Transfuge, Robert Dickson a abandonné, dans les années 1970, sa culture anglo-canadienne pour adopter à bras ouverts la langue française et la culture francophone.
Après son arrivée à Sudbury, à l’été 1972, où il a obtenu un poste de professeur à l’Université Laurentienne, il devient l’un des principaux acteurs de l’institution littéraire franco-ontarienne. Dickson s’installe dans le nord de l’Ontario au moment où prend forme le mouvement de revendication identitaire franco-ontarien. C’est justement à Sudbury, à l’Université Laurentienne, que naît le désir, chez des étudiants, de prendre la parole pour dire leur réalité. Dickson, leur jeune professeur, les accompagnera au jour le jour dans la voie vers l’écriture, les encadrera lorsqu’ils fonderont maintes institutions culturelles dont les éditions Prise de parole, puis prendra lui aussi la plume et deviendra un des plus importants poètes de l’Ontario français.
Durant l’hiver 1974-1975, Dickson conçoit, avec le musicien Pierre Germain, des spectacles qu’ils nomment « La Cuisine de la poésie » durant lesquels, avec leurs invités, ils lisent des poèmes et interprètent des pièces musicales. Entre les morceaux, Germain et Dickson commentent l’actualité locale et internationale. C’est dans ce cadre que le poète sudburois présente ses premiers textes qui seront publiés en 1978 dans les recueils Une bonne trentaine et Or«é»alité1. Son troisième ouvrage, Abris nocturnes, paraît près de dix ans plus tard, en 1986. Il faudra attendre encore plus d’une décennie pour que soit publié un quatrième recueil, Grand ciel bleu par ici, en 1997. Suivent Humains paysages en temps de paix relative, en 2002, qui lui vaut le Prix du Gouverneur général, et Libertés provisoires, en 2005. En mars 2007, Robert Dickson succombe à un cancer.
Une poésie ludique, mais engagée
La poésie de Dickson est une poésie de contrastes. Ludique, car le poète s’amuse avec la langue, voire les langues, les sonorités et les homonymes, elle est aussi sérieuse par sa réflexion sur les maux de notre monde contemporain, les violences du capitalisme, les inégalités sociales et les guerres qui sévissent dans tant de pays. Du fait qu’il a appris le français à l’école, Dickson a un intérêt marqué pour tout ce qui est pittoresque dans la langue française. Il affirme d’ailleurs dans une entrevue2 accordée à son collègue Lucien Pelletier qu’il « explore le langage autrement, parce qu’[il a] une connaissance autre du langage ». « Des fois, dit-il, j’ai l’impression que ça m’est plus facile d’apprécier des mots pour autre chose que le sens. Il y a des mots qui sont tellement extraordinaires, tellement magiques… » Mais ce désir de jouer avec la langue s’accompagne d’une volonté de dire vrai, de dénoncer les iniquités et de faire réfléchir sur les malheurs du monde. Participant de la contre-culture, Dickson est un pacifiste et un écologiste qui s’oppose au néo-libéralisme et prône une idéologie de gauche. Dans le poème « Engagement », paru dans Une bonne trentaine, Dickson présente son art poétique. Il y énonce à la fois son amour des mots et sa croyance dans le pouvoir de la poésie : « Caresser les mots comme je caresse ma femme / les saisir à pleines dents, les croquer / comme une belle pomme, rouge comme / ta langue qui rugit au fond de ma gorge // […] Prendre les mots comme je prendrais les armes / les armes blanches, les armes défensives / pour protéger ce que j’aime, […] // les brandir comme un drapeau, à pleins bras / pour tordre au cou, faire crier de douleur / les menteurs mielleux, les fantoches du froid ».
Écrire au cœur de la nature
Cette poésie sociale et engagée, urbaine pourrait-on croire, s’inscrit cependant dans la nature, celle du nord surtout, de l’Ontario et de la Colombie-Britannique où habite une des sœurs du poète. C’est un espace que celui-ci affectionne particulièrement pour son isolement, mais aussi – contraste oblige – pour sa chaleur humaine. Les nombreuses références à la flore, à la faune, au climat et aux saisons illustrent l’importance du monde naturel, voire sauvage, pour Dickson. Sa carrière en tant que poète prend d’ailleurs son envol avec un poème-affiche, « Au nord de notre vie3 », publié en 1975, qui sera mis en musique par le très célèbre groupe sudburois CANO. Ce poème est d’ailleurs considéré par plusieurs comme l’hymne par excellence de l’espace nord-ontarien. Dickson y évoque la nordicité qui hantera tous les recueils à venir : l’isolement connoté par la référence à « la distance [qui use] les cœurs » et l’amitié qu’on y trouve malgré tout puisque « les cœurs [sont] pleins / de la tendresse minerai ». L’oxymore (« tendresse minerai ») résume tout ce que le Nord est pour Dickson : rude et doux, isolé mais familial, froid mais chaleureux. Le Nord est le lieu propice à l’amitié et à l’amour. Le poème se clôt sur la solidarité et la ténacité des Nord-Ontariens qui prennent la parole pour se créer un avenir. Le monde naturel, quoique éloigné du monde urbain, permet néanmoins à Dickson de réfléchir sur la vie et sur notre société.
Une poésie de l’intime
La poésie de Dickson est certainement une poésie sociale, engagée et ouverte sur le monde, elle est également une poésie de la nature, si ce n’est pastorale, mais elle est aussi et surtout une poésie de l’intime. Sa famille, ses enfants, ses amoureuses et ses amis sont fréquemment convoqués dans les poèmes. Dickson tisse ainsi des liens étroits et complexes entre la nature, la société malade et son amour des siens. L’hiver, par exemple, saison très présente dans tous les recueils sauf dans Humains paysages en temps de paix relative, est présenté comme la saison la plus propice à l’intimité et celle qui permet de s’éloigner des malheurs qui affligent le monde. Dans Or«é»alité, le poème « C’était un drôle d’hiver » oppose l’amitié à la solitude, l’ici à l’ailleurs, la paix à la guerre. Dans la deuxième strophe, « le spectre de la solitude », menaçant durant l’hiver peu propice aux sorties, est étranger au poète et à ses amis qui se réunissent au salon, « cherchant dans l’amitié nombreuse une chaleur suffisante ». L’isolement propre à l’hiver permet aux amis de vivre loin de la société malade.
Le recueil Humains paysages en temps de paix relative s’ouvre, pour sa part, sur un poème intitulé « L’intime : mode d’emploi », qui illustre comment tout est lié dans l’esprit du poète : « [L]e soleil le matin par la fenêtre de la cuisine le premier / jour du printemps qui joue avec les reflets dans tes / cheveux quelques pouces au-dessus de la mousse dans / ton bol de café où on peut lire éviter les contrefaçons / […] salut ! salut ! salut ! c’est de même que j’ai commencé un / livre de poèmes il y a une quinzaine d’années // mes parents le jour de leurs noces en photo à quelques / pieds de moi les cendres de mon père guère plus loin / qui attendent le repos final et après ? // les états-unis les nations unies le rwanda et la / yougoslavie partout ici qui me travaillent et me terrorisent // le violon de wasyl qui m’ébranle combien d’années déjà / depuis sa mort (les paroles s’envolent la musique / m’envole) ».
Il en est de même dans un autre texte du recueil, « Le 6 août 1998 », où le poète, invité par la station de radio locale à écrire un poème sur un événement de l’actualité, se sert de l’explosion d’un camion de dynamite pour réfléchir à sa ville, Sudbury, à la guerre (le 6 août est aussi la date du bombardement d’Hiroshima en 1945) et à la poésie : « [S]ans explosions cette ville n’existerait pas / aujourd’hui un camion de dynamite / a explosé en banlieue / sans explosions cette ville n’existerait pas / sans la déflagration météorite pas de mineurs / pas de Sudbury grand trou noir dans l’espace du Nord / pas de secousses qui bouleversent régulièrement mes / rêves pas de richesse pas de communauté / pas de traces empreintes dans la roche à nu dans nos / cours et nos caves et nos cœurs ».
« Aller loin loin »
Bref, toute la poésie de Dickson se fonde sur une volonté de dire le monde tant extérieur qu’intérieur, de témoigner des malheurs humains tout autant que de mettre en scène l’intimité. Elle tente de proposer un avenir meilleur, bien que parfois le poète semble douter de la capacité des humains à aimer leurs semblables. Le pouvoir de la poésie passe chez lui par la simplicité du dire, par le ludisme de la langue, par la véracité de la parole. À partir de sa vie, constamment convoquée dans les poèmes, le poète peut rejoindre l’autre et l’encourager à œuvrer à un monde meilleur. Chez Dickson, la poésie a en effet une double fonction : décrire la réalité qu’elle dénonce et, en la mettant en mots, chercher à la dépasser grâce à la rencontre que permet la lecture. De soi à l’autre, du texte au monde, voilà le projet scripturaire de Dickson. Ne dit-il pas à la fin de son poème « L’intime : mode d’emploi » que c’est à partir de nos expériences individuelles que nous pouvons rejoindre tout le monde : « [A]ujourd’hui je reste chez nous / c’est pour aller loin loin ».
1. Tous les livres de Robert Dickson évoqués dans cet article ont été publiés aux éditions Prises de parole.
2. Lucien Pelletier, « La migration culturelle de Robert Dickson », dans Norman Cheadle et Lucien Pelletier (sous la dir. de), Canadian Cultural Exchange, Translation and Transculturation / Échanges culturels au Canada, Traduction et transculturation, Wilfrid Laurier University Press, Waterloo, 2007, p. 178-179. Les italiques sont dans le texte original et signalent « [l]es paroles de Dickson reprises à peu près intégralement » (p. 177).
3. Robert Dickson, « Au nord de notre vie », graphisme de Raymond Simond, Prise de parole, Sudbury, 1975, repris dans Une bonne trentaine.