L’humour est une denrée rare en poésie acadienne. Paul Bossé porte un regard qui peut être caustique ou ironique ou tout simplement amusé sur la société acadienne. Influencé par Gérald Leblanc, il inscrit son œuvre dans Moncton, pimente ses poèmes de chiac, tout en gardant une distance critique sur son utilisation, et apporte un souffle d’une belle fraîcheur.
Avant d’être poète, Paul Bossé est cinéaste. Il a réalisé plusieurs films expérimentaux, des installations vidéo et des pièces de théâtre créées par le collectif Moncton-Sable qui s’inscrivent dans la continuité de sa recherche. Sa poésie se nourrit de sa démarche : il visualise ce qu’il écrit et structure ses recueils comme des scénarios.
Même si le thème central de son premier recueil, Un cendrier plein d’ancêtres1 (2001), est la mort, il réussit à faufiler dans ses poèmes une piquante ironie, un soupçon d’absurde et, parfois, une légère dose de ce qui pourrait ressembler à du cynisme, mais qui est plus une mise à distance mi-figue mi-raisin : « Mon squelette / sourit toujours / parce qu’il sait / qu’à la fin / c’est lui / qui va / gagner ». À cela s’ajoutent de nombreuses références à la musique et au cinéma. Ses poèmes sont des synopsis qui nous invitent à imaginer des histoires parfois abracadabrantes, parfois anecdotiques, souvent amusantes. Le titre donne le programme. Le recueil s’ouvre sur la naissance du poète qui arrive « plein d’ancêtres » et, dès cet instant, porteur des cendres de son avenir. Entre les deux, il y a le temps, l’amour et la société.
Son deuxième recueil, Averses2(2004), est fondé sur les états d’âme du poète qu’il a regroupés en différents « types » d’averses : locales, amères, décolletées, sesterces, intermittentes, « nostalgivres », inanimées ou même étrangères, ce qui donne la structure du recueil. Les poèmes se construisent à partir d’une anecdote, d’un fait, d’un constat. On a l’impression de partager ses préoccupations sociales et affectives en l’accompagnant dans Moncton, en France et au Mexique. Humour, dérision et satire colorent sa pensée : « Papier toilette / œuf à la coque / diplôme su le wall/ bye ej t’aime / clé dans l’ignition/ Kâlisse / a veut pas commencer ». Bossé a choisi d’utiliser la langue familière de Moncton et de donner une bonne place au chiac qu’il avait utilisé plus discrètement dans le recueil précédent. Il s’en dégage un portrait de la faune culturelle acadienne de Moncton : Bossé écrit à partir de son entourage et sans doute pour lui.
Saint-George/Robinson3(2007) propose une courte, mais fort intéressante promenade dans ces deux rues de Moncton. D’emblée, Bossé nous plonge dans le cœur de la rue Saint-George : « La cathédrale te waverahallo à tous les matins / butjamais qu’elle enlèvera son chapeau devant toi ». Puis, il nous raconte cette partie géographique de son univers. Sa rue Saint-Georgese définit dans un heureux mélange de chiac, de français et d’anglais, comme l’indique sa façon d’écrire le nom de cette rue : le « Saint » à la française (en anglais on l’aurait écrit « St », le « George » à l’anglaise (sans le « s » terminal français). Le tout prononcé à l’anglaise. En portant son regard sur une partie précise de sa ville, il s’amuse de ce qu’il voit et comprend de ce qu’il voit. Ainsi, la série des sept courts poèmes intitulés « À travers les blinds » le place en situation de voyeur : une personne passe dont l’action est captée. Certains personnages sont connus des habitués de la rue, comme celui que certains ont surnommé le « cow-boy » : « Lui qui récemment bisonnait les trottoirs / chapeau (Marlboro) bottes (Bronco) / figurant errant en quête d’un tournage / maintenant six pattes rythme galop (domestiqué) / la marchette et les sniques(blancs) ». En cinq vers, tout le drame de cet homme est tracé : de sa démarche fière, rapide, presque militaire à l’obligation de se servir d’une marchette, mais toujours marchant, affirmant ainsi sa résistance à la maladie. Une fois de plus, les poèmes se construisent autour d’un personnage, d’une situation, d’une réflexion, le plus souvent d’une façon elliptique. Bossé recherche le « plan » qui créera l’effet, le contenu qu’il veut mettre de l’avant. Il y approfondit sa recherche linguistique, jouant avec la musicalité des sons, avec la dissonance, avec l’arrimage entre la prononciation française et l’anglaise. Il prend plaisir à jouer avec le métissage, créant des effets de langue ou encore des situations cocasses. Tous les mots prononcés à l’anglaise sont en italique, ce qui identifie clairement leur sonorité : il faut lire ces poèmes à voix haute pour profiter de toute leur richesse sonore.
Continuum4 (2011) s’inscrit dans la continuité des recueils précédents. Autobiographique, il suit la chronologie, de son enfance à 2011 en passant par l’adolescence, les lectures et les films, les études, le voyage en Europe et le retour à Moncton. Certains poèmes s’offrent comme des instantanés de sa vie à l’image de celui intitulé « Vanier », cette école secondaire de Moncton rendue célèbre par Guy Arsenault dans son Acadie rock(1973), recueil que Paul Bossé découvre en y mettant les pieds : « Décor naturel d’Acadie rock / BURN DOWN THE SCHOOLS imprimé en 36 points ». À son tour, il nous livre sa perception de cette école secondaire qui ne le fascinera pas : « Apprendre par cœur les neuf étapes de la production du lin / yet rien savoir entoute su Mao Zédong l’empire olmèque / ou L’Acadie perduede Michel Roy ». Et s’il ressent la hâte, c’est celle de sortir de cette « ville plate / loin de toute » parce que « ton cocon est pus capable d’englober / ta métamorphose ». Quelques expériences de lectures, les premiers films, les sports du moins ce qu’il en retient nourrissent les textes qui illustreront cette étape de sa vie. Puis c’est Montréal où il étudie à l’Université Concordia : « ses études en anglais assis salle de ciné / toujours un projectionniste en stand-by / se gorger d’images / Godard Bunuel Ozu Jancso Brakhage » et ainsi « quitter la version adolescente de son inner-prototype ». Le recueil chemine d’évocations en souvenirs habités par des réminiscences cinématographiques, littéraires, musicales et picturales. Comme les références sont nombreuses et pas toujours très explicites, Continuumexige une bonne disponibilité d’esprit, même si le livre est aéré par des traits de cet humour ironique qu’on retrouve dans les précédents.
Dans son cinquième recueil, Les démondeurs5 (2016), Paul Bossé propose une riche réflexion sur l’Acadie d’aujourd’hui en traitant de sujets culturels, sociaux et politiques. Aujourd’hui, il est père et vit sa « quarantaine comme une maladie contagieuse / agréable ». Fidèle à lui-même, il commente ironiquement sa province, son quotidien, l’Université de Moncton, revisite son enfance et bien d’autres sujets dont la « Tim Nation » et la prolifération de restaurants franchisés sur la Mountain Road à Moncton. Qui sont ces « démondeurs » qu’il foudroie de ses vers ? Le mot évoque à la fois les « démons » destructeurs et l’émondage, cette action qui en soi peut être utile. Mais ici, l’émondage est destruction : le poète constate que la société court à sa perte si les humains ne changent pas leur façon d’utiliser les ressources de la planète et qu’il faut cesser « d’éradiquer des bouttes de jungle », de « répandre notre marde sur toutes les plateformes » et de « planter des mines antipersonnel autour de notre basse cour ». Pourtant, l’espoir persiste, si fragile soit-il. De temps en temps, une touche d’un humour noir et grinçant apporte une respiration qui, pour être caustique, est aussi salutaire.
La langue, une langue que Bossé aime inscrire dans sa réalité monctonienne, unit ses recueils. Mais son chiac demeure discret ; il en use pour son expressivité, sa couleur sonore. Beaucoup plus importante est l’aventure langagière qu’il propose et qui, si elle contraint le lecteur à s’interroger sur le sens de certains vers, voire de certains poèmes, n’en dégage pas moins un climat fort intéressant traversé par une large gamme d’émotions.
Né le 6 octobre 1971 à Moncton, Paul Bossé obtient son baccalauréat en cinéma de l’Université Concordia en 1993. De retour à Moncton, il produit et réalise avec Chris LeBlanc, avec qui il a étudié à Concordia, les imaginatives vidéos de la série des CHEPA (Capsules d’Histoires Enterrées Pour l’Avenir) diffusées à la télévision communautaire (1995), puis coréalise avec LeBlanc la série des Lunatiques, une émission pour enfants produite par les Productions Phare-Est et diffusée à TFO en 1999. Il réalise quelques documentaires dont Kacho Komplo (2002), un hommage au bar mythique de l’Université de Moncton, U.S. Assez (2004), Moncton vinyle (2011), la minisérie Les sceaux d’Utrecht (2014), plusieurs films expérimentaux et des installations vidéo. Il partage son temps entre les productions vidéo et des interventions sur la scène culturelle.
1. Un cendrier plein d’ancêtres, Perce-Neige, Moncton, 2001.
2. Averses, Perce-Neige, Moncton, 2004.
3. Saint-George/Robinson, Perce-Neige, Moncton, 2007.
4. Continuum, Perce-Neige, Moncton, 2011.
5. Les démondeurs, Perce-Neige, Moncton, 2016.
EXTRAITS
Terre minus
L’après-vie
je m’en moque
c’est l’avant-mort
qui me tracasse
Un cendrier plein d’ancêtres, p. 22.
Jiva-ti, jiva-ti pas?
Jiva-ti, jiva-ti pas?
si jiva
sava sêtre
oh ben hallo
ça va-ti, ça va-ti pas ?
ça va bein ?
good
good
c’est nice à saouère ça
si jiva pas
sava sêtre
dring dring hallo
ça te tente-ti, ça te tente-ti pas ?
it’s now or never
t’es sûr tu viens pas ?
sûr sûr?
Jiva-ti, jiva-ti pas ?
Averses, p. 11.
Gagner 600 piastres aux machines
le gars wastéde Tracadie s’penche
deux billsde vingt bellyfloppentsans bruit su la rue
— Do you ‘ave a woman inside?
l’accent épais comme dix manches à balai
— Pas dans l’moment
malgré réponse français (quasi) standard
dans sa tête ça cogite stillpas
qu’la Saint-George est pas qu’unilingue
— Den come wit me I’ll pay da beer !
Saint-George/Robinson, p. 39.
Jay-Eff et Nicky-Kay
carrosserie monstre parkée sur le launch patio
main engourdie par une bière froide
Jay-Eff sait que son voisin Nicky-Kay
même si qu’i fait mine de chérir
son archaïque lavabo à roches lunaires
convoite secrètement
l’immense propane booster bonbonne
enchainée à la base de son propulseur thermique
stock suffisant de missiles dans sa glacière
aiguille rouge blastant les bé-té-u
Jay-Eff sait mieux que Nicky-Kay
comment sizzler une payload
sur la couche atmosphérique de son gril
envahissant l’espace avoisinant
d’odorantes nébuleuses
Continuum, p. 11.
Se faire tssker à Caraquet
Caraquet capitale de l’Acadie
du moins voilà ce qui est inscrit sur le panneau
à l’entrée de ce village péninsulaire où 35 ans auparavant
la populace a hué Guy Arsenault poète météore
qui a rocké notre pays virtuel pendant les seventies
au centre culturel j’entame mes poèmes chiacs
ça prend pas de temps avant que j’arrive au premier mot anglais
curly-fry
aussitôt la dame distinguée dans la première rangée
langue sur son palais décharge un tsssskkk
d’au moins chépa moi 50 décibels
une miette énervé je poursuis ma lecture
avant de quelques vers plus loin atteindre
ghetto blaster
le TSSSKKKKKKK subséquent
facilement soixante-dix décibels
sévère embuche auditive pour un lecteur
tentant d’afficher ses couleurs monctoniennes
volontairement bigarrées
devant cette foule si démoralisante
Les démondeurs, p. 44.