Un soir de septembre 2017, à la Librairie du Quartier, à Québec, j’assiste au lancement de Manikanetish1 (« petite marguerite », en innu), le dernier roman de Naomi Fontaine. Je connais Naomi pour l’avoir accompagnée en cours d’écriture de son premier roman, Kuessipan2, dans le cadre d’un programme de Première Ovation. Déjà, un professeur invité, de passage à l’Université Laval, François Bon, avait reconnu le talent de Naomi. Le manuscrit sur lequel elle travaillait, qui allait donner l’un des premiers romans « innus » écrits au Québec, nous plongeait dans la vie intime de plusieurs personnages habitant Uashat, une communauté située en pleine ville de Sept-Îles.
Lors des cinq ou six rencontres que nous avons eues, toujours au café Krieghoff, sur la rue Cartier, je n’ai eu que des détails à suggérer à Naomi. Celle-ci, intuitivement, savait ce qu’elle devait faire pour que son texte évolue avec qualité. J’aurais aimé que Kuessipan devienne un roman plus élaboré, mais ce texte plut beaucoup aux gens de Mémoire d’encrier ; il fut très vite publié. Il parlait avec vérité des tristesses, des joies, des détresses comme des espoirs innus.
Les codes de « l’autre »
En ce mois de septembre 2017, six ans après la naissance de Kuessipan et grâce à un second roman, je revois la même jeune écrivaine (elle a un peu vieilli, certes, mais si peu !). Son fils, qui a maintenant huit ans, est toujours aussi bellement présent dans la vie de sa mère (il jouera beaucoup sur le trottoir, devant la librairie, pendant les discours et autres retrouvailles). À l’intérieur de la librairie, il me semble que près de la moitié des gens sont innus. La mère de Naomi est là ; elle me reconnaît. Je lui avais rendu visite, à Uashat, quelques années après la parution de Kuessipan. Elle est contente de me revoir ; moi aussi. Elle me remercie. Je lui redis que je n’ai vraiment rien fait pour que sa fille soit porteuse d’une voix littéraire de si grande qualité. C’est alors que la mère de Naomi me dit qu’il était temps que les Innus s’approprient « nos codes ». Pour elle, sa fille possède dorénavant fort bien la majorité de ces codes. Elle a étudié à l’Université Laval ; elle poursuit, ces années-ci, des études de maîtrise en recherches littéraires, avec spécialisation en littérature innue et des Premières Nations. Toujours selon sa mère, Naomi applique les codes de la société québécoise avec talent. J’acquiesce. D’ailleurs, après une première allocution, au cours de laquelle Naomi remercie tout le monde d’être là, envoyant un merci tout spécial à son éditeur Rodney Saint-Éloi3 « qui l’a fait travailler si fort », et après une courte lecture d’un passage tiré de Manikanetish, sa mère vient confirmer publiquement ce qu’elle me confiait autour des apprentissages des « codes ». Elle insiste : si elle-même n’a pas eu la chance de jongler avec les codes de « l’autre » (ce qui revient à dire de la société « non innue »), sa fille, elle, y est parvenue. Naomi a enseigné la langue française à Uashat. Elle écrit en français. Mais aussi, elle sait parler avec justesse de son propre univers, de la société innue. Tout à coup, la mère de Naomi devient plus qu’émue. Le temps est venu que ce soit la grand-mère qui s’exprime devant la petite foule, cette fois-ci exclusivement en innu. Naomi traduit. La plupart des personnes présentes, les libraires, les amis, peut-être quelques acheteurs de livres égarés, sont touchés. Mais pour les Innus, il y a plus. Il y a un roman neuf entre leurs mains, l’expression d’une parole autochtone et littéraire et québécoise qui n’avait pas encore été mise en forme.
Dès que je quitte la librairie, je commence la lecture de Manikanetish. Je lis donc pendant une partie de la nuit. Rapidement, je deviens enthousiaste. La langue, française, québécoise, est bellement maîtrisée. Le ton est d’une vraisemblance sidérante. Je suis charmé par cette histoire au « je », celle d’une jeune Innue qui a étudié en sciences de l’éducation, à Québec, et qui retourne enseigner dans sa communauté, à Uashat, dans une classe de niveau secondaire. Amoureusement, l’enseignante parvient même à convaincre quelques-uns de ses étudiants de jouer le Cid, de Corneille. Bien sûr, il y a des détresses, et loin d’être anodines, qui touchent certains personnages. Ce qui importe, toutefois, c’est que le lecteur plonge dans cette narration livrée par une voix innue contemporaine. Une fiction romanesque ouvre toutes grandes certaines portes d’entrée permettant d’accéder à la réalité autochtone d’ici et de maintenant.
Vers la fin du roman, on peut lire : « Il faut voir la démocratie comme un cercle. Cela dit, la démocratie n’est pas le signe de l’égalité. En réalité, cela dépend des gens qu’on introduit dans le cercle. Si tous, femmes, hommes, pauvres, riches, de droite ou de gauche, Innus et Québécois ont une place égale dans ce cercle, alors on peut parler d’une démocratie réussie. Selon vous, est-ce le cas au Canada ? Au Québec ? À Uashat, à Maliotenam ? »
Née en 1987 à Uashat sur la Côte-Nord, Naomi Fontaine est l’auteure des romans Kuessipan* [à toi en innu] et Manikanetish [petite marguerite]. Après des études à l’Université Laval, elle revient dans sa communauté d’origine et enseigne le français à l’école secondaire Manikanetish durant trois ans. De retour à Québec, elle poursuit actuellement des études à la maîtrise en littérature.
En chantier : un essai qui, dans une perspective d’affirmation identitaire et un peu à la manière de Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo, de Dany Laferrière, témoignera des manières de faire et de vivre innues. Bref, « ce que tu dois savoir si tu viens chez nous » : un antidote aux tristes jugements faciles.
* « Dans une quête absolue d’essentiel, Naomi Fontaine excelle à débusquer l’inattendue beauté ». Voir Nuit blanche, no 125, commentaire de lecture par Simon Roy.
En plein cœur du Nutshimit
Le lendemain du lancement de Manikanetish, je suis invité au cégep de Sainte-Foy pour participer à une causerie, en compagnie de la poète Joséphine Bacon. J’ai connu Joséphine il y a une dizaine d’années, au moment de la parution du collectif Aimititau ! Parlons-nous ! L’actuelle causerie s’inscrit dans le cadre de la « Semaine sous le shaputuan », organisée par le Département d’anthropologie et à laquelle tenaient à participer certains professeurs du Département de français, dont deux amis, Yves Laroche et Emmanuel Bouchard. Dans la salle de la Margelle, en début d’après-midi, quelque trois cents étudiants sont présents. Cela me paraît beaucoup pour une causerie qui doit durer une heure et demie. Mais parmi ces étudiants, plusieurs ont lu certains textes des écrivains invités.
D’entrée de jeu, Joséphine y va d’un poème tiré de son dernier recueil, Un thé dans la toundra/Nipishapui nete mushuat. Moi, en guise d’introduction, je choisis de lire le prologue de mon essai Amériquoisie. Nous répondons ensuite aux questions posées par les deux animateurs, Yves et Emmanuel. Joséphine, comme toujours, parle avec une simplicité désarmante. Il se dégage de la poète comme une aura issue directement de la taïga, celle qui s’étire à l’infini au nord de Pessamit. Chaque fois que je réponds à une question, à mon tour, j’essaie de rester collé aux propos que vient de tenir Joséphine. Pourquoi ? Parce que dans le sens de la meilleure « métisserie », demeurant préoccupé par mon appartenance à « l’Amériquoisie », je crois que c’est en choisissant les détours de la pensée et de la parole autochtones que le dialogue peut gagner en qualité, surtout si, comme tant de gens, on se sent puissamment interpellé par les problèmes actuels liés à l’environnement. Ensemble, Joséphine et moi, nous pourrions dire que le temps d’une causerie, nous tentons, chacun à notre manière, de partager « nos propres codes », en écoutant et en respectant « l’autre ». Bien sûr que Joséphine use de plusieurs codes « québécois » (elle vit à Montréal depuis des décennies), tandis que moi, je puise dans 40 années de vagabondages en pays innu et nord-côtier, chez les Cris de la Baie-James, au Eeyou Istchee et jusqu’au Nunavik inuit.
Le temps d’une rencontre dans un cégep de la région de Québec, deux voix racontent et dialoguent. Une de ces voix est originaire de Pessamit, un peu à l’ouest de Baie-Comeau. L’autre, « canayenne » et québécoise, veut plus que jamais croire dans les valeurs de la métisserie culturelle « amériquoise ». Deux voix disent leur vision du monde afin que, peut-être, advienne une société plus harmonieuse, particulièrement au sein des territoires nordiques. Joséphine Bacon récite certains de ses poèmes dans sa langue maternelle. Puis elle les redit en français, avec ce léger accent innu entremêlé à une langue québécoise de qualité. Joséphine parle avec son cœur, racontant le pays passé comme le territoire présent et à venir, celui qui touche à la forêt boréale, à la taïga et à la toundra, cette même toundra qui toute ma vie m’a profondément ébloui, là où j’ose dire que mon âme vole le mieux. Joséphine déclame un extrait d’Un thé dans la toundra: « Mushuau nenu uiau / Tshimut / Ninakatuenimau / Utatashakusha minushishinua / Namiti ashit uashtushkuana // Tanite ua tat / Mishue / Minunuakanu // Son corps est Toundra / Du coin de l’œil / Je l’observe / Son âme danse / Avec les aurores boréales // Tout horizon rêve / De sa beauté ».
Entendre réciter Joséphine, c’est se retrouver en plein cœur du Nutshimit grâce à la langue des Innus qui savaient courir le bois à longueur d’année, l’innu aimun, au cœur d’un monde giboyeux criblé de camarines, de chicoutés et de bleuets. Ce territoire, au fond de moi, il est aussi le mien. J’aime avoir le sentiment que je partage librement les extraordinaires espaces nord-côtiers avec le peuple nomade qui l’a si bien habité pendant des milliers d’années.
Joséphine et moi, ne sommes-nous pas deux âmes nomades qui croient à l’entrelacement des codes ? Ne croyons-nous pas en une « Amériquoisie » où la parole des Premières Nations finira par contribuer au dynamisme, à l’harmonie et à la qualité des temps qui viennent ? La présence de Joséphine me rappelle à quel point je parviens à être pleinement heureux lorsque je vagabonde avec mon petit bateau autour de l’île des Betchouanes, en Minganie ; à quel point j’aime déambuler dans le village de Pessamit, comme cela m’est arrivé encore au cours de l’été 2017, alors que je participais à titre de « docteur du Nord » à un camp scout-médical de dix jours réunissant vingt étudiants en médecine de troisième année, à Pointe-aux-Outardes. Un soir, les étudiants m’ayant demandé de les guider pour une promenade devant la mer, à Pessamit, tout près de l’église et du cimetière, nous marchions, tous ensemble, nonchalamment. À quelques reprises, des Innus, après avoir baissé la vitre de leur camion ou de leur auto, prirent la peine de nous saluer – avec cette même façon qu’a Joséphine de saluer lors de ses lectures – en riant. Une étudiante finit par me demander s’il était habituel de recevoir autant de « Bonjour, là, bonjour ! ». En vérité, je crois que notre venue dans le village avait été un peu annoncée par Isabelle Kanapé, avec qui j’avais communiqué la veille, que j’avais croisée quelques années auparavant lors de la présentation du film Québékoisie, de Mélanie Carrier et Olivier Higgins (paru en 2013), puisque Isabelle apparaît dans ce documentaire.
Merveilleuses langues
Voix innues de maintenant, au cœur d’un monde québécois qui plus que jamais cherche à préciser son identité actuelle comme faisant partie de son avenir. Présences innues de ce moment particulier du XXIe siècle que nous vivons tous, alors qu’une fraction importante des gens d’ici se demande où va le monde puisque, changements climatiques obligent, les vents, qu’on le veuille ou non, paraissent apocalyptiques. Voix poétiques comme celles de Joséphine, assurément, qui nous rappellent à tous, Autochtones et non-Autochtones, quelles merveilleuses langues nous sommes en mesure de partager. Voix francophones et autochtones qui, peu à peu, font leur chemin parce qu’elles ont fini par trouver « leurs codes », comme le disait la mère de Naomi.
Le temps n’est-il pas venu d’accepter de mieux vivre les codes culturels de deux groupes qui, jusqu’à maintenant, se sont côtoyés plus qu’admirés, des codes qui seraient faits de coopération, d’humour, de sens communautaire et de convivialité, en même temps que de respect et d’amour véritable pour le territoire ?
***
J’aimerais conclure en citant une voix innue qui trace fortement son chemin ces années-ci, au Québec et ailleurs, tout en sachant ébranler bien des poncifs ; une voix aux multiples talents, celle de la poète Natasha Kanapé Fontaine, elle aussi originaire de Pessamit. Dans sa correspondance avec l’écrivain canado-américain Deni Ellis Béchard (Kuei, je te salue. Conversation sur le racisme4), elle écrit :
« J’ai souvent essayé d’imaginer la personne que je serais devenue si mes parents étaient restés sur la réserve et si j’y avais grandi. Je me demande si je revendiquerais autant mon identité d’Innu Ishkueu (femme innue) et si j’aurais été aussi fière d’être une femme autochtone que je peux l’être aujourd’hui. Ces dernières années, j’ai lu dans les médias sociaux que de jeunes Autochtones prenaient conscience de cette différence de niveau d’affirmation identitaire. J’ai aussi eu plusieurs conversations sur le sujet avec d’autres personnes de ma génération durant mes séjours sur la réserve. Là-bas, chez soi, on ne ressent pas le besoin d’affirmer haut et fort que nous sommes Innus pour la simple raison que nous sommes entourés d’Innuat. À l’extérieur de la réserve, c’est là que les choses changent. Nous nous retrouvons dans l’adversité. Nous sommes confrontés à l’autre. Un autre qui est en position de domination. Qui est partout autour.
Tu sais, cet autre dont je te parle, il est en effet perçu comme un dominant. Celui qui est venu en grands bateaux de bois, celui qui est venu avec ses machines, celui qui est venu construire des barrages hydroélectriques. Celui qui est venu avec ses compagnies forestières, avec ses minières, avec ses usines. Celui qui cherche encore, qui cherche l’uranium, qui cherche le pétrole, qui cherche le sable. Celui qui est venu tout salir, tout renverser, tout briser. Depuis son arrivée, le territoire ancestral s’est dégradé. Le territoire étouffe.
À moins de renverser le système, d’éteindre toutes ces machines, on ne peut pas y faire grand-chose. Personne, même pas cet autre. Je souhaiterais tout de même ajouter que, malgré tout et quoi qu’il arrive, cet autre est aussi celui qui est venu avec ses connaissances, avec sa littérature, son écriture, sa langue nouvelle, ses prières, sa conviction et sa fascination du pays. Il est venu avec ses livres. Il est venu avec sa poésie. Je ne dis pas que nous n’avions pas ces choses, je dis que vous êtes venus avec cette richesse qui a nourri la nôtre ».
1. Naomi Fontaine, Manikanetish, Mémoire d’encrier, Montréal, 2017, 144 p. ; 19,95 $. 2. Le livre a été publié chez Mémoire d’encrier en 2011. 3. Voir entrevue p. 34-38. 4. Deni Ellis Béchard et Natasha Kanapé Fontaine, Kuei, je te salue. Conversation sur le racisme, Écosociété, Montréal, 2016, 160 p. ; 20 $.
EXTRAITS
Il dit : un chant triste, sorte de cri du cœur. Comparable au blues. La langue innue presque chantée, aux intonations lentes, celles qu’on fait durer par des respires. Le manque de voyelles rend la langue impénétrable, comme un rappel à la nature, la dureté, l’écorce et les panaches. Naomi Fontaine, Kuessipan, Mémoire d’encrier, 2011, p. 25.
La vieille cabane se trouve à 254 milles au nord de Sept-Îles. L’endroit est désert, gardé par d’immenses épinettes. La neige recouvre le lac et le ciel obscur se laisse percer par d’innombrables tisons lactés. Tout résiste dans l’immédiateté. Tout s’oppose au sens commun. Tout repose, les âmes anciennes et les familles en vacances. Kuessipan, p. 94.
Leur parlant d’une voix claire de mes années d’étude, de ce qui m’avait guidée dans le domaine de l’éducation. Et de mon retour, ici, à Uashat. Je ne leur dirais pas ce qu’il aura fallu céder. Ni la peur de ne pas être reconnue chez moi. Je leur cacherais mes craintes de début de carrière, mes incertitudes, mon manque de confiance. Et je ne leur parlerais pas en innu. À cause de ma mauvaise syntaxe, de mon accent de Blanche. Naomi Fontaine, Manikanetish, Mémoire d’encrier, 2017, p. 14.
J’ai appris plus tard que c’étaient les missionnaires qui avaient inculqué la toque aux femmes innues, ainsi que les cheveux attachés des deux côtés de la tête, deux nattes rondes collées à leurs tempes. Parce qu’elles étaient belles au naturel, les cheveux longs caressant leur dos. Attirantes et sauvages. Trop belles pour les hommes de dieu qui avaient juré l’abstinence. Ils les avaient enlaidies. Manikanetish, p. 23.
Un soir de septembre 2017, à la Librairie du Quartier, à Québec, j’assiste au lancement de Manikanetish1 (« petite marguerite », en innu), le dernier roman de Naomi Fontaine. Je connais Naomi pour l’avoir accompagnée en cours d’écriture de son premier roman, Kuessipan2, dans le cadre d’un programme de Première Ovation. Déjà, un professeur invité, de passage à l’Université Laval, François Bon, avait reconnu le talent de Naomi. Le manuscrit sur lequel elle travaillait, qui allait donner l’un des premiers romans « innus » écrits au Québec, nous plongeait dans la vie intime de plusieurs personnages habitant Uashat, une communauté située en pleine ville de Sept-Îles.
Lors des cinq ou six rencontres que nous avons eues, toujours au café Krieghoff, sur la rue Cartier, je n’ai eu que des détails à suggérer à Naomi. Celle-ci, intuitivement, savait ce qu’elle devait faire pour que son texte évolue avec qualité. J’aurais aimé que Kuessipan devienne un roman plus élaboré, mais ce texte plut beaucoup aux gens de Mémoire d’encrier ; il fut très vite publié. Il parlait avec vérité des tristesses, des joies, des détresses comme des espoirs innus.
Les codes de « l’autre »
En ce mois de septembre 2017, six ans après la naissance de Kuessipan et grâce à un second roman, je revois la même jeune écrivaine (elle a un peu vieilli, certes, mais si peu !). Son fils, qui a maintenant huit ans, est toujours aussi bellement présent dans la vie de sa mère (il jouera beaucoup sur le trottoir, devant la librairie, pendant les discours et autres retrouvailles). À l’intérieur de la librairie, il me semble que près de la moitié des gens sont innus. La mère de Naomi est là ; elle me reconnaît. Je lui avais rendu visite, à Uashat, quelques années après la parution de Kuessipan. Elle est contente de me revoir ; moi aussi. Elle me remercie. Je lui redis que je n’ai vraiment rien fait pour que sa fille soit porteuse d’une voix littéraire de si grande qualité. C’est alors que la mère de Naomi me dit qu’il était temps que les Innus s’approprient « nos codes ». Pour elle, sa fille possède dorénavant fort bien la majorité de ces codes. Elle a étudié à l’Université Laval ; elle poursuit, ces années-ci, des études de maîtrise en recherches littéraires, avec spécialisation en littérature innue et des Premières Nations. Toujours selon sa mère, Naomi applique les codes de la société québécoise avec talent. J’acquiesce. D’ailleurs, après une première allocution, au cours de laquelle Naomi remercie tout le monde d’être là, envoyant un merci tout spécial à son éditeur Rodney Saint-Éloi3 « qui l’a fait travailler si fort », et après une courte lecture d’un passage tiré de Manikanetish, sa mère vient confirmer publiquement ce qu’elle me confiait autour des apprentissages des « codes ». Elle insiste : si elle-même n’a pas eu la chance de jongler avec les codes de « l’autre » (ce qui revient à dire de la société « non innue »), sa fille, elle, y est parvenue. Naomi a enseigné la langue française à Uashat. Elle écrit en français. Mais aussi, elle sait parler avec justesse de son propre univers, de la société innue. Tout à coup, la mère de Naomi devient plus qu’émue. Le temps est venu que ce soit la grand-mère qui s’exprime devant la petite foule, cette fois-ci exclusivement en innu. Naomi traduit. La plupart des personnes présentes, les libraires, les amis, peut-être quelques acheteurs de livres égarés, sont touchés. Mais pour les Innus, il y a plus. Il y a un roman neuf entre leurs mains, l’expression d’une parole autochtone et littéraire et québécoise qui n’avait pas encore été mise en forme.
Dès que je quitte la librairie, je commence la lecture de Manikanetish. Je lis donc pendant une partie de la nuit. Rapidement, je deviens enthousiaste. La langue, française, québécoise, est bellement maîtrisée. Le ton est d’une vraisemblance sidérante. Je suis charmé par cette histoire au « je », celle d’une jeune Innue qui a étudié en sciences de l’éducation, à Québec, et qui retourne enseigner dans sa communauté, à Uashat, dans une classe de niveau secondaire. Amoureusement, l’enseignante parvient même à convaincre quelques-uns de ses étudiants de jouer le Cid, de Corneille. Bien sûr, il y a des détresses, et loin d’être anodines, qui touchent certains personnages. Ce qui importe, toutefois, c’est que le lecteur plonge dans cette narration livrée par une voix innue contemporaine. Une fiction romanesque ouvre toutes grandes certaines portes d’entrée permettant d’accéder à la réalité autochtone d’ici et de maintenant.
Vers la fin du roman, on peut lire : « Il faut voir la démocratie comme un cercle. Cela dit, la démocratie n’est pas le signe de l’égalité. En réalité, cela dépend des gens qu’on introduit dans le cercle. Si tous, femmes, hommes, pauvres, riches, de droite ou de gauche, Innus et Québécois ont une place égale dans ce cercle, alors on peut parler d’une démocratie réussie. Selon vous, est-ce le cas au Canada ? Au Québec ? À Uashat, à Maliotenam ? »
Née en 1987 à Uashat sur la Côte-Nord, Naomi Fontaine est l’auteure des romans Kuessipan* [à toi en innu] et Manikanetish [petite marguerite]. Après des études à l’Université Laval, elle revient dans sa communauté d’origine et enseigne le français à l’école secondaire Manikanetish durant trois ans. De retour à Québec, elle poursuit actuellement des études à la maîtrise en littérature.
En chantier : un essai qui, dans une perspective d’affirmation identitaire et un peu à la manière de Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo, de Dany Laferrière, témoignera des manières de faire et de vivre innues. Bref, « ce que tu dois savoir si tu viens chez nous » : un antidote aux tristes jugements faciles.
* « Dans une quête absolue d’essentiel, Naomi Fontaine excelle à débusquer l’inattendue beauté ». Voir Nuit blanche, no 125, commentaire de lecture par Simon Roy.
En plein cœur du Nutshimit
Le lendemain du lancement de Manikanetish, je suis invité au cégep de Sainte-Foy pour participer à une causerie, en compagnie de la poète Joséphine Bacon. J’ai connu Joséphine il y a une dizaine d’années, au moment de la parution du collectif Aimititau ! Parlons-nous ! L’actuelle causerie s’inscrit dans le cadre de la « Semaine sous le shaputuan », organisée par le Département d’anthropologie et à laquelle tenaient à participer certains professeurs du Département de français, dont deux amis, Yves Laroche et Emmanuel Bouchard. Dans la salle de la Margelle, en début d’après-midi, quelque trois cents étudiants sont présents. Cela me paraît beaucoup pour une causerie qui doit durer une heure et demie. Mais parmi ces étudiants, plusieurs ont lu certains textes des écrivains invités.
D’entrée de jeu, Joséphine y va d’un poème tiré de son dernier recueil, Un thé dans la toundra/Nipishapui nete mushuat. Moi, en guise d’introduction, je choisis de lire le prologue de mon essai Amériquoisie. Nous répondons ensuite aux questions posées par les deux animateurs, Yves et Emmanuel. Joséphine, comme toujours, parle avec une simplicité désarmante. Il se dégage de la poète comme une aura issue directement de la taïga, celle qui s’étire à l’infini au nord de Pessamit. Chaque fois que je réponds à une question, à mon tour, j’essaie de rester collé aux propos que vient de tenir Joséphine. Pourquoi ? Parce que dans le sens de la meilleure « métisserie », demeurant préoccupé par mon appartenance à « l’Amériquoisie », je crois que c’est en choisissant les détours de la pensée et de la parole autochtones que le dialogue peut gagner en qualité, surtout si, comme tant de gens, on se sent puissamment interpellé par les problèmes actuels liés à l’environnement. Ensemble, Joséphine et moi, nous pourrions dire que le temps d’une causerie, nous tentons, chacun à notre manière, de partager « nos propres codes », en écoutant et en respectant « l’autre ». Bien sûr que Joséphine use de plusieurs codes « québécois » (elle vit à Montréal depuis des décennies), tandis que moi, je puise dans 40 années de vagabondages en pays innu et nord-côtier, chez les Cris de la Baie-James, au Eeyou Istchee et jusqu’au Nunavik inuit.
Le temps d’une rencontre dans un cégep de la région de Québec, deux voix racontent et dialoguent. Une de ces voix est originaire de Pessamit, un peu à l’ouest de Baie-Comeau. L’autre, « canayenne » et québécoise, veut plus que jamais croire dans les valeurs de la métisserie culturelle « amériquoise ». Deux voix disent leur vision du monde afin que, peut-être, advienne une société plus harmonieuse, particulièrement au sein des territoires nordiques. Joséphine Bacon récite certains de ses poèmes dans sa langue maternelle. Puis elle les redit en français, avec ce léger accent innu entremêlé à une langue québécoise de qualité. Joséphine parle avec son cœur, racontant le pays passé comme le territoire présent et à venir, celui qui touche à la forêt boréale, à la taïga et à la toundra, cette même toundra qui toute ma vie m’a profondément ébloui, là où j’ose dire que mon âme vole le mieux. Joséphine déclame un extrait d’Un thé dans la toundra: « Mushuau nenu uiau / Tshimut / Ninakatuenimau / Utatashakusha minushishinua / Namiti ashit uashtushkuana // Tanite ua tat / Mishue / Minunuakanu // Son corps est Toundra / Du coin de l’œil / Je l’observe / Son âme danse / Avec les aurores boréales // Tout horizon rêve / De sa beauté ».
Entendre réciter Joséphine, c’est se retrouver en plein cœur du Nutshimit grâce à la langue des Innus qui savaient courir le bois à longueur d’année, l’innu aimun, au cœur d’un monde giboyeux criblé de camarines, de chicoutés et de bleuets. Ce territoire, au fond de moi, il est aussi le mien. J’aime avoir le sentiment que je partage librement les extraordinaires espaces nord-côtiers avec le peuple nomade qui l’a si bien habité pendant des milliers d’années.
Joséphine et moi, ne sommes-nous pas deux âmes nomades qui croient à l’entrelacement des codes ? Ne croyons-nous pas en une « Amériquoisie » où la parole des Premières Nations finira par contribuer au dynamisme, à l’harmonie et à la qualité des temps qui viennent ? La présence de Joséphine me rappelle à quel point je parviens à être pleinement heureux lorsque je vagabonde avec mon petit bateau autour de l’île des Betchouanes, en Minganie ; à quel point j’aime déambuler dans le village de Pessamit, comme cela m’est arrivé encore au cours de l’été 2017, alors que je participais à titre de « docteur du Nord » à un camp scout-médical de dix jours réunissant vingt étudiants en médecine de troisième année, à Pointe-aux-Outardes. Un soir, les étudiants m’ayant demandé de les guider pour une promenade devant la mer, à Pessamit, tout près de l’église et du cimetière, nous marchions, tous ensemble, nonchalamment. À quelques reprises, des Innus, après avoir baissé la vitre de leur camion ou de leur auto, prirent la peine de nous saluer – avec cette même façon qu’a Joséphine de saluer lors de ses lectures – en riant. Une étudiante finit par me demander s’il était habituel de recevoir autant de « Bonjour, là, bonjour ! ». En vérité, je crois que notre venue dans le village avait été un peu annoncée par Isabelle Kanapé, avec qui j’avais communiqué la veille, que j’avais croisée quelques années auparavant lors de la présentation du film Québékoisie, de Mélanie Carrier et Olivier Higgins (paru en 2013), puisque Isabelle apparaît dans ce documentaire.
Merveilleuses langues
Voix innues de maintenant, au cœur d’un monde québécois qui plus que jamais cherche à préciser son identité actuelle comme faisant partie de son avenir. Présences innues de ce moment particulier du XXIe siècle que nous vivons tous, alors qu’une fraction importante des gens d’ici se demande où va le monde puisque, changements climatiques obligent, les vents, qu’on le veuille ou non, paraissent apocalyptiques. Voix poétiques comme celles de Joséphine, assurément, qui nous rappellent à tous, Autochtones et non-Autochtones, quelles merveilleuses langues nous sommes en mesure de partager. Voix francophones et autochtones qui, peu à peu, font leur chemin parce qu’elles ont fini par trouver « leurs codes », comme le disait la mère de Naomi.
Le temps n’est-il pas venu d’accepter de mieux vivre les codes culturels de deux groupes qui, jusqu’à maintenant, se sont côtoyés plus qu’admirés, des codes qui seraient faits de coopération, d’humour, de sens communautaire et de convivialité, en même temps que de respect et d’amour véritable pour le territoire ?
***
J’aimerais conclure en citant une voix innue qui trace fortement son chemin ces années-ci, au Québec et ailleurs, tout en sachant ébranler bien des poncifs ; une voix aux multiples talents, celle de la poète Natasha Kanapé Fontaine, elle aussi originaire de Pessamit. Dans sa correspondance avec l’écrivain canado-américain Deni Ellis Béchard (Kuei, je te salue. Conversation sur le racisme4), elle écrit :
« J’ai souvent essayé d’imaginer la personne que je serais devenue si mes parents étaient restés sur la réserve et si j’y avais grandi. Je me demande si je revendiquerais autant mon identité d’Innu Ishkueu (femme innue) et si j’aurais été aussi fière d’être une femme autochtone que je peux l’être aujourd’hui. Ces dernières années, j’ai lu dans les médias sociaux que de jeunes Autochtones prenaient conscience de cette différence de niveau d’affirmation identitaire. J’ai aussi eu plusieurs conversations sur le sujet avec d’autres personnes de ma génération durant mes séjours sur la réserve. Là-bas, chez soi, on ne ressent pas le besoin d’affirmer haut et fort que nous sommes Innus pour la simple raison que nous sommes entourés d’Innuat. À l’extérieur de la réserve, c’est là que les choses changent. Nous nous retrouvons dans l’adversité. Nous sommes confrontés à l’autre. Un autre qui est en position de domination. Qui est partout autour.
Tu sais, cet autre dont je te parle, il est en effet perçu comme un dominant. Celui qui est venu en grands bateaux de bois, celui qui est venu avec ses machines, celui qui est venu construire des barrages hydroélectriques. Celui qui est venu avec ses compagnies forestières, avec ses minières, avec ses usines. Celui qui cherche encore, qui cherche l’uranium, qui cherche le pétrole, qui cherche le sable. Celui qui est venu tout salir, tout renverser, tout briser. Depuis son arrivée, le territoire ancestral s’est dégradé. Le territoire étouffe.
À moins de renverser le système, d’éteindre toutes ces machines, on ne peut pas y faire grand-chose. Personne, même pas cet autre. Je souhaiterais tout de même ajouter que, malgré tout et quoi qu’il arrive, cet autre est aussi celui qui est venu avec ses connaissances, avec sa littérature, son écriture, sa langue nouvelle, ses prières, sa conviction et sa fascination du pays. Il est venu avec ses livres. Il est venu avec sa poésie. Je ne dis pas que nous n’avions pas ces choses, je dis que vous êtes venus avec cette richesse qui a nourri la nôtre ».
1. Naomi Fontaine, Manikanetish, Mémoire d’encrier, Montréal, 2017, 144 p. ; 19,95 $. 2. Le livre a été publié chez Mémoire d’encrier en 2011. 3. Voir entrevue p. 34-38. 4. Deni Ellis Béchard et Natasha Kanapé Fontaine, Kuei, je te salue. Conversation sur le racisme, Écosociété, Montréal, 2016, 160 p. ; 20 $.
EXTRAITS
Il dit : un chant triste, sorte de cri du cœur. Comparable au blues. La langue innue presque chantée, aux intonations lentes, celles qu’on fait durer par des respires. Le manque de voyelles rend la langue impénétrable, comme un rappel à la nature, la dureté, l’écorce et les panaches. Naomi Fontaine, Kuessipan, Mémoire d’encrier, 2011, p. 25.
La vieille cabane se trouve à 254 milles au nord de Sept-Îles. L’endroit est désert, gardé par d’immenses épinettes. La neige recouvre le lac et le ciel obscur se laisse percer par d’innombrables tisons lactés. Tout résiste dans l’immédiateté. Tout s’oppose au sens commun. Tout repose, les âmes anciennes et les familles en vacances. Kuessipan, p. 94.
Leur parlant d’une voix claire de mes années d’étude, de ce qui m’avait guidée dans le domaine de l’éducation. Et de mon retour, ici, à Uashat. Je ne leur dirais pas ce qu’il aura fallu céder. Ni la peur de ne pas être reconnue chez moi. Je leur cacherais mes craintes de début de carrière, mes incertitudes, mon manque de confiance. Et je ne leur parlerais pas en innu. À cause de ma mauvaise syntaxe, de mon accent de Blanche. Naomi Fontaine, Manikanetish, Mémoire d’encrier, 2017, p. 14.
J’ai appris plus tard que c’étaient les missionnaires qui avaient inculqué la toque aux femmes innues, ainsi que les cheveux attachés des deux côtés de la tête, deux nattes rondes collées à leurs tempes. Parce qu’elles étaient belles au naturel, les cheveux longs caressant leur dos. Attirantes et sauvages. Trop belles pour les hommes de dieu qui avaient juré l’abstinence. Ils les avaient enlaidies. Manikanetish, p. 23.