La poésie de Normand de Bellefeuille connaît depuis quelques années un véritable engouement, tant de la part des critiques que des lecteurs. On ne compte plus les nominations et prix depuis la parution de la trilogie Chroniques de l’effroi, mais d’autres recueils (La marche de l’aveugle sans son chien, par exemple) avaient déjà suscité l’admiration. Cela, bien sûr, n’est pas gage de qualité. Le consensus est parfois une forme de nivellement. Mais ce n’est pas le cas ici.
Si cette poésie touche autant, c’est entre autres parce qu’elle va vers le lecteur, « car hors du réel / le poème / n’est plus / qu’une étoile / morte ». Rieuse et grave, simple et profonde, elle parle d’humain à humain avec un souci d’honnêteté : l’honnêteté, semble-t-il, de celui qui fait ses comptes, voire « défait » ses comptes. D’ailleurs, le poète n’écrit-il pas dans son premier Catalogue affectueux que « le poème n’est pas un acte d’espoir / plutôt pudeur extrême / le poème n’est surtout pas / le lieu du pardon / pas plus que le territoire / des grandes réconciliations / ni bagarres ni effusion : // zone démilitarisée ».
En 2014 paraissait, à la suite des Chroniques de l’effroi, le premier Catalogue affectueux, intitulé Le poème est une maison de long séjour1, que suivait au début 2016 Le poème est une maison de bord de mer2. On y retrouve avec plaisir la manière de Bellefeuille : un mot, le poème cette fois-ci, est exploré, creusé, usé, examiné de tout bord tout côté – après le visage, le bruit et le nom, chacun ayant fait l’objet d’un recueil. Parler du poème que l’on écrit, comme on parlerait de soi, mais à la troisième personne. L’autoréférentialité guette, toutefois le pas est rarement franchi ; le poème reste ouvert. À cet égard, Derrida, grand maître du métalangage et que cite allègrement de Bellefeuille en exergue de poèmes, prend part à la conversation.
Cette entreprise, à la fois systématique et chaotique, un brin mégalomane, donne des livres assez volumineux (pour le genre poésie, du moins), où l’on pourrait avoir l’impression que tout a été dit sur quelque chose ; mais non, il ne s’agit que d’un moment dans la grande constellation des idées, en somme un long poème parmi d’autres : « […] tous les poèmes / que j’ai écrits / réciproquement se gênent / et cela crée une rumeur / qui devient à son tour / poème » (Le poème est une maison de long séjour).
Mais la manière de Bellefeuille, c’est surtout la musique, le rythme, dont le poète fait presque la mystique de ses poèmes. « [C]haque vers / chaque fois / prépare son évasion / vers la ligne suivante / l’opération / croyez-moi / n’est ni simple / ni sans danger / car c’est une danse qui nie le corps / une marche / désenjambée / une gifle / déjouée », écrit de Bellefeuille dans le premier Catalogue, qui poursuit : « et c’est alors / que se prépare / le cri / le si grand cri / sur une gamme / que nul ne connaît / sur une gamme / qui est la pointe aiguë / du réel / sur une gamme / qui va vider le ciel ». J’ai écrit mystique, bien que ce mot semble insuffisant pour dire la complexité de ce rapport à l’écriture. En effet, parfois, au contraire, cette danse est un « jeu profane » ; elle ne signifie rien, comme le vent, elle n’est « qu’une joie mélancolique ».
Cette ambivalence entre le mystique et le profane traverse les livres récents du poète. Il n’est pas question de Dieu (Dieu merci), mais d’une profondeur donnée aux choses et aux mots. Le poème, parfois, aura sa volonté propre, comme d’autres le diraient pour les arbres, ou la terre. Ainsi, le poète n’en sera que le canal. Cependant, « si seulement le poème / n’était pas chaque fois / si empêtré de mots ». Et puis, avoue de Bellefeuille, « je crois que j’écris / pour jeter la poésie par / la fenêtre ». Le poème est donc le lieu d’un étrange processus de construction-démolition de la vérité. C’est la seule direction que l’on puisse donner à cette folle entreprise. À l’heure où les rideaux tombent.
On y sent décidément une urgence, surtout dans le deuxième Catalogue, où le poème devient la dernière station avant le silence. Ce recueil, d’une grande intensité, commence d’ailleurs ainsi : « [C]’est un peu ça : // du placard / jusqu’au bord de mer / l’étrange périple / du poème ». Un peu plus loin, de Bellefeuille écrit : « [L]e poème de bord de mer / est semblable / au crâne trop tendre de l’enfant / il est l’ombre / de ce qui ne sera vu ». Dans de très beaux textes d’une « affectueuse fraternité », l’auteur nous révèle sa peur, son manque de courage. Mais l’amour aussi pour une femme, et le poème. Celui-ci ne le sauvera pas, comme le reste, mais il « demeurera / malgré tout / la grande affaire de [s]a vie ».
C’est donc avec impatience qu’on attend le dernier tome de cette trilogie. Puisque, évidemment, ça ne pouvait s’arrêter là.
1.Normand de Bellefeuille, Le poème est une maison de long séjour, Catalogue affectueux I, Le Noroît, Montréal, 2014, non paginé ; 24 $.
2.Normand de Bellefeuille, Le poème est une maison de bord de mer, Catalogue affectueux II, Le Noroît, Montréal, 2016, non paginé ; 24 $.
EXTRAITS
le poème
c’est la grammaire vécue
ce qui dépasse de la langue
on pourrait même oser :
« le poème est la langue des inexistants »
car pour les inexistants
le poème
c’est ce qui reste
ce dont les mots
les autres mots
n’ont pas tenté de témoigner
oui, le poème
est un théâtre d’ombres
et qui sait
ce qui se passe
derrière le drap ?
aucun doute :
le poème est un théâtre d’ombres
et un dimanche qui finit mal
Le poème est une maison de long séjour, poème « 137 ».
le poème de bord de mer
crois-tu que tu peux te le rappeler
maintenant ?
crois-tu que tu peux te rappeler
la souffrance si unique
de notre ancienne humanité
alors que je n’avais pas encore touché
la beauté
de ta robe sans couture ?
non, nous ne verrons pas la fin de la guerre
il vaut donc mieux
nous rappeler
dès aujourd’hui
le poème de bord de mer
et sans cesse nous le répéter
jusqu’à ce qu’il devienne
fossile
et chagrin de la matière
Le poème est une maison de bord de mer, poème « 116 ».