Le 200e anniversaire de la naissance de Karl Marx en 2018 a donné lieu à des manifestations contrastées. Les commentaires n’ont pas manqué, pour associer l’auteur du Capital aux atrocités commises au cours du dernier siècle au nom du socialisme et du marxisme. D’autres voix ont plaidé pour un retour aux écrits et aux dires de Marx, prenant en compte la contribution du philosophe au déchiffrement libérateur de notre monde, plutôt que de lui attribuer la responsabilité d’événements en flagrante contradiction avec les horizons de sa pensée.
Deux livres parus au cours de l’année du bicentenaire de la naissance de Marx invitent à voir dans l’œuvre du penseur allemand ce qu’elle contient réellement et non ce à quoi elle fut réduite par un certain marxisme orthodoxe. Dans son Introduction à la pensée de Marx1,Denis Collin explore avec minutie les idées maîtresses et les perspectives d’une philosophie de l’économie qui, toute visionnaire soit-elle, ne saurait tenir lieu de théorie générale et de vade-mecum pour la suite du monde. Avec Karl Marx penseur de l’écologie2, Henri Peña-Ruiz met quant à lui en lumière la pertinence de l’analyse critique du capitalisme développée par Marx pour comprendre l’incompatibilité de ce système avec la pérennité des ressources planétaires. Les ouvrages de Collin et de Peña-Ruiz ont ceci en commun qu’ils cherchent à se tenir constamment au plus près des écrits de Marx, pour révéler à la fois la complexité de sa pensée et ses implications pour aujourd’hui.
Un projet philosophique libérateur
Denis Collin commence son introduction à la pensée de Marx en rappelant que celui-ci est avant tout philosophe et qu’il a d’abord ébranlé les colonnes du temple en affirmant que si, jusque-là, les philosophes avaient interprété le monde, l’heure était maintenant venue de le transformer. Dès la rédaction de sa thèse de doctorat, dans la jeune vingtaine, Marx prend position pour Épicure, contre Démocrite, pour affirmer l’importance du hasard dans l’évolution du monde naturel et la possibilité du choix pour une humanité agissante. Collin montre comment par la suite Marx demeure fidèle à cette orientation initiale et remet indéfectiblement en question ce que certains avaient qualifié de lois éternelles, notamment l’exploitation de l’homme par l’homme. « Face aux ‘lois naturelles’, il affirme l’autonomie de l’individu, sa capacité à ‘résister et combattre’ et à briser les chaînes du destin. »
Dès lors, on peut tenir pour paradoxal que certains aient fait de la pensée de Marx un matérialisme déterministe. Collin soutient en effet, en s’appuyant sur l’ensemble des écrits du philosophe, et notamment sur les Manuscrits de 1844 et sur L’idéologie allemande, que le matérialisme de Marx n’est « pas un naturalisme, mais un humanisme ». C’est-à-dire que le philosophe ne se contente pas de renverser l’idéalisme donnant la primauté à l’esprit pour le remplacer par un quelconque déterminisme de la matière, ce qui en substance serait une autre forme d’idéalisme. Le matérialisme de Marx est plutôt un regard pénétrant sur les conditions concrètes de la vie en société et des rapports sociaux. Dans cette optique, le travail, l’activité humaine productrice visant à répondre à des besoins, est une nécessité anhistorique, par laquelle le genre humain se distingue de l’ensemble du vivant. Toutefois, dans le cadre du capitalisme, le travailleur est dépossédé de son travail, aliéné, exploité, sous une forme dont on peut retracer la genèse et dont l’extinction est une possibilité réelle. Denis Collin montre ainsi que la vision de Marx est marquée au coin de l’historicité, non de la fatalité.
Henri Peña-Ruiz repère pour sa part dans l’œuvre de Marx (et en grande partie dans celle de son ami Friedrich Engels) des analyses et des intuitions quasi prémonitoires sur l’impact destructeur du productivisme capitaliste, tant sur les populations humaines que sur les ressources planétaires. Pour Peña-Ruiz, Marx et Engels ont collaboré si étroitement tout au long de leur carrière intellectuelle, qu’il y a avantage à considérer leurs écrits respectifs comme un tout. Dans cette œuvre unique, l’essayiste recense la présence constante et la convergence de propositions fondamentalement humanistes, visant la fin de la domination de classe, une plus grande démocratie et une exploitation viable des ressources naturelles.
L’usurpation triomphante
Tous les partis dits « marxistes » ayant exercé le pouvoir semblent avoir radicalement ignoré le programme émancipateur et respectueux de la nature élaboré par Marx et Engels. L’objet des ouvrages de Collin et de Peña-Ruiz n’est pas d’expliquer cette aberration historique. Néanmoins, Peña-Ruiz consacre quelques pages à décrire les aspects du régime productiviste stalinien témoignant d’une totale rupture avec les idées de Marx.
Selon Peña-Ruiz, les objectifs de la révolution de 1917 ont été rapidement abandonnés, d’abord en Russie, puis en Chine et ailleurs, « au nom de la compétition avec l’Occident capitaliste, qu’il s’agissait de ‘rattraper’ et de ‘dépasser’, par des mimétismes producteurs d’une aliénation aussi radicale que celle qui fut infligée aux ouvriers des pays capitalistes ». En lieu et place de l’appropriation collective et de la satisfaction des besoins de chacun prônée par Marx et Engels, le régime stalinien imposa des plans quinquennaux dont les objectifs strictement quantitatifs ne tenaient compte ni du bien-être de la population ni des principes écologiques élémentaires. La centralisation totalitaire du pouvoir, la répression, l’élimination des opposants, le mépris de la science et la falsification des faits, de même que les cadences de travail inhumaines, rien de cela ne peut être attribué à l’auteur du Capital.
Certains passages de Peña-Ruiz m’ont remémoré des discussions orageuses avec un de mes professeurs d’anthropologie qui, encore dans les années 1980, n’en démordait pas de considérer l’Union soviétique comme un exemple de socialisme. Le concept de « capitalisme d’État », concernant en particulier le régime soviétique, faisait pourtant son chemin alors depuis une bonne dizaine d’années. Malgré les prétentions du Parti communiste, les preuves s’accumulaient pour montrer que les moyens de production, bien que sous contrôle étatique, profitaient à une classe dominante. Cette hypothèse était appuyée entre autres par le livre de Michael Voslensky, La nomenklatura3, lequel documentait abondamment un système de privilèges au service d’une oligarchie. Les conditions étaient déjà en place pour la transition vers un capitalisme en partie privatisé, à laquelle nous assistons depuis la chute de la fédération communiste en 1991. Mon professeur et moi étions d’accord pour juger peu enviable le système soviétique, mais nos divergences sur sa caractérisation avaient des implications profondes quant à l’attitude à adopter à l’endroit de notre propre régime socioéconomique. Beaucoup de ceux qui considéraient la Russie et ses satellites comme des modèles de socialisme y voyaient également la seule option de rechange au capitalisme. Leur logique les amenait inévitablement à voir dans nos sociétés dites de démocratie libérale le choix du « moins pire », ou même la fin de l’histoire. Au contraire, considérer le régime stalinien comme une trahison des idéaux de Marx, au-delà de la prétention de ses dirigeants, était prendre acte du mouvement réel d’une histoire imprévisible.
Le capitalisme, un système économique non viable
Comme il le rappelle lui-même, Henri Peña-Ruiz n’est pas le premier à mettre en évidence la vision écologique de Marx et d’Engels. Cette dimension de leur œuvre demeure toutefois méconnue et la parution de Karl Marx penseur de l’écologie arrive à point nommé à l’heure d’agir contre les changements climatiques.
L’essai de Peña-Ruiz inventorie dans un premier temps les orientations théoriques à travers lesquelles Marx et Engels, sans mentionner le terme « écologie », n’en formulent pas moins de réelles préoccupations écologistes. On voit ensuite que ces préoccupations ne sont pas marginales, mais au cœur de la réflexion des deux philosophes, pour qui le rapport des humains entre eux et leur rapport à la nature sont indissociables. De même, l’essai montre que la critique formulée par Marx et Engels à l’endroit du capitalisme consiste fondamentalement à révéler comment les rapports sociaux de domination à l’œuvre dans le système lui permettent de nier sa responsabilité à l’égard des dommages causés par sa nature productiviste. On y voit aussi que les deux théoriciens avaient prévu la mondialisation actuelle et la nécessité d’une réponse internationale à l’épuisement des ressources planétaires. Cette réponse devait pour eux consister en une profonde révision de nos façons de produire et de consommer, pour en arriver à satisfaire les besoins humains sans s’endetter à l’égard de la planète. Peña-Ruiz conclut son ouvrage en renvoyant dos à dos le capitalisme et le prétendu communisme de type stalinien, constatant leur incompatibilité avec la poursuite viable de l’évolution humaine. Il appelle enfin à rompre avec l’illusion d’un capitalisme vert, pour adopter la perspective de l’« écosocialisme », où se rejoignent la cause sociale et la cause environnementale.
Incidemment, à peu près au même moment où paraissaient les ouvrages de Collin et de Peña-Ruiz, un groupe de seize chercheurs de la Suède, du Danemark, du Royaume-Uni, des États-Unis, de la Belgique, de l’Australie, des Pays-Bas et de l’Allemagne publiait une mise en garde largement rapportée dans les médias4. Selon les calculs de ces chercheurs, un réchauffement planétaire de deux degrés pourrait déclencher une série de catastrophes en chaîne, dues à un « effet d’étuve » irréversible. Autrement dit, passé le point de rupture, la planète continuerait de se réchauffer et plus rien ne pourrait être fait pour inverser la tendance. Quelques jours après la publication de l’article dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences5, une journaliste de la radio de Radio-Canada demandait à un des auteurs de l’étude, le chercheur belge Michel Crucifix, si l’« économie verte » était la solution. Le scientifique expliquait alors que si l’on entend par économie verte une kyrielle de mesures comme l’utilisation accrue des transports collectifs, le remplacement des énergies fossiles par les énergies renouvelables, l’amélioration des procédés industriels et une meilleure gestion des matières résiduelles, la réponse est « non ». Pour renverser la tendance des changements climatiques, selon le chercheur, il faudra revoir fondamentalement notre mode d’exploitation des ressources et de production des biens. Karl Marx ne disait pas autre chose lorsqu’il affirmait que le capitalisme épuise la terre et le travailleur.
Les ouvrages de Denis Collin et d’Henri Peña-Ruiz confirment et précisent à quel point les idées de Marx ont été simplifiées à outrance et même dévoyées par les partis marxistes. Ce faisant, les deux auteurs attirent l’attention sur des outils critiques plus utiles que jamais pour comprendre le capitalisme aujourd’hui, et s’y opposer. De plus, cela devrait inciter à un retour aux écrits du philosophe dont l’œuvre, par ailleurs, n’est pas dépourvue de qualités littéraires.
* Détail d’une sculpture représentant Karl Marx au musée rhénan de Trèves (Allemagne) / Harald Tittel / dpa / picture-alliance / Maxppp.
1. Denis Collin, Introduction à la pensée de Marx, Seuil, Paris, 2018, 245 p. ; 27,95 $.
2. Henri Peña-Ruiz, Karl Marx penseur de l’écologie, Seuil, Paris, 2018, 287 p. ; 39,95 $.
3. Michael Voslensky, La nomenklatura. Les privilégiés en URSS, Belfond, Paris, 1980.
4. Kerry Sheridan – Agence France-Presse, « Le climat de la Terre s’approche du point de rupture », Le Devoir, 8 août 2018.
5. Will Steffen, Johan Rockström, Katherine Richardson, Timothy M. Lenton, Carl Folke, Diana Liverman, Colin P. Summerhayes, Anthony D. Barnosky, Sarah E. Cornell, Michel Crucifix, Jonathan F. Donges, Ingo Fetzer, Steven J. Lade, Marten Scheffer, Ricarda Winkelmann et Hans Joachim Schellnhuber,« Trajectories of the Earth System in the Anthropocene », Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 115, n° 33, 2008 [https://doi.org/10.1073/pnas.1810141115] (consulté le 23 octobre 2018).
EXTRAITS
[L]a richesse dans le mode de production capitaliste apparaît comme une immense collection de marchandises, mais la dynamique même du mode de production capitaliste entraîne une croissance continue de la productivité du travail et donc fait baisser la valeur des marchandises.
Introduction à la pensée de Marx, p. 66.
Ainsi les hommes sont-ils soumis à la puissance aveugle de leurs échanges. C’est de cette manière que, dans le monde fantasmagorique de la marchandise, peut se produire cette chose impensable dans les sociétés antérieures : l’abondance produit la misère.
Introduction à la pensée de Marx, p. 81.
Le capitaliste n’est pas un tyran personnel : il est du capital personnifié. De ce point de vue, le mode de production capitaliste est aussi l’aliénation du capitaliste en tant qu’individu humain ; sa pensée et sa volonté sont réduites au rôle de pensée et de volonté du capital.
Introduction à la pensée de Marx, p. 87.
Le capital n’est rien d’autre que du travail accumulé […] et c’est donc le résultat du travail productif […] transformé en travail objectivé qui se dresse face à l’ouvrier comme son maître.
Introduction à la pensée de Marx, p. 111.
Il faut simplement laisser de côté les rêveries romantiques de prise du Palais d’Hiver, sur le modèle de la révolution d’Octobre, et comprendre la transformation sociale comme un processus de longue durée qui ne peut reposer en dernière analyse que sur l’activité pratique des hommes libres.
Introduction à la pensée de Marx, p. 243.
[U]ne analyse de la différence entre deux coûts de production, l’un intégrant tous les facteurs en jeu dans le processus productif, l’autre ne retenant que le coût comptable pour le capitaliste, va être proposé par Marx dans ses différents ouvrages d’économie politique. Elle anticipe largement la notion de coût social, voire de coût humain, mais aussi celle de coût écologique.
Karl Marx penseur de l’écologie, p. 47.
Au lieu de permettre une maîtrise authentique du rapport à la nature, cette obsession [du profit capitaliste] conduit à exploiter la nature sur un mode prédateur.
Karl Marx penseur de l’écologie, p. 164.
[Marx et Engels] évoquent l’exigence d’une économie de restitution qui compenserait les prélèvements effectués sur la nature.
Karl Marx penseur de l’écologie, p. 197.
Marx et Engels nous proposent de remonter à la véritable causalité, à savoir l’utilisation de la science et de la technique par un certain mode de production, lui-même réglé par des rapports de production définis. Et un tel diagnostic permet de condamner aussi bien l’idéologie stalinienne, qui a conduit où l’on sait, que l’idéologie libérale et capitaliste, qui externalise sans scrupule les coûts écologiques.
Karl Marx penseur de l’écologie, p. 283.
La révolution d’Octobre fut une promesse et un espoir pour les exploités du monde entier, mais aussi pour une demeure commune appelée Terre, oubliée par les nouveaux maîtres du monde dit communiste. L’histoire, en ses ressacs tragiques, en a décidé autrement. Tout ou presque est à refaire.
Karl Marx penseur de l’écologie, p. 278.