Le tout d’une œuvre due à un écrivain rare, habité par la perte, le malheur et la déréliction, tient en sept titres : Toxique (1939), Mort-né et L’admission (1941), Seule, la vie…(1943), que suit la trilogie éponyme composée de Confusion des peines1 (1946), Joyeux, fais ton fourbi… (1947) et Le temps des hommes (1948). C’est peu mais sans dispersion aucune, comme s’il y avait une sorte de basse continue, un ostinato, dans la prose de Julien Blanc (1908-1951).
La mort dans la vie
Tous les romans de Julien Blanc sont fondés sur un manque, irréparable, laissé par la mort de sa mère alors qu’il avait huit ans : même lorsque le personnage principal semble différer quelque peu du narrateur récurrent, le thème revient en mode rhapsodique. Toxique s’ouvre sur « Pour Maman, ce premier livre… ». L’admission met en scène une relation amoureuse ambiguë : « Il se blottit au plus creux des genoux de Léa. Elle resta longtemps à lui parler tout bas, à l’oreille. Et lui sentait monter des profondeurs de son imagination toutes les histoires d’enfants que sa mère morte avant l’heure ne lui avait jamais contées ». Confusion des peines est sobrement adressé « À ma mère – In memoriam », le premier chapitre s’intitulant « Ma mère » et débutant, en couleur rousseauiste, par : « Je suis né à Paris, 47 rue Jacob, à la Charité ». À partir de là, s’enchaîne une succession d’infortunes : une enfance sans père, la maladie de cette mère tant aimée – pianiste douée mais condamnée à être domestique –, jetée à la fosse commune (« le jour des Morts, je pense que j’aimerais avoir une tombe où aller. Cela même m’est interdit1 »), la vie en pensionnat, en maison de redressement, l’expérience du plus grand abandon, celui « des enfants voués au mal, le front buté, les mains tremblantes, […] des enfants sans jeunesse, avec des corps vieux, vêtus avant la lettre de l’uniforme des délinquants, et de curieuses larmes séchées sur leurs yeux fixes3 ». Dans une tonalité célinienne – « C’est naître qu’il aurait pas fallu4 » –, Mort-né voit disparaître la compagne du narrateur, emportant avec elle son enfant : « Mais ne vaut-il pas mieux qu’il ne soit jamais né ? La vie est si laide. Les hommes cruels ». Et au fronton du livre publié en 1943, on lit : « Il m’arrive parfois de songer à l’homme que le héros dont on va lire les Souvenirs aurait pu devenir si… C’est à ce fœtus que je dédie « Seule, la vie… » – In memoriam. J. B. » Nous avons donc affaire à un horizon résolument tragique, la mort étant omniprésente, même du vivant de ces réprouvés que sont les orphelins dans une société qui les rejette ; une destinée qui, malgré tout, reste énigmatique : « Dans les moments de dépression, j’aime errer parmi les tombes, cherchant sans jamais la trouver l’explication de la mort, me demandant jusqu’à la nausée comment sur de la pourriture humaine des fleurs osent pousser5 ». La seule consolation, le narrateur une fois enrôlé dans les bataillons d’Afrique, est le spectacle du ciel nocturne au Maroc, le regard attentif à la pousse des plantes, à la grâce des oiseaux ou des reptiles, en résumé tout ce qui n’est pas l’homme à moins qu’il ne soit infans. Julien Blanc peut être ainsi comparé à tant de ces écrivains demeurés inconsolables de l’absence maternelle, comme Marguerite Audoux, Luc Dietrich ou Charles Juliet6, voués à la tristesse mais capables aussi d’admirer la beauté sur la terre.
Le guerrier appliqué
« Il y a tout de même une chose qui compte, dans la vie, écrit Malraux : c’est de ne pas être vaincu7… » Ce paradoxe, Julien Blanc l’a illustré dans, au moins, deux de ses romans, Joyeux, fais ton fourbi… et Le temps des hommes ; le premier prend cadre dans ces régiments disciplinaires, stationnés dans le Maghreb, qu’on a appelés les Bat’d’Af, où se retrouvaient des repris de justice, engagés volontaires, encadrés par des sous-officiers à la discipline redoutable : dès 1890, Georges Darien en avait tiré son reportage littéraire, Biribi8, avant que la fiction s’en empare pour créer une iconographie séduisante : Le bataillonnaire, de Pierre Mac Orlan, couronne le thème9, prolongé par la gloire, très ternie, des légionnaires, ou autres spahis, telle qu’André Beucler l’a figurée dans Gueule d’amour en 1926. C’est bien cette réalité contrastée que Joyeuxreprésente, le narrateur, dès son incorporation, ayant bénéficié, grâce au médecin-major, d’un emploi d’infirmier tout à fait inattendu : à la dureté de la condition militaire se substitue un rôle d’adoucissement des douleurs dues à diverses maladies, la plus fréquente résultant des pratiques sexuelles. Sans entrer dans le détail d’une écriture donnant une large place à la description physiologique, citons un seul exemple : « Je suis heureux qu’il y ait eu cette infirmerie dans ma vie. C’est là-bas, penché sur des chancres, des impétigos, des ictères picriqués, des gales, des crises de delirium que j’ai appris pour toujours je crois, en tout cas approfondi, l’amour fort de ce qui est obligé de vivre […] dans la souffrance ». Le combat de l’apprenti carabin – et c’est ce qui signe l’œuvre de Blanc dans ce contexte des années 1940-1950 où d’aucuns croient encore en l’humain tout en le sachant condamné aux pires tourments10 – lui fait offrir ses maigres forces à soulager, à soigner, à conduire ses patients vers l’espérance. Une fois libéré, il se livre à une méditation proche de la béatitude : « J’imaginais les êtres qui donnent du bonheur aux hommes, comme des anges aux belles ailes déployées. Ils avaient des prunelles claires, des gestes harmonieux ».
L’espoir, donc, pour rester du côté de Malraux11 ; et c’est justement au cours de la guerre d’Espagne que Julien Blanc va donner à son narrateur une raison de renouer avec la communauté de ceux qui luttent pour la justice. Celui-ci, revenu à Paris, prend contact avec une cellule du Parti communiste, désireux de trouver un engagement dans la voie politique ; il part ainsi pour Barcelone, sans faire partie des Brigades internationales bien que la figure de George Orwell, côtoyé dans les montagnes de l’Aragon, soit évoquée12. C’est le moment où s’opposent les communistes et les anarchistes sous l’œil presque impassible des partisans de Franco, rendant la situation quasi inextricable et très dangereuse : traqué, le « héros » se résigne à revenir en France, conscient de son inutilité mais convaincu que la cause n’est pas entièrement perdue. « Croire aux hommes et les aimer, n’être plus tout seul quand un être au hasard de cette curieuse course d’ici-bas vous a souri, vous a serré la main, a fait se dissoudre toute défiance à l’égard de la vie et vous a montré par la seule lumière de ses yeux que le soleil ne brille pas en vain, que les étoiles ont sûrement leur raison d’être, que la nature n’est pas si absurde et le monde pas si hostile qu’on nous l’apprend. Il me faudra bien employer ce temps des hommes à me forger une âme13. » Ce sentiment est semblable à celui éprouvé par le personnage principal de L’admission, titre énigmatique jusqu’à la fin où l’on comprend que c’est à l’humain qu’il s’agit d’être admis après avoir subi des épreuves surveillées par un Envoyé, comme dans le film Les ailes du désir(1987) de Wim Wenders ; mais le roman s’inscrit, surtout, à la suite de cette Conversion à l’humain (1931) que Jean Guéhenno avait prêchée à une époque où les Lumières commençaient à pâlir. C’est d’ailleurs sur un exergue emprunté à celui-ci que s’ouvre Confusion des peines : « J’ai conscience d’appartenir à une espèce commune de l’humanité et cela m’aide à croire qu’en parlant de moi, je parlerai aussi des autres ». Le paradoxe, donc, n’est pas mince chez un écrivain comme Julien Blanc dont l’inspiration paraît très personnelle, voire autobiographique, et qui cependant participait pleinement à la vie sociale et littéraire.
Un silence d’environ un demi-siècle
En effet, aussi effacée qu’elle puisse être aujourd’hui, cette œuvre fut favorablement accueillie par des critiques aussi exigeants que Maurice Blanchot qui donna, dans le Journal des débats, des recensions de L’admission et de Seule la vie… Claudine Chonez consacra un article conséquent à Joyeux, fais ton fourbi… dans la revue Critique. Le journal Les Nouvelles littéraires interrogea Julien Blanc pour l’enquête « Y a-t-il une crise du roman français ?14 », aux côtés de Francis Ambrière, Marcel Aymé, Paul Gadenne, Dominique Rolin, entre autres jeunes auteurs. Et, d’une façon unanime, à la sortie de Confusion des peines, lui décernèrent leurs louanges Jean Anouilh, Robert Brasillach, Jacques Brenner, François Mauriac, Maurice Nadeau…, ce qui aboutit à l’octroi du prix Sainte-Beuve 1947, l’une des plus prestigieuses et des mieux dotées récompenses parisiennes. Entre-temps, Blanc avait noué beaucoup d’amitiés, dont celle de Jean Paulhan, qui fut son véritable mentor et, grâce à Marcel Arland, sans doute, il fit des comptes rendus dans le journal Comœdia (de 1941 à 1943), ajoutés à bien d’autres tâches alimentaires dans des journaux collaborationnistes, tout comme Jacques Audiberti, son voisin à l’enterrement de Drieu la Rochelle : « J’étais avec Julien Blanc, ancien ‘joyeux’ catalan aux prunelles ardentes et pâles, qui raconta son bataillon d’Afrique dans un rude bouquin15 ». La réception critique fut donc favorable, surtout à partir de 1946, avant que l’oubli recouvre le talent d’un écrivain mort trop tôt de tuberculose, de pauvreté, de révolte, d’incapacité aussi à se dire autrement que sur le registre de la confession. Toutefois, le travail courageux de certains éditeurs fait que, de temps en temps, la fosse commune restitue une impeccable dépouille, sans fleurs ni couronnes mais avec respect.
* Julien Blanc, dessin de Bernard Milleret, 1947.
Julien Blanc a publié :
Toxique, Pierre Tisné, 1939 ; Mort-né, Albin Michel, 1941 ; L’admission, Albin Michel, 1941 ; Seule, la vie…, Gallimard, 1943 ; Seule, la vie… : Confusion des peines (1946), Joyeux, fais ton fourbi…(1947), Le temps des hommes (1948), Le Pré aux Clercs. Cette trilogie a été reprise par les éditions Finitude entre 2011 et 2013, puis par Libretto entre 2013 et 2015.
1. Mais Confusion des peinesreprend Seule, la vie… à quelques détails près.
2. Confusion des peines.
3. Joyeux, fais ton fourbi…
4. Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit (1936), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 2001, p. 552.
5. Le temps des hommes.
6. Respectivement, Marie-Claire (Fasquelle, 1910), Le bonheur des tristes (Denoël, 1945), L’année de l’éveil (P.O.L, 1989).
7. André Malraux, Les conquérants(1928), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1997, p. 247.
8. Publié par Alfred Savine, puis par Stock en 1905, il connut un succès de scandale.
9. D’abord sous le titre de Bob bataillonnaire (1919), puis de Le bataillonnaire (1931).
10. Blanc a témoigné de son admiration pour Albert Camus.
11. André Malraux, L’espoir, Gallimard, Paris, 1937.
12. Homage to Catalonia d’Orwell, récit sur la guerre civile espagnole, a été publié en 1938. Il paraîtra en français sous le titre d’Hommage à la Catalogne aux éditions Gallimard en 1955.
13. Le temps des hommes. L’italique est dans le texte.
14. Le 6 novembre 1947. À la même époque, l’hebdomadaire lui consacre un entretien dans sa rubrique « Instantanés ».
15. Jacques Audiberti, Dimanche m’attend (1965), Gallimard, « L’Imaginaire », Paris, 1993, p. 266-267.
EXTRAITS
On m’apprit la mort de ma mère sans ménagement. Je tombai, sans connaissance. Quand je revins à moi, et qu’on m’eut répété qu’elle était morte, ce fut plus horrible encore, plus affreux. Je me mis à murmurer des mots sans suite, comme lorsqu’on a la fièvre. Je savais que tout était fini, que maman était froide pour toujours, que je ne la reverrais jamais, que jamais plus je n’entendrais sa voix si douce, que son regard ne m’envelopperait plus de sa lumière comme le soleil la terre. Tout était fini.
Confusion des peines, Finitude, p. 32-33.
Si l’on savait ce qui se passe en prison ! Et j’avais quinze ans. Et quel crime avais-je commis ? Mon crime était d’être sans famille – c’était aussi d’avoir une marraine qui avait oublié qu’elle avait juré de remplacer mes parents s’ils venaient à disparaître ; également d’avoir une bienfaitrice qui ne comprenait rien à la vie. […] Mais les murs des prisons sont épais, très épais. Les gosses qui sont derrière peuvent hurler jusqu’au sang, le monde ne les entend pas, le monde s’en fiche bien.
Confusion des peines, Finitude, p. 138.
L’infirmerie avait son jardin potager […]. Devant la plante croissant sous mes yeux chaque jour différente, il m’arrivait de m’assoupir légèrement, non : de pénétrer plus avant dans le mystère de la vie. Je me disais dans mes songeries, qu’il était curieux que je n’eusse jamais été occupé profondément, par-delà la vision d’une plante qui pousse ses feuilles dans l’air et ses racines dans la terre nourricière, de la vie qui m’habitait, de la pensée confuse de cet étrange mystère insondable qui naissait de cette douce et muette contemplation. Je sentais dans cette pensée, distincte encore de mon intelligence, de ma conscience des choses, une douce chaleur et je dépassais parfois l’heure que je m’étais fixée pour rentrer à l’infirmerie afin de la sentir tiède comme un oiseau vivre et battre dans ma tête apaisée.
Joyeux, fais ton fourbi…, Finitude, p. 145.
On ne tue pas les morts deux fois, sauf en littérature. Je n’avais jamais vu autant de cadavres à la fois, mais je trouvais moins pénible qu’étrange de toucher presque sans égards ces corps qu’une intelligence avait habités, qu’une foi en l’humanité avait réduits à ce qu’ils étaient maintenant. De grands mots souvent galvaudés reviennent fréquemment sous ma plume. Dans ces temps où des hommes qui portaient le monde futur sur leurs épaules tombaient comme des mouches, ces mots avaient un sens.
Le temps des hommes, Finitude, p. 160.