Ce n’est pas très original, mais comme bien des lecteurs dans le monde, Ulysses de James Joyce est celivre que j’ai commencé il y a longtemps et que je n’ai pas encore fini.
Quand je pense à ce roman, un vent d’Irlande souffle dans ma tête. Je vois des personnages que j’ai l’impression de connaître. Ils sont dans une tour Martello. Le premier s’appelle Buck Mulligan et l’autre, Stephen Dedalus. Leurs noms leur donnent déjà de l’épaisseur. Mulligan se rase devant un miroir, en camisole. Les bretelles de son pantalon pendent de chaque côté de ses hanches. Il lance à Dedalus des remarques drôles et ironiques, se moque de lui avec panache. Dedalus déjeune en l’écoutant. Le vent est froid, dehors, mais le soleil entre à flots par la fenêtre ouverte.
C’est le matin et la baie qu’on aperçoit au loin est un grand miroir argenté. Tout à l’heure, Dedalus sortira dans la lumière, du moins est-ce ainsi que je m’en souviens. Il marchera vers la mer en compagnie de Mulligan. Puis, il se dirigera vers l’école où il enseigne. En chemin, il se demandera s’il ne devrait pas aller visiter sa tante. Il imaginera la scène. Dublin défilera autour de lui. Je serai dans sa tête. Je marcherai dans les rues de la ville comme lui. Je serai jeune. Je serai catholique. Je serai un Irlandais du début du vingtième siècle. J’aurai dans les veines autant de tourments que de désirs. Je sentirai sur ma peau la fraîcheur de l’air. Mon pas sera léger. Puis Dedalus disparaîtra.
Cela n’est qu’un moment de l’aventure, le prélude à l’histoire, l’incipitde ma lecture et non celle de ce roman qui bouscule les conventions et n’a, en quelque sorte, ni réel début ni fin. Joyce convie le lecteur à errer dans une ville inconnue, sans carte, sans plan, les sens éveillés, au gré de ses déambulations. Selon Jacques Aubert, spécialiste de James Joyce et éditeur de ce dernier dans la Pléiade, il ne faut pas miser sur une continuité du récit, «[c]ar si le lecteur d’Ulysse est désorienté, c’est parce qu’il assiste à une mise en pièces délibérée du discours en tant que parcours logique. Alors que le discours doit normalement être ordonné en vue d’une fin, d’une vérité à démontrer, ou au moins à signaler, Joyce s’y oppose1».
Quand je pense à ce livre que je n’ai pas encore lu, que j’ai recommencé plusieurs fois en m’obstinant à emprunter un parcours logique, il y a aussi dans ma tête un chat. Le chat silencieux de Leopold Bloom. Le son de la soucoupe remplie de lait que Leopold Bloom dépose sur la céramique froide du plancher de sa cuisine. Cette image me revient toutes les fois où je dépose par terre le bol d’eau de mon chat et qu’il s’en approche précipitamment et se met à laper le liquide avec élégance. Cette image s’est fixée en moi comme sur un papier argentique. Ou alors je l’ai recréée au fil des ans, à force d’y revenir en pensée…
J’ai à peine fait un pas dans l’univers de Joyce qu’il m’habite comme si j’avais fait le voyage ; peut-être suis-je en route sans le savoir ? Il faut dire que Stephen Dedalus n’est pas un parfait étranger pour moi. Je l’ai rencontré dans A Portrait of the Artist as a Young Man il y a longtemps. Il faut s’imaginer Paris au printemps. Il fait déjà chaud. La circulation sur le boulevard Jourdan est incessante. Il faut s’imaginer une petite chambre d’étudiante dans Paris. Moi dans la petite chambre, assise sur un lit, un dictionnaire bilingue posé non loin, le livre de Joyce entre les mains. Moi dans la tête de Stephen Dedalus, emportée par le fil de sa conscience. Dehors, il n’y a pas de baie, mais le lac paisible du parc Montsouris. Je suis si concentrée que je n’entends pas le vacarme des voitures et des autobus. Le soleil entre à flots dans la chambre, par la porte-fenêtre, passant entre les branches d’un platane. Je suis jeune, catholique, irlandais. C’est le début du vingtième siècle et j’ai dans les veines autant de tourments que de désirs.
Oui, peut-être suis-je déjà en route puisque, selon Jacques Aubert, « [c]’est à partir de ce moment-là [la rédaction de son roman autobiographique A Portrait of the Artist as a Young Man] qu[e Joyce] développe une logique de la coupure, de la rupture, qu’on voit à l’œuvre dans Ulysse non seulement du point de vue narratif, mais stylistique2».
Faudrait-il que je sois ailleurs pour pouvoir lire Ulysses ? Faudrait-il que je largue les amarres, que je quitte les lieux connus et le quotidien rassurant pour pouvoir me consacrer entièrement à cette expérience de lecture déconcertante et la mener jusqu’au bout ? Il me semble que je dois être en état de liberté intérieure pour me plonger dans Joyce, que je dois être exempte de responsabilités et de soucis comme cette année-là, à Paris. Je dois être en mouvement, être en route, être en train de changer… comme Stephen Dedalus en jeune homme.
Ulysses est sur ma table de chevet depuis plusieurs années. La plupart du temps, il est recouvert de livres que j’ai reçus en cadeau, d’autres que je relis pour préparer mes cours de littérature, d’autres que je choisis de relire pour le plaisir d’emprunter quelques sentiers battus. Mais je le sais là, tout près, un peu poussiéreux. Un signet marque la page où j’ai interrompu ma lecture : je suis toujours dans la maison de Leopold Bloom et je ne veux pas en sortir. Pas encore. Pas tout de suite.
Il y a des lieux que j’aimerais voir, des voyages au bout du monde qui me font envie depuis toujours, une maison rêvée à construire, un nouveau roman à écrire, des mots que j’aurais pu dire, que j’aurais dû dire, que je dirai la prochaine fois…
Ulysses est ce voyage que je n’ai pas encore fait et cela n’a pas tellement d’importance. Que je l’entreprenne ou non, que je le prépare pendant des années et le laisse ensuite en suspens, ne compte pas tant que ça. Ce livre est mon voyage rêvé, la rencontre inachevée que je garde en réserve pour croire que la vie est plus longue qu’il y paraît, que j’ai encore le temps, que je n’ai pas renoncé à mes voyages au bout du monde, qu’il y a encore devant moi des chemins inexplorés ; ce livre jamais lu est de l’ordre du rêve et de l’inachevé et c’est pour cette raison qu’il m’est précieux et ne quitte pas ma table de chevet.
1. Hélène Combis-Schlumberger,https://www.franceculture.fr/litterature/cinq-conseils-pour-parvenir-a-lire-ulysse-de-james-joyce ? (page consultée le 29 mars 2018).
2. Jacques Aubert, https://www.franceculture.fr/litterature/cinq-conseils-pour-parvenir-a-lire-ulysse-de-james-joyce (page consultée le 29 mars 2018).
*Anne Guilbault a publié plusieurs romans et nouvelles, en Belgique et au Québec : Les citadines(Septentrion, 1995), Loretta (Beaumont, 1999), La cour (Maelström, 2003), On vit drôle (avec Otto Ganz, Maelström/Adage, 2005), Joies (XYZ, 2009 et BQ, 2015 ; finaliste au Prix littéraire des collégiens en 2010), Les métamorphoses (XYZ, 2015) et Pas de deux (XYZ, 2016). Roman choral, Pas de deux a été finaliste au Prix de création littéraire 2017 (Bibliothèque de Québec/Salon international du livre de Québec).
Titulaire d’un doctorat en littérature québécoise, elle enseigne au Cégep Garneau à Québec.