de lumières blanches et pourpres : Barcelone. Mais nous n’étions pas de là, nous, fils d’anciennes villes industrielles et de villes-dortoirs où cohabitaient les usines démantelées pour cause d’amiante, les édifices décortiqués en stations-relais et les zones marginales et sans services où s’accumulaient le chômage, la pauvreté et le désenchantement, au travers des jumelés et des secteurs résidentiels. Plus loin, la route continuait pendant quelques kilomètres par un sentier rempli de nids-de-poule et de racines qui envahissaient le revêtement. Il n’était pas rare de voir d’un côté du chemin, les jours de pluie, une voiture prise dans la boue et, quelques mètres plus loin, ses occupants se mettre à marcher sans regarder derrière eux. Les cinq cents derniers mètres, la route descendait de manière considérable et il était pratiquement impossible de lever le pied du frein. La borne qui indiquait le changement de direction se trouvait à être le squelette d’un vieux véhicule utilitaire dont personne ne pouvait dire de quelle marque et de quel modèle il était ; il ne lui restait que le châssis, et sa carcasse pourrie par l’oxydation était pleine d’inscriptions et de graffitis de couleurs vives. Juste avant qu’on arrive à destination, la route qui, jusque-là, avait été plutôt désertée, commençait à devenir fréquentée, et de plus en plus s’y esquissaient les phares arrière des voitures qui freinaient devant. À cet instant, on pouvait entendre le boum-boum de la musique électronique qui émanait des voitures, et quelques mètres plus loin, la piste s’ouvrait en une vaste esplanade où s’entassaient les véhicules.
II
Nous avons tous nos propres paradis, ces lieux que nous abandonnons croyant que le vrai éden nous attend encore en haut du chemin, et que nous ne pouvons identifier qu’une fois que nous les avons perdus. C’était les années 1990 ; cela faisait deux ans que Cobain était mort et nous nous abandonnions au trip-hop et à la musique électronique. Nous n’avions pas d’autres options ni de lieux où nous réunir. Les clubs et les discothèques nous étaient interdits. Nous étions jeunes et déguenillés, nous portions encore des chemises à carreaux et certains plus rusés essayaient d’entrer vêtus de l’uniforme scolaire.
À la sortie de la voiture, l’esplanade était enveloppée d’ombres. L’un d’entre nous s’éloignait et se rendait jusqu’à un type qui vendait dans le coffre de sa voiture de la bière et toutes sortes de substances interdites alors que le reste du groupe se dirigeait vers une piste de danse improvisée faite de poussière et de sable et entourée sporadiquement d’herbe fine et humide. Il n’y avait aucun éclairage, pas plus que d’équipement ni de services, et nos lumières stroboscopiques étaient les appels de phare des automobilistes néophytes qui finissaient par arriver tout désorientés. Les nuits de grande affluence, une cinquantaine de véhicules étaient au rendez-vous et le nombre d’occupants était multiplié par quatre. Lorsque les phares balayaient l’obscurité à la recherche d’un lieu pour se stationner, on pouvait percevoir tout au fond le va-et-vient frémissant de l’eau de la source. Celle-ci, malgré son nom romantique, n’était rien de plus que le méandre paisible d’une rivière dont le cours se mélangeait au pied de la colline à un autre plus important dans lequel il se déversait. Les deux débits convergeant, les eaux collectées de ce torrent principal, dont le lit traversait de vieux moulins et des zones manufacturières abandonnées, devenaient troubles et marécageuses. D’un côté de la source, protégé par de majestueux ormes blancs, s’installait un type avec son énorme équipement de musique qu’il exploitait jusqu’à l’aurore. Je n’ai jamais su qui il était et c’est à peine s’il se distinguait parmi les ombres, mais il était toujours fidèle au rendez-vous et les gens se réunissaient autour de lui, dansant comme des feux follets jusqu’à l’aube.
III
Nous ne sommes rien d’autre que la somme des corps que nous avons déjà aimés. Notre identité se forge avec l’échec, l’adieu précipité, les promesses inaccomplies et le désir latent sans porte de sortie. C’est durant ces heures mortes – nuits blanches, trains de banlieue et longs après-midi du dimanche – que nous apprenions que la vie est une fuite vers nulle part. Peut-être que le temps guérit l’amour, mais ce qui nous tue, c’est la nostalgie.
Il me manquait encore quelques mois pour avoir mes dix-huit ans, j’aimais la musique, mais ce que j’aimais par-dessus tout c’étaient les corps féminins qui se dandinaient autour de moi. Assis à côté de la source, je pouvais les contempler pendant des heures, se secouant au vent tels des saules. C’était le printemps, mais à la tombée du jour, la saison conservait encore des traces de l’hiver. Tous portaient de larges pull-overs en coton et cachaient leurs mains dans leurs manches. Depuis la rive, il était facile de distinguer les divers groupes humains qui occupaient la piste. Au début, tous dansaient entre eux en conservant une certaine distance, mais deux heures plus tard, ils formaient un seul et même clan. La plupart avaient entre quinze et trente ans. J’avais croisé certains d’entre eux quelques fois dans le quartier, mais la majorité étaient des gens anonymes, comme moi, qui avaient connu l’existence de ces fêtes nocturnes par le bouche-à-oreille. Nous, nous étions quatre et seulement l’un d’entre nous avait un permis de conduire. Les autres, nous attendions impatiemment notre majorité pour ne plus dépendre de personne pour le retour. C’était la deuxième fois que nous venions à la source et durant ces nuits, nous ne désirions être nulle part ailleurs.
IV
La première fois que je l’ai aperçue, elle était à peine plus visible qu’une ombre, se tenant aux côtés d’une bande de filles, à l’abri de l’humidité, sous les arbres qui entouraient l’esplanade. Elle portait un pull ample, ses cheveux épars se répandaient sur ses épaules, elle dansait doucement les bras dans les airs. À côté d’elle, ses amies se dandinaient vaguement, buvant et parlant, mais elle leur paraissait étrangère. Ses mouvements étaient doux, hypnotiques, chacune des oscillations se dessinait dans les airs comme si mes nerfs optiques avaient gravé la scène en multipliant les prises de vue et qu’ensuite la séquence, projetée dans mon cerveau, jouait au ralenti. Pendant quelques minutes, je l’ai regardée du coin de l’œil, essayant d’attirer son attention, mais elle semblait indifférente à tout type de stimulus. J’ai fermé les yeux et je me suis laissé porter par la musique électronique. Soudain, le temps s’est arrêté, j’ai senti que nous étions tous deux les fluctuations d’un même diapason, et j’ai alors abandonné mon corps au rythme de la musique. Je ne sais combien de temps je suis resté en transe, ni si j’avais l’air ridicule ou pas, mais lorsque j’ai ouvert les yeux, j’ai vu que c’était elle qui me regardait.
Au début, je voulais me montrer indifférent, mais mon cœur s’emballait. J’ai donc fait semblant de parler à mes amis, essayant de ne pas lui donner d’importance. Puis je lui ai souri et pendant un moment nous nous sommes amusés à nous observer puis à cacher notre regard lorsque l’autre le découvrait. Un gars s’est approché pour lui parler. Trop fier, je me suis retourné pour danser en direction de nulle part, essayant seulement de gagner la partie. Lorsque je suis revenu, tout content de moi, son visage avait disparu. J’ai balayé du regard toutes les ombres de l’endroit mais aucune ne bougeait comme elle. Je me suis arrêté brusquement, essayant de la trouver. J’étais en colère contre moi-même de n’avoir pas bien calculé mon attitude nonchalante. Quelques secondes plus tard, elle est apparue tout à coup devant moi.
Tu viens ?
Bien sûr.
Elle m’a tendu la main et nous avons traversé la piste en fendant la foule. Nous nagions à contre-courant parmi une masse de corps qui dansaient frénétiquement à côté des haut-parleurs. Nous nous dirigions vers la rive de la source et pendant le trajet, nous essayions de discuter. Le bruit était assourdissant et aucun de nous deux n’entendait ce que l’autre disait, mais j’ai pu remarquer que ses lèvres étaient colorées d’un rouge cerise. C’était la deuxième fois que nous allions au rave, mais nous savions tous les deux que la zone boisée qui entourait la berge était un lieu réservé aux couples en quête d’intimité. Immédiatement, nous nous sommes éloignés, assez pour nous cacher des regards indiscrets et trouver un lieu où nous pouvions nous étendre sur l’herbe. Je crois que c’était au pied d’un orme mais je ne peux pas le certifier. J’ai davantage prêté attention aux baisers que je lui donnais qu’à la botanique.
V
Je sais que, de nos jours, il est difficile de le comprendre, surtout pour ceux qui n’ont pas vécu cette époque-là, mais ceux d’entre nous qui étions adolescents dans les années 1990, nous avons vécu entre deux mondes. Nous avons grandi dans un environnement analogique où les relations étaient basées sur la confiance ; la seule garantie pour nos rendez-vous, c’était la parole donnée et il était impossible de signaler un retard ou d’annuler la rencontre tout juste avant de sortir. Notre destin dépendait du hasard et du climat qui nous gouvernaient selon leur envie. Rien n’était comme maintenant. La téléphonie mobile n’existait pas ; Internet n’était rien de moins qu’une chimère et notre mémoire visuelle constituait le seul outil que nous pouvions consulter pour nous remémorer les images d’une soirée festive.
Cette année-là, les raves se sont enchaînés en divers points de la région du Vallès. Il y en avait des plus fréquentés et mieux organisés que le nôtre, mais nous demeurions fidèles à celui de la source. À la fin de l’été, le phénomène avait atteint un paroxysme et la police a commencé à les démanteler. Les policiers ont saisi de la drogue et de l’alcool, condamné les participants à des amendes et arrêté les organisateurs pour des délits d’atteinte à la santé publique. À la fin de l’automne, il n’en restait qu’un d’actif et son emplacement changeait tous les jours. Je suis retourné cinq fois au rave de la source. Son horaire était anarchique, mais une date restait un incontournable : le dernier samedi de chaque mois ; et de mars à octobre, je n’en ai manqué aucun.
Nous nous étions connus en avril mais ne nous sommes revus que le mois suivant. L’attente était une torture. Nous étions tous deux de la région du Vallès, et même si mises côte à côte sur une carte, nos villes paraissaient assez rapprochées, en réalité, elles étaient aussi éloignées entre elles que le pôle Nord du pôle Sud.
Durant les fêtes de mai et de juin, nous avons davantage appris l’un sur l’autre. Chaque fois, nous dansions moins et passions plus de temps sous les arbres. Nous avions tous les deux dix-sept ans et à la chaleur de nos corps s’unissait celle de l’été. Les nuits se réchauffaient chaque fois un peu plus, et plus la température augmentait, plus la quantité de vêtements sur nos corps diminuait. À la troisième rencontre, je l’ai vue nue pour la première fois. Elle avait une peau couleur vanille et une myriade de taches de rousseur sur le dos. Nous avons essayé de nous baigner mais l’eau demeurait glaciale.
En juillet, nous nous sommes immergés nus dans la source. Nous n’étions pas les seuls mais étions assez éloignés du reste des gens pour ne pas nous préoccuper de leurs regards. À la sortie de l’eau, nous nous sommes étendus sur la berge tout trempés, et des restes d’aiguilles de pin, de feuilles et de sable se sont collés sur nos corps. Je me suis retourné pour les secouer mais elle a arrêté ma main et l’a reposée de nouveau sur la terre. Elle m’a demandé de m’allonger et avec son rouge à lèvre a tracé des cercles par-dessus les brindilles collées sur mon dos. Puis elle en a ajouté quelques-unes et les a reliées pour former des constellations.
Je ne veux pas que cette nuit finisse, a-t-elle dit.
En réalité, je ne suis pas certain si c’est bien cela qu’elle a dit. Engourdi, abandonné, ce qui me restait de capacité cérébrale, je la concentrais sur le toucher de ses mains et le son de la musique rythmée qui provenait de l’autre côté de la source. Je me suis tourné vers elle, je l’ai embrassée et lui ai dit que nous avions toute la vie devant nous pour construire notre avenir.
La séance du mois d’août a été suspendue à cause d’un orage d’été. Mais l’averse ayant cessé plus tard dans l’après-midi, j’ai convaincu mes amis d’y aller tout de même au cas où la soirée n’aurait pas été annulée. Nous avons dû arrêter la voiture avant de nous aventurer sur la piste de terre et j’ai marché seul jusqu’à la source. J’étais épuisé et j’avais les pieds couverts de boue. Je savais qu’il n’y aurait personne à l’esplanade, mais j’avais besoin de m’en assurer.
En septembre, la température avait changé et c’était beaucoup moins charmant. Elle n’est pas venue. En octobre, nous étions peu nombreux. Le type qui jouait de la musique n’était pas le même, son équipement plus petit et la qualité moindre, quoique la musique alors ne m’importait plus. Ni ses amies ni elles ne sont venues. De plus, sur le chemin du retour, un contrôle de police nous a imposé une amende pour circulation en zone forestière. Il n’y a pas eu d’autres séances à la source. À la fin de cette année-là, j’ai obtenu mon permis de conduire et pendant quelques mois, j’ai parcouru les rares raves qui restaient dans la région ou du moins ceux dont j’entendais parler. Je ne l’ai plus revue. Le monde que nous rêvions de construire ensemble s’était effondré comme un château de cartes.
VI
Tout début a forcément une fin, et même si certaines histoires se terminent là où elles ont commencé, ce n’est pas le cas pour toutes d’entre elles. Je sais que cela paraît impossible de nos jours… Nous avons à notre disposition des téléphones portables, les réseaux sociaux et quantité d’autres outils technologiques qui nous permettent de rompre avec la distance et l’anonymat ; mais comprenez-moi bien, je venais d’avoir dix-huit ans, et après avoir passé quelques mois à souffrir, j’ai rejeté cette expérience et j’ai mis mes cinq sens en éveil afin de profiter de tout ce qui m’attendait. Le changement de millénaire supposait aussi le début d’une nouvelle ère, un nouveau temps binaire qui transformerait notre présent. Je me suis laissé porter par cet enthousiasme, si bien qu’il me faudrait encore quelques années pour que je ne me consacre à la lecture de Dante et de Hölderlin et que j’apprenne à valoriser les paradis perdus, avant qu’il ne soit trop tard.
Cette histoire est la mienne, mais je sais qu’il en existe bien d’autres. Parfois, la nostalgie me gagne. Je me rends alors à la source. L’environnement est resté pratiquement le même, sauf pour le lieu où se trouvait la piste de danse improvisée, qui est maintenant envahi par la mauvaise herbe. Les peupliers blancs sont toujours aussi imposants, mais l’espace autour est converti en aire à pique-nique, et il n’est pas rare de voir des familles s’y réunir les fins de semaine tout juste à côté de la rivière. J’y vais la nuit. Souvent je n’y suis pas seul. Il y a des types solitaires qui viennent y écouter de la musique dans leur voiture. Nous nous respectons dans notre intimité en laissant les phares allumés et en nous tenant à une certaine distance les uns des autres. Toutes les voitures émettent une légère vibration ; de temps en temps un type sort faire un tour jusqu’à l’eau. Cependant, le moment que nous attendons tous avec le plus d’impatience, je crois, est celui où le vent, depuis la rivière, entre en trombe, comme une bouffée d’air dans la bouche et secoue la cime des arbres. Lorsque le souffle est intense, il soulève des nuages de poussière et d’aiguilles de pin. Sur son passage, les branches se balancent et leurs reflets se projettent comme dans un théâtre d’ombres sous les lumières des phares. À ce moment précis, chacun dans son auto, nous montons le volume de la musique.
*Toni Quero, auteur catalan écrivant en espagnol, est né en 1978 à Sabadell, près de Barcelone. Son premier livre, un recueil de poèmes intitulé Los adolescentes furtivos (Les adolescents furtifs), a remporté le Prix international de littérature Antonio Machado en 2009, à Collioure, en France. En 2016, son deuxième livre, le roman Párpados (Paupières), a reçu le prix Dos Passos pour un premier roman et a été finaliste au Festival du premier roman de Chambéry, qui reconnaît annuellement un premier roman publié en différentes langues européennes. La nouvelle « Feux follets », que propose ici Nuit blanche, est un texte inédit.