Dans le cadre de Québec, ville de littérature UNESCO, Nuit blanche vous propose des nouvelles provenant de deux autres villes de littérature UNESCO : Grenade et Barcelone. Ces textes, présentés par Louis Jolicœur et traduits par Tamara Djurica, font partie d’un projet plus large, l’objectif à terme étant de voir des auteurs d’ici également traduits et publiés dans des revues des villes participantes. Dans cette première livraison, nous vous proposons la nouvelle « Les leçons de Patronio » d’Alejandro Pedregosa.
Cette nouvelle est tirée du recueil O, encensé par la critique espagnole, qui y a vu, au moment où l’ouvrage recevait le Prix de la critique andalouse pour la nouvelle, une sorte de pastiche des contes du Moyen Âge proposant une réflexion postmoderne sur les limites de la monarchie, à partir notamment du chef-d’œuvre de la littérature espagnole médiévale « Libro de los enxiemplos del Conde Lucanor y de Patronio » (« Le livre des leçons du Comte Lucanor et de Patronio ») – d’où l’allusion au personnage principal de notre nouvelle. Cette histoire vient de plus loin encore, puisque le conte espagnol tire son origine de la saga hindoue du Pañchatantra, voire des fables d’Ésope lui-même, qu’Alexandre a fait connaître en Orient, et qui, de l’Inde à la Perse, jusqu’à l’Europe ensuite, aura inspiré nombre d’auteurs au fil des siècles, La Fontaine en étant sans doute le plus célèbre émule.
Le monarque demeurait recroquevillé et en pleurs dans le coin le plus sombre de la salle. En même temps qu’ils observaient son angoisse royale, les domestiques lui jetaient d’exquis mouchoirs brodés afin qu’il essuie les larmes et sécrétions variées qui lui coulaient du menton jusqu’à la poitrine.
Dans la rue, un tumulte de voix clamait d’incompréhensibles slogans d’indignation. Les cris s’immisçaient dans les fissures du palais et provoquaient des spasmes soudains chez le monarque, scène que les domestiques observaient avec pitié et honte.
Cela avait commencé vers les trois heures de l’après-midi, alors que la clameur, qui maintenant faisait claquer les fenêtres, n’était qu’une faible rumeur à peine audible. Le roi n’était pas un homme intelligent. Cependant, il avait un sens aigu de la survie : dès lors que la foule eut convergé vers l’esplanade du palais, il dit ces mots à un conseiller :
« Ces fils de putes viennent me tuer. Je ne leur ai rien fait mais je sais qu’ils veulent me tuer. »
Un gendarme royal se rendit aussitôt sur les lieux pour demander aux gens rassemblés les raisons qui les avaient amenés jusqu’aux environs du palais. Un de ceux qui semblaient toujours avoir le dernier mot confirma sans détours les soupçons du monarque : effectivement, ils étaient ici pour le tuer.
La première réaction du roi fut d’envoyer les troupes contre les révoltés, mais durant le court moment que prirent les soldats pour s’équiper, l’esplanade s’était remplie de centaines de milliers de personnes ; le grand amiral n’eut d’autre solution que de reconnaître son incapacité à abattre tant de gens d’une seule traite et sans espace aucun pour commander convenablement ses troupes. C’est à ce moment-là que le roi se mit à être nerveux, même si son statut lui interdisait une quelconque marque de faiblesse.
« Réunion urgente du conseil », prononça-t-il.
Et le conseil se réunit, malgré le fait que l’urgence était relative, puisque ce jour-là, certains membres de l’élite royale se trouvaient loin de la Cour, et le Conseil dut attendre jusqu’à sept heures du soir avant que le roi n’entende les premiers avis.
La discussion fut brève. Ils reconnurent promptement la gravité de l’affaire et résolurent d’agir avec toute la prudence et la rigueur nécessaires. Ils envoyèrent quelques messagers pour trouver qui, parmi la foule, étaient les chefs de l’insurrection. Le roi désirait parlementer avec eux, connaître leurs demandes et y répondre le plus rapidement possible. La priorité restait de calmer le bruit ambiant, plein de danger, qui venait de l’esplanade, et d’apaiser les esprits autant que faire se pouvait. Une fois que les chefs seraient à l’intérieur du palais, ce serait plus facile. Il suffirait d’accepter leurs propositions et de les encourager à prendre en charge eux-mêmes les réformes nécessaires, c’est-à-dire leur offrir une place dans l’administration du royaume, un poste flou mais bien rémunéré. Puis, la foule calmée, le temps et la nature humaine feraient le reste.
Cependant, et contre toute logique historique, les émissaires du roi revinrent au palais avec un message aussi gênant que catégorique : « Les chefs disent qu’ils ne sont pas venus pour parlementer avec le roi, mais bien pour le tuer.
– J’emmerde la putain de mère qui a mis au monde ces fils de pute », s’écria le roi.
Les conseillers comprirent alors que le monarque commençait à perdre les pédales, mais personne ne dit rien puisque, au même moment, un bourdonnement assourdissant fit irruption en pleine séance plénière, laissant l’assemblée livide et ahurie. Le maréchal s’approcha de la fenêtre et eut la confirmation que la foule avait complètement arraché les grillages royaux de style baroque et qu’elle pénétrait, lentement mais sûrement, dans la cour d’armes du palais. La garde, n’osant ni fuir ni se confronter à la masse, se laissait tout simplement engloutir.
Les désertions débutèrent avec le départ de don Candido, un marquis marchand d’esclaves et compagnon d’escapades juvéniles, qui une fois accomplie la génuflexion d’usage, prétexta une douleur soudaine qui l’envoyait tout droit au cabinet d’aisance.
Ce fut au tour du maréchal d’abandonner la salle, se rappelant soudain un ordre urgent à donner aux troupes et dont il ne se pardonnait pas l’oubli. Et c’est ainsi que disparurent également le recteur de l’université, le duc de Mantoue, le penseur de Cathédrales, le chambellan ainsi que l’évêque lui-même qui, de nature prévoyante, vola au majordome le bâton avec lequel ce dernier annonçait les nobles invités, au cas où il rencontrerait durant sa fuite un de ces énergumènes et qu’il aurait à se défendre au nom du Christ.
Seuls les domestiques demeurèrent à leur poste.
Le monarque, abandonné et fébrile, se leva de son trône et marchant le dos tourné et les jambes tremblantes jusqu’à ne plus pouvoir se tenir debout, tomba par terre comme un pauvre animal faible et malade. Les domestiques s’approchèrent pour l’aider mais il rejeta les mains qu’ils lui tendaient et continua de ramper vers l’arrière, jusqu’au coin le plus sombre qu’il pût trouver.
Le bruit menaçant de l’émeute montait par les pierres du palais et obligeait le roi à se boucher les oreilles. Quel supplice inconnu pensaient lui infliger ces hommes sans âme ? Combien de temps résisteraient les portes massives du palais ? Une heure ? Une demi-heure peut-être ?
C’est alors que, face à l’idée de la mort, lui vint un éclair de génie : il se souvint de Patronio.
Patronio.
Le nom lui était venu à la bouche comme on se souvient d’un poème de son enfance. Patronio, répéta-t-il. Vivait-il toujours ? Peut-être bien que oui. Il crut se rappeler que quelqu’un, peu de temps auparavant, lui avait parlé de l’incroyable longévité de cet ancien conseiller de son arrière-grand-père qui, miraculeusement, vivait toujours dans ses appartements, tout ratatiné et immobile comme une vieille tortue.
« Patronio ! cria-t-il, en même temps qu’il essuyait ses diverses sécrétions avec sa manche. Amenez-moi Patronio. »
Les domestiques mirent un temps à déchiffrer les désirs du roi. Bien sûr, ils avaient entendu parler d’un vieil immortel qui habitait une salle retirée du palais, mais ils ne s’imaginaient pas qu’il s’agissait d’autre chose que d’une légende.
« Dépêchez-vous, bande de connards, ma vie dépend de lui », dit le roi.
Vingt minutes plus tard, au moment où la plèbe rassemblée et grouillante avait presque défoncé la porte de l’entrée du palais, les domestiques apparurent portant dans les airs quelque chose qui avait l’allure d’un homme, mais qui, en réalité, n’était rien de plus qu’un morceau de cuir desséché. Patronio avait tellement rétréci qu’il n’était pas plus haut que trois pommes. Les domestiques durent donc le soulever pour que le roi puisse lui parler à hauteur de visage.
« Je suis en danger, Patronio. J’ai besoin d’une de tes leçons, la meilleure de toutes. »
Le vieil homme bougea légèrement, d’un tremblement à peine perceptible, comme s’il revenait d’un rêve ancestral.
« Et toi, qui es-tu ? » demanda-t-il au roi d’un filet de voix quasi inaudible.
Une lueur de déception traversa les yeux du roi, mais il se ressaisit rapidement. Patronio représentait son salut, son unique salut.
« Je suis le roi, ton seigneur et à l’heure qu’il est, une horde de fils de putes monte les escaliers, ils veulent m’empaler, me brûler et danser autour de ce feu de joie pendant que moi, j’exécuterai le chant funèbre. J’ai besoin d’un conseil, vieux Patronio, un ultime conseil qui sauvera ton seigneur. »
Les mots furent si sincères et dramatiques qu’ils remuèrent intérieurement ce petit homme sec, faisant en sorte qu’il ouvrît les yeux pour la première fois. Mais personne ne pouvait dire si cette intensité bleue que jetait son regard était due à la cécité ou si c’était la seule lumière vivante qui irradiait de son intérieur.
Patronio demanda à ce qu’on le remette au sol.
« Connais-tu l’histoire du Maure qui se maria à une reine… ?
‒ Non, l’interrompit le roi, le cœur tout agité par l’urgence de la situation. Je ne suis pas celui qui a besoin de tes histoires. Je sais bien ce que je veux, Patronio, je veux continuer à vivre et à régner. Tu n’as pas à me convaincre de quoi que ce soit. Je t’ai fait venir pour que tu parles avec eux – et il pointa en direction de la porte –, là d’où venait la clameur devenue maintenant une évidence. C’est eux que tu dois convaincre, eux à qui tu dois raconter ton histoire. »
Cela paraissait improbable, mais du visage de Patronio, presque entièrement effacé par le temps, surgit un demi-sourire édenté, si plein de complicité et d’intelligence que le roi n’eut point besoin d’expliquer davantage, et pour la première fois depuis le début des événements qui avaient commencé vers les trois heures de l’après-midi, le monarque ressentit un souffle d’espoir.
« Amenez-moi parmi la multitude », demanda Patronio d’une voix rétablie.
Les domestiques le portèrent de nouveau ; ils l’amenaient vers la porte.
« Non, les arrêta le vieux. Je n’ai pas dit de m’amener devant la multitude mais bien parmi elle. Sortez-moi par un endroit d’où ils ne pourront pas me voir de face. Je veux faire partie d’eux, être eux. »
Pendant qu’ils le sortaient par une porte latérale, le roi s’effondra encore un peu plus dans le même coin obscur de la salle, les mains jointes en une profonde prière.
La terrifiante masse achevait de faire tomber l’une des dernières portes et s’apprêtait à monter par l’escalier de marbre blanc qui donnait sur les chambres royales, lorsque, du vacarme général, s’élevèrent quelques mots à la fois si durs et si sereins qu’ils provoquèrent, bien mystérieusement, un silence inattendu.
« Voulons-nous vraiment tuer le tyran ? »
La multitude tourna la tête dans toutes les directions, jusqu’à ce qu’elle trouvât le petit homme qui avaient prononcé ces mots. Patronio répéta :
« Voulons-nous vraiment tuer le tyran ? »
Un murmure d’incompréhension courut parmi les révoltés.
« Que veux-tu dire, vieillard ? » dit un homme chauve en s’avançant d’un pas.
Patronio arqua les sourcils et haussa ses frêles épaules.
« Je ne sais pas, c’est seulement une question que je me pose. Je suis si vieux que je ne peux même pas calculer mon âge. Je suis peut-être celui qui a le plus de raisons parmi vous tous d’en finir avec le tyran, et c’est avec cette intention que je me suis joint à cette armée d’hommes libres… » Il fit une pause afin de mesurer l’intérêt que ses mots suscitaient sur l’auditoire. Lorsqu’il se fut assuré qu’il avait capté l’attention du public, il continua.
« Cependant, je me demande… Je viens de me souvenir d’un homme que j’ai connu il y a de cela plus de cent ans et dont l’histoire m’a fait m’interroger sur le bien-fondé de tuer le roi.
– Raconte-nous cette histoire, vieillard, dit une voix au loin, sortie de la multitude.
– Nous n’avons plus de temps pour les histoires, répliqua une autre voix tout aussi lointaine. Nous devons tuer le tyran. Après nous aurons tout notre temps pour nous régaler d’histoires et de vin, quand nous aurons ravagé les caves du palais. »
Patronio leva sa main tremblante avec un effort évident.
« Cela ne durera qu’un moment, dit-il. Si, après m’avoir écouté, vous continuez toujours de penser que la meilleure chose à faire est de tuer ce chien, alors, je vous en prie, laissez-moi lui jeter la première pierre, mais avant, écoutez mon histoire. »
La masse s’entassa autour de cette petite figure qui commença à parler avec une curieuse fraîcheur juvénile.
« L’homme dont je vous parle était un simple commerçant qui avait hérité d’un esclave. Cet héritage lui venait d’un frère militaire qui avait fait les croisades et qui, de là-bas, avait ramené un gigantesque Maure avec un monosourcil, qui exécutait fidèlement tous ses désirs. Le commerçant, à la différence de son frère, était un homme d’une grande simplicité et n’avait nul besoin de plus de services ni de luxe au-delà de ce qu’il pouvait se procurer lui-même. C’est ainsi qu’il mit aux fers l’esclave et le fit prisonnier dans la cour de sa maison, jusqu’à ce qu’il trouvât quoi faire de lui.
Les jours passaient et le commerçant ne savait toujours pas comment utiliser cet héritage fraternel. Lorsque la journée avait été fructueuse et que les pièces d’argent cliquetaient dans son sac, le commerçant versait le vin et invitait le Maure à boire avec lui pour célébrer ses succès. Cependant, les jours funestes où les dettes l’emportaient sur les maigres revenus, le commerçant retournait à la maison, furieux, et avec un bâton fait de bois de noisetier, il frappait le dos poilu du Maure qui implorait en pleurs la pitié de son maître, que ce dernier ne lui accordait que lorsqu’il tombait évanoui par l’effort.
Ainsi, l’esclave apprit à vivre dans l’humiliation, souffrant comme les siens propres des échecs commerciaux de son maître, priant avec dévotion que la prospérité dont dépendait son futur fût obtenue au quotidien.
Malheureusement pour lui, un soir pluvieux de mars, le commerçant revint à la maison le visage sombre et pâle. En une transaction, il avait perdu tous les gains de la dernière année. Il s’enivra seul tout en observant la peur croître dans le regard de l’esclave. Une fois la bouteille vidée, il prit le bâton et s’acharna sur le corps du Maure jusqu’au petit matin. En un sens, c’était un acte inutile puisque l’esclave avait déjà rendu l’âme après les deux premières heures de torture. Lorsque le commerçant comprit qu’il était en train de martyriser un corps mort, il ne ressentit pas de soulagement. Bien au contraire.
Ce même matin, il abandonna sa maison pour ne plus jamais y revenir. »
Un silence inquiétant s’installa dans les escaliers du palais. La volonté criminelle restait suspendue dans les airs, mais pour la première fois elle était muette.
« Et pourquoi le commerçant est-il parti ? Lança une voix anonyme, pendant que Patronio se grattait du doigt son crâne sec.
– Parce qu’il avait compris qu’en tuant l’esclave, il avait en même temps tué sa propre liberté…Il avait arrêté d’être un homme libre. »
Un murmure d’incompréhension se resserra autour du vieil homme, qui se dépêcha de s’expliquer :
« Un homme libre est celui qui peut agir selon son bon vouloir, sans s’arrêter aux lois et aux commandements. Il peut humilier quand il veut et être compatissant et magnanime si le cœur lui en dit. C’est pour cette raison que je me demande si nous ne serions pas plus libres en gardant le tyran vivant plutôt qu’en lui enlevant la vie.
L’homme chauve, qui avait écouté l’histoire de Patronio avec beaucoup d’attention, s’avança un peu plus et dit :
« Ce n’est pas mal, ce que tu racontes, vieil homme, et le conseil que tu nous donnes est assez sage. Mais il te faudrait remarquer la confusion des termes dans cette affaire. L’homme que nous voulons tuer n’est pas notre esclave, mais bien tout le contraire. C’est lui le commerçant tortionnaire et nous les Maures torturés.
Une clameur de voix désordonnées s’apprêta à lui donner raison. Patronio attendit que la rumeur se calmât.
« Vous croyez ? dit-il doucement, levant un bras tremblant en signalant la dernière porte qui restait à ouvrir, derrière laquelle se trouvait le monarque. Je crois que nous devons entrer dans cette chambre et nous trouver face à face avec le tyran. Alors, lorsque nous le regarderons dans les yeux, nous saurons sans contredit si nous nous trouvons devant le commerçant ou l’esclave. »
La masse salua la proposition du vieillard, peut-être amusée par ce divertissement inespéré qui retardait sa soif criminelle. Patronio fit un geste et aussitôt la foule s’entassa pour le laisser passer. Le vieillard tendit la main à l’homme chauve et lui dit :
« Allons-y. »
À mesure qu’ils avançaient, la colonne humaine se refermait dans leur dos. Quand ils se trouvèrent devant la porte, l’homme chauve tourna la poignée sans aucune difficulté. Une fois la porte poussée, une salle magnifiquement décorée se présenta à la multitude, salle au milieu de laquelle se trouvait un fabuleux fauteuil en or, vide : le trône.
Tous les yeux cherchaient la figure du roi avec une excitation tangible. Durant quelques secondes, une sorte de découragement se propagea parmi tous ceux qui étaient présents. Ce n’est que lorsque le roi lui-même renifla bruyamment qu’ils remarquèrent qu’il y avait une masse informe dans un coin sombre de la pièce.
« Là-bas », dit quelqu’un, mais personne ne s’aventura à avancer jusqu’à ce que Patronio et l’homme chauve n’aient décidé de s’approcher.
Lorsque la foule se trouva devant le roi, elle ne put voir autre chose qu’un pantin souillé de bave, de pleurs et de sécrétions nasales.
« Et à vous de juger maintenant si ceci est un roi ou un esclave », dit Patronio. Et avec une curieuse agilité, qu’on n’aurait jamais imaginé pouvoir provenir d’un corps comme le sien, il donna un coup de pied aux parties les plus nobles et royales.
Le roi se contracta de douleur mais il comprit au même moment qu’il était à un pas d’avoir la vie sauve, chose impensable quelques instants plus tôt. Il décida alors de rajouter une touche dramatique à ce merveilleux moment : même s’il ne savait pas exactement ce que les gens lui reprochaient, il rampa jusqu’aux pieds de l’homme chauve et au travers de ses larmes, marmonna :
« Je suis désolé. J’ai fait une erreur. Cela ne se reproduira plus. »
La foule qui s’entassait dans la salle resta sans voix devant ces paroles jamais entendues auparavant.
Le chauve se pencha pour soulever d’un geste brusque de la main le roi tout tremblant. Il l’observa avec dégoût pendant plus d’une minute : les joues rougies de larmes, les yeux fuyants et les vêtements mouillés par la peur.
Il éclata d’un rire tonitruant en même temps qu’il projetait le corps du monarque contre le mur.
« Un esclave, cria-t-il sans arrêter de rire, un maudit esclave. Notre esclave ! »
Un brouhaha de rires et d’insultes se fit entendre par la foule rassemblée.
« Crachez sur l’esclave, cria l’homme chauve, frappez-le, même, mais laissez-le en vie puisque notre liberté repose sur son esclavage. »
La multitude commença à cracher sur le roi et à rouer de coups de pieds son corps tout enroulé, pendant au moins une demi-heure. Lorsque Patronio considéra que c’en était assez, il dit :
« Descendons dans les caves et saccageons le palais. »
La masse révolutionnaire accueillit favorablement la proposition et abandonna la salle avec le même vacarme fébrile qu’elle avait mis à assaillir le palais quelques heures plus tôt. En moins de dix minutes, le roi et Patronio restèrent seul à seul. Le roi était tout couvert de bave et un filet de sang sortait de son nez enflammé. Ils se regardèrent et ne purent s’empêcher d’échanger un sourire complice et malicieux.
« Les contes…, dit Patronio sans un gramme d’ironie, les contes, Majesté, détournent la volonté des hommes. »
Alejandro Pedregosa (né à Grenade, en Espagne, en 1974) a obtenu, avec son premier roman, Paisaje quebrado (Germanía, 2004), le Prix de la nouvelle José-Saramago. Quatre ans plus tard, il publie El dueño de su historia (Point de Lunettes, 2008). Il fait irruption dans le roman noir avec Un extraño lugar para morir (Ediciones B, 2010), et un an plus tard, avecUn mal paso (Ediciones B, 2011). Le troisième roman de cette série est A pleno Sol (Temas de Hoy, 2013). Son dernier roman est Hotel Mediterráneo (Planeta, 2015). Il a également publié cinq recueils de poésie : Postales de Grisaburgo y alrededores (Universidad de Granada, 2000) ; Retales de un tiempo amarillo (Ayuntamiento de Trujillo, 2002) ; En la inútil frontera (Point de Lunettes, 2005) ; Los labios celestes (Pre-textos, 2007), avec lequel il obtient le prix Arcipreste de Hita, et El tiempo de los bárbaros (Tragacanto, 2013). Il collabore à différents journaux, dont Ideal, El Correoet El Diario Vasco. Ses deux recueils de nouvelles, La sombra de Caín (2013) et O (2017), ont été publiés aux éditions Cuadernos del Vigía. Le dernier a reçu en 2018 le Prix de la critique andalouse pour la nouvelle.