Fin septembre 2017, le dramaturge, mémorialiste et poète Guy Gauthier participe à Winnipeg au Winnipeg International Writers Festival et à la scène francophone Livres en fête, lance son premier recueil de poésie en français, une de ses pièces Off-Off-Broadway est mise en scène, et il est conférencier au colloque international Rencontre des imaginaires tenu par les universités de la ville. Ces événements ont constitué une espèce de retour au bercail littéraire pour un auteur franco-manitobain trop méconnu.
Guy Gauthier est né à Saint-Norbert au Manitoba en 1939. La famille déménage brièvement au Québec avant de revenir s’installer à Saint-Boniface, où Gauthier se trouve voisin du poète Louis-Philippe Corbeil, qu’il fréquente assidûment.
Jeune homme, il est, comme Corbeil avant lui, renvoyé du collège de Saint-Boniface pour indiscipline. Il poursuit ses études en anglais au Saint Paul’s College, où il obtient son baccalauréat en 1963. Durant ses années universitaires, il se met à écrire, principalement en anglais, par mesure de rébellion contre l’étau de la Langue et de la Foi. Le jeune auteur se prête alors à certaines expériences d’isolement pratiquées à la Faculté de psychologie dans le cadre d’un programme de recherche de l’armée américaine.
Dramaturge
C’est au Saint Paul’s College qu’il rédige, en 1963, sa première courte pièce Spotlights, de style avant-gardiste : « C’était un ballet autant qu’une pièce. Les jeux de lumière et l’expression corporelle y tenaient une place au moins aussi grande que le dialogue1 ». Deux ans plus tard, la pièce est traduite en français et montée par le Cercle Molière dans le sous-sol de l’ancienne basilique de Saint-Boniface. Le spectacle étonne, pour ne pas dire qu’il détonne dans ce haut lieu de la religion : « Le théâtre trop moderne et quelquefois trop abstrait de Guy Gauthier n’avait pas de chance de se développer dans la petite ville de Saint-Boniface2 ». Cette pièce, qui lance la modernité du théâtre made in Manitoba, sera aussi montée par le Venture Theatre de Winnipeg, le New York Theatre Ensemble et le Centre national des arts à Ottawa. Il faudra toutefois attendre septembre 2017 avant de revoir le théâtre de Gauthier à Saint-Boniface : sa pièce Off-Off-Broadway The Hobby Horse est montée en traduction (Le cheval de bois), et le Cercle Molière présente quelques extraits des Projecteurs et de Maudite soit la nuit.
De 1963 à 1967, le dramaturge, alors chauffeur de taxi, est actif dans le monde théâtral de Winnipeg, particulièrement avec la compagnie du Venture Theatre, qui avait son pied-à-terre dans le sous-sol de la gare du Canadien National. Lui et un ami, Arthur O’Reilly, y allaient souvent passer la nuit, « jusqu’à ce que le CN [prévienne] Venture Theatre, explique Gauthier, et par la suite on nous refusait l’entrée3 ». Sa pièce Riel of Orange, montée par la troupe en 1964, est un des premiers drames à se pencher sur la figure mythique de Louis Riel.
L’auteur prête occasionnellement main-forte au Cercle Molière, où il rencontre deux bêtes de scène québécoises, Jean-Marie Lemieux et Yvon Thiboutot, qui s’intéressent à son théâtre et qui lui facilitent des entrées à Montréal. En 1967, armé d’une bourse du Conseil des arts du Canada, Gauthier arrive à Montréal où Claude Préfontaine, directeur de l’Égrégore, songe à monter deux de ses courtes pièces. La production n’aura pas lieu. Ce sera ensuite au tour de Jean Guy de l’Estoc à Québec de s’intéresser à l’œuvre de Gauthier, sans succès. « Montréal ne fut pour moi qu’une suite de déceptions.4» Le dramaturge aura toutefois l’occasion d’assister à un moment clé du théâtre québécois. Invité par son ami winnipégois Arthur O’Reilly, qui avait été régisseur pour André Brassard, il assiste à la mise en lecture des Belles-sœurs de Michel Tremblay le 4 mars 1968.
Mais c’est New York qui l’attire et il s’y installe dès 1969. Il est reçu à plusieurs reprises par Edward Albee dont le producteur, Richard Barr, s’intéresse vivement à l’écriture de Gauthier, souhaitant que le dramaturge passe des courtes pièces Off-Off-Broadway à un « major work » pour la grande scène, lui disant : « We’ll do great things together5 ». Mais Broadway n’a jamais intéressé l’auteur manitobain, qui composera une vingtaine de pièces pour le théâtre Off-Off, jouées dans une variété de bars et de cafés plus ou moins réputés et d’autres légendaires comme le théâtre du Judson Memorial Church, où avaient exposé Claes Oldenburg, Jim Dine, Robert Rauschenberg et Yoko Ono. Sa pièce The Snows of Spring, qu’Yvon Thiboutot avait cherché à monter en traduction à Montréal en 1968, est mise en scène par le New York Theatre Ensemble en 1972 et reprise l’année suivante à Istanbul en Turquie.
La dernière pièce de Gauthier jouée à New York, en 1975, Ego Play (publiée sous le titre d’Ego fatigue), est une création de Playwrights Horizons, compagnie Off-Broadway qui allait connaître un succès et qui perdure. C’est la fin d’une aventure ; le dramaturge, trouvant que sa vision n’est jamais réalisée sur scène, se détournera du théâtre pendant dix-sept ans.
En 1992, de retour à New York après un bref hiatus au Kentucky, l’auteur se remet au théâtre, en français cette fois, et l’écriture le tire d’une dépression suicidaire. Son drame hautement biographique, Si jeunesse savait, dresse le portrait conflictuel d’une famille franco-manitobaine. En 2009, Maudite soit la nuit, qui décrit la relation entre Charles Baudelaire et Jeanne Duval, est mise en lecture à Paris. En 2011, la troupe Moving Parts Paris met en lecture son drame franco-manitobain.
Poète
Dès l’université, Guy Gauthier compose de la poésie en alternance avec son théâtre et obtient rapidement le prix de poésie Bukofski de l’Université du Manitoba pour un long poème intitulé « Dreams for Dr. Freud ».
Par la suite, il publiera dans une variété de revues littéraires américaines et canadiennes dont The Fiddlehead et The Antigonish Review. Il fait aussi paraître des poèmes concrets ou « trouvés » dans des anthologies allemandes. À New York, il publie North of the Temperate Zone en 1977 et il est invité à lire sa poésie à la chaîne de télévision Sterling Manhattan.
Ses premiers poèmes en français datent de 1977 et certains sont parus dans l’Anthologie de la poésie franco-manitobaine (1990). Ils se trouvent regroupés avec l’ensemble de sa poésie en français dans La hantise du passé (2017). On remarque dans ce retour à la langue française l’attachement du poète à son pays, à sa culture et à la grande épopée « canayenne » : « Mon enfance vit en moi. Je suis, je serai toujours, l’enfant rêveur qui disparaît dans l’école buissonnière de son imagination6 ».
Les poèmes enfantins – comme les qualifie le poète –, titrés « Moments arrachés à l’oubli », nous plongent dans l’intimité familiale. « Hugo a écrit de nombreux poèmes sur l’enfance, mais c’est toujours un adulte qui observe les enfants… Dans mes poèmes sur l’enfance, je suis un enfant. Ce sont, pour ainsi dire, des poèmes enfantins7 ».
Le ton enjoué ainsi que les poèmes d’attachement à l’épopée canadienne (« L’Anse au Foulon », « Les Filles du Roi », « Le Coureur de Bois », « La Vérendrye », « D’Iberville ») masquent une lutte plus intense et intérieure, celle du retour à la langue mère qui serait une victoire sur l’Œdipe : « Mon père s’opposait à mon rêve d’être poète, et je sens que j’ai longtemps évité la poésie par fidélité aux vœux de mon père. Et bien que j’en écris enfin, je résiste encore à l’idée même de la poésie. J’écris des poèmes prosaïques, comme si je refusais toujours d’écrire de la poésie8 ».
Mémorialiste
Dès son arrivée à New York, Guy Gauthier tient un journal littéraire qui compte aujourd’hui 20 000 pages. Écrit d’abord uniquement en anglais, avec des passages occasionnels en français, le journal est depuis le début du millénaire principalement rédigé en français. De larges extraits ont été publiés dans les deux langues, à compte d’auteur et chez des éditeurs réputés, dont Journal 5.1 aux éditions du Blé. L’œuvre qui vise à raconter sur le vif comme une opération à cœur ouvert est plutôt unique en son genre. Certes, de grands auteurs ont laissé des journaux intimes, francs et révélateurs, on peut songer à L’aveu d’Arthur Adamov ou Si le grain ne meurt d’André Gide. Ce type d’œuvre toutefois est généralement rédigé au bénéfice de la réputation de l’auteur. Mais un journal qui cherche à dévoiler toute la vérité sur son auteur, qui ne cache pas les défauts et les obsessions, qui affirme les plaisirs et les passions, où se joignent observations quotidiennes et notes de voyage, où se retrouvent des réflexions sur la littérature et sur l’art même du journal, voilà un véritable journal. « Mon idéal – irréalisable – serait de présenter la totalité d’un être humain, sans omettre les détails repoussants…9 »
Le journal ne cherche pas à se censurer ni à bien paraître, au point de conserver des coquilles, des phrases non terminées qu’il étale au grand jour dans une espèce de rédaction masochiste : « […] il faudra enfin garder toutes les fautes d’orthographe, les fautes de grammaire, mettre à nu les insuffisances de mon français, ne rien cacher, ne rien dissimuler…10 » Comme j’ai pu l’écrire précédemment11, cette écriture masochiste trouve son dénouement dans un syllogisme parfait : je suis humilié, je le dis, donc je jouis.
Par sa mixité et son étendue, c’est au Journal littéraire de Paul Léautaud que l’entreprise de Gauthier peut se mieux comparer. L’écriture du journal cherche à être réaliste, elle vise la plus grande authenticité de transcription dans l’espoir de capter sans dérive l’émotion du moment.
1.Jeanne Benoist, « Deux pièces canadiennes au Cercle Molière », La Liberté, 19 août 1965, p. 3.
2. Annette Saint-Pierre, Le rideau se lève au Manitoba, Des Plaines, Saint-Boniface, 1980, p. 211.
3. Guy Gauthier, Les projecteurs et autres pièces, Du Blé, Saint-Boniface, 2015, p. 14.
4. Ibid, p. 18.
5. Ibid, p. 23.
6. Guy Gauthier, La hantise du passé, Du Blé, Saint-Boniface, 2017 p. 108.
7. R. Léveillé, Anthologie de la poésie franco-manitobaine, Du Blé, Saint-Boniface, p. 376.
8. Lettre de Guy Gauthier à J. R. Léveillé, 10 juin 2017.
9. Guy Gauthier, Journal 5.1, Du Blé, Saint-Boniface, , 2003, p. 289.
10.Ibid, p. 290.
11. J. R. Léveillé, « Faute de frappe : apologie du Journal », dans Parade ou Les autres, Du Blé, Saint-Boniface, 2005.