Au portrait de Marcelle Ferron, peut-être manquait-il certaines facettes de ses relations avec ses sœurs et ses frères.
Grâce au regroupement par sa fille Babalou Hamelin de 481 lettres échangées entre Marcelle, d’une part, et, d’autre part, Jacques, Madeleine, Thérèse et Paul Ferron, non seulement s’éclaire l’appartenance de Marcelle Ferron à un clan tumultueux, mais son étonnante polyvalence présente une composante de plus. Elle fut sculpteure, peintre, professeure, créatrice de puissants vitraux lumineux… et épistolière volubile.
Chiffres et questions
La compilation effectuée par la fille de Marcelle Ferron et qui a pour titre Le droit d’être rebelle1 ressuscite 42 ans d’échanges épistolaires au creux du clan Ferron. De 1944 à 1985. En 1944, Marcelle épouse René Hamelin, officier de l’armée canadienne ; en 1985 meurt Jacques, l’aîné du clan. De façon judicieuse, la compilatrice partage les lettres en trois périodes portant chacune un titre justifié : de 1944 à 1953, « Aimer vivre est un combat » ; de 1953 à 1966, « La peinture est un amour fatal » ; de 1966 à 1985, « Une démesure nécessaire ». On ne saurait mieux dire, tant il est patent que les premières années du mariage vécu par Marcelle servent à la conquête déterminée de son espace vital, que la deuxième période voit la création artistique bousculer les autres valeurs, et que, une fois venues les années de vaste renom, Marcelle effectue, en troisième phase, un retour à ses racines.
Des chiffres, établis par mes mains de profane, on peut attendre à la fois peu et peut-être beaucoup. Peu, parce qu’on ignore combien de lettres n’ont pas été conservées ou localisées et parce que la compilatrice, « pour des raisons éditoriales et personnelles » dont elle ne précise pas la teneur, a « effectué une sélection et introduit quelques coupures ». Les chiffres en disent quand même beaucoup. Ils montrent, par exemple, la régularité de Marcelle en matière de correspondance. Malgré le rythme frénétique de ses activités, en dépit des responsabilités qui taxent son foyer monoparental comprenant trois fillettes, par-delà l’accaparant démarchage consenti pour placer sa carrière sur orbite, Marcelle Ferron expédie à ses frères et sœurs 215 lettres qui la rendent présente dans 30 des 42 années de la compilation. C’est même pendant l’exil volontaire de 13 ans qu’abondent le plus ses missives aux proches.

Les réactions des frères et sœurs, selon le même décompte, n’ont rien d’uniforme. Madeleine est d’emblée la correspondante la plus présente : aux 122 lettres que lui expédie Marcelle, elle réplique par 151 missives. Thérèse, qui disparaît au milieu de la période étudiée, reçoit 50 lettres et en envoie 39, conquérant peu à peu confiance en elle-même, présence dans les médias et sérénité. Les frères, c’est autre chose. Jacques, aussi pugnace que volubile, aussi subtil qu’envahissant, est prolixe certaines années et muet pendant de boudeuses périodes. Il adresse 51 lettres à Marcelle et en reçoit 38, tout en mimant les abonnés absents de 1950 à 1960 et de 1966 à 1980. Deux lettres de Marcelle lui sont expédiées pendant ces silences (1953 et 1956) sans qu’il réponde. Quant au second frère, Paul, les chiffres, toujours poreux, disent qu’il écrivit 18 lettres à Marcelle et n’en reçut aucune. Dans sa contribution, Paul est pourtant une force apaisante. S’est-on si habitué à recevoir de lui soutien et lumières qu’on oublie de lui en savoir gré ? Les réponses ont-elles simplement disparu ?
Quelques rares lettres s’ajoutent sans engager la fratrie : une lettre de Marcelle à Borduas, une lettre de Madeleine à une nièce… Et les surnoms, pas toujours de bon goût, surabondent.
Que disent les lettres ?

Même dans un Québec encore friand d’art épistolier, la vigueur avec laquelle le clan Ferron s’y adonnait l’éloigne vite de la moyenne. L’abondance des textes en témoigne, mais davantage encore les thèmes abordés et le ton du discours. On lit beaucoup et les commentaires se croisent. Si, par malheur, l’une manque de livres, elle lance un SOS et attend références ou colis. À peine l’une savoure-t-elle une pièce de théâtre ou un concert que le réseau bénéficie de l’appréciation. Chacun et surtout chacune y va de ses verdicts littéraires. Marcelle vante Alexis Carrel, mais snobe Proust, Alain, Caldwell, Valéry… Madeleine admire Les Mandarins et range Camus parmi les existentialistes. Thérèse, dont le talent littéraire s’affine et s’affirme, n’est pas en reste… Jacques, grand seigneur de la littérature, plane – occasionnellement – sur l’ensemble.
Bon nombre de lettres sont porteuses de nouvelles en provenance des différents foyers. Les anniversaires sont soulignés, deuils, naissances, alliances, ruptures et déplacements aussi. Ce sont pourtant les opinions souvent tranchées des uns sur les autres qui retiennent l’attention. L’affection s’exprime, mais à travers des barbelés. Dans une lettre à Jacques, Marcelle démolit sa (première) femme : « Si tu veux plus, je la méprise – ça va – n’en parlons plus, grands dieux ». À Marcelle, Madeleine écrit : « […] ce que je ne comprends pas c’est que sous prétexte de servir l’art cette même personne sacrifie la vie des gens qui vivent pour elle. Je trouve que c’est avoir une piteuse morale et un égoïsme monstrueux ». À quoi Marcelle répondra longtemps après par un commentaire expédié à Jacques : « Bien au chaud, gâtée, je voudrais bien l’y voir dans ce monde de commerce et de spéculation qu’est la peinture ». À propos de leur frère aîné, Marcelle écrit à Thérèse : « J’en veux pas mal à Jacques – il n’aura plus de moi l’ombre d’une confiance. Tu sais comment il peut trahir. C’est une chose que je ne lui pardonnerai pas ». Sur cette lancée, Marcelle tancera Jacques lui-même : « Toi, tu es trop bête pour rien y voir. […] Comme Thérèse. Je n’ai plus aucune confiance en toi lorsque tu renies tout le monde. / Tu m’as dégoûtée cette p.m. ». Situé à la périphérie du clan Ferron, Robert Cliche, époux de Madeleine, adresse à Marcelle ses commentaires moqueurs sur l’art : « Toute cette affaire de discussion automatiste est à la veille de m’emmerder. Je m’aperçois que je n’aurais pas dû écrire. Le foyer intellectuel de la famille étant à Montréal et non en Beauce, je réalise qu’il m’est ici défendu de penser ».
De quoi animer les réunions familiales…
La jalouse création
Pendant son long séjour en Europe, Marcelle Ferron entretient le clan de son travail artistique et de ses espoirs. Si la narration fait mention des attentes déçues, de la fatigue physique et mentale, de l’insécurité financière, jamais elle n’évoque ce qui ressemblerait à une démission. Les décors changent, les amours varient (même si chacun promet la stabilité), les bureaucraties compliquent le quotidien aussi volontiers qu’elles bouchent les horizons, mais la détermination résiste. Exigeant.
L’autre défi de Marcelle, ce sera de réconcilier les exigences tyranniques de la création artistique et l’affection due à trois enfants encore d’âge tendre. Plutôt que d’imposer à sa progéniture les aléas de son combat professionnel, Marcelle Ferron les éloigne temporairement du tumulte : elle les confie temporairement à une amicale famille dans une région moins tourmentée que Paris, leur ménageant ainsi une vie aérée et une immersion dans la France profonde. À en croire le témoignage de la compilatrice, l’objectif est atteint : « J’espère que ces lettres rendront hommage à ma mère, Marcelle, que j’ai adorée ».
Vif-argent et oublis
On aura déjà perçu chez Marcelle une spontanéité propice à la création comme au pardon, au blâme comme à l’extase. Elle passe d’une expression artistique à une autre ou rétablit avec Jacques un contact qu’elle avait condamné à l’extinction. Ses lettres témoignent d’une propension à jauger les jours un à un et les personnes selon ses humeurs. Ainsi, l’idole d’hier peut sombrer dans l’anonymat, telle cause perdre son attrait. L’année 1948, qui débute par une vague référence à un manifeste, se termine sans que Marcelle, une des signataires, souligne la publication du Refus global. Amnésie parfois déconcertante, mais qui facilite la survie dans la jungle des voracités et l’instabilité des contextes. Trait qui expose cependant la personne trop vif-argent à des improvisations hasardeuses.
Chose certaine, Marcelle commet une imprudence aux dévastatrices conséquences lorsqu’elle imite la signature de son mari absent. « Alors René m’accuse d’avoir imité sa signature (c’est ce si irresponsable Jacques qui lui a tout raconté) pour obtenir le passeport des enfants. […] Je nie cette sacrée signature que j’ai imitée uniquement pour sauver du temps, dans la fringale que j’avais d’avoir mon passeport au plus vite. » Ni Ottawa ni Paris n’apprécièrent la falsification.
Les verdicts de Marcelle sur les gens fluctuent eux aussi selon les circonstances et les visées. Elle déplore les jeux de coulisse, mais elle s’y adonne au besoin. « Il me faut le métro, écrit-elle à Madeleine, n’en parle pas à Allard, mais je fais jouer les pistons ‘finance’ – te raconterai de vive voix. C’est rigolo2. » Au moment même où un nouvel amour (clandestin) la séduit, elle écrit, encore à Madeleine : « […] le rôle de la maîtresse a du charme, mais en plus difficile à vivre. Et cadre mieux avec ma vie et ma peinture. Au fond, la vie matrimoniale m’assomme. Mais la solitude fait peur. Enfin, l’amour n’est plus de première importance ». Cette attitude fera long feu avant de retrouver son crédit. Du ministre québécois Georges-Émile Lapalme, Marcelle écrit : « Lapalme m’en veut à mort. Il a eu l’impression d’avoir été berné. Ce qui est vrai et s’il était plus intelligent, ça lui servirait de leçon » (lettre à Jacques, août 1962). Elle confiera plus tard au même Jacques : « Rencontré Monsieur G. Lapalme. Très agréable conversation où je lui ai fait admettre que si mes idées avaient manqué de réalisme, elles ne manquaient pas de justesse dans l’analyse de la situation. Lapalme a la qualité d’être simple et direct ».
L’activité épistolaire du clan Ferron est ainsi marquée par l’habitude de convertir les phrases en ogives. Confrontée à ces tirs, aux blessures causées et à leur cicatrisation, la fille de Jacques résumera le tout de façon elle aussi brutale : « Un nœud de serpents ! Vous empiétez toujours l’un sur l’autre, et vous êtes entre vous d’un manque de discrétion, d’un sans-gêne épouvantables ! » À quoi Jacques, Madeleine, Thérèse et, bien sûr, Marcelle répondraient peut-être que les belligérants sont toujours parvenus à de chaleureux armistices et que les coups portés sont la rançon de l’effervescence par ailleurs créatrice de la fratrie…
Dans le cas de Marcelle, les admirables vitraux du palais de justice de Granby et de la station de métro du Champ-de-Mars servent une première réplique aux critiques. Pareille préséance de la création a-t-elle nui aux enfants ? Le témoignage de sa fille incite à la prudence.
Merci à Marie-Josée Cliche et à Babalou Hamelin, filles de Madeleine et de Marcelle Ferron, qui nous ont confié et permis de reproduire leurs photos de famille.
Merci aussi à Linda Tremblay du Musée national de beaux-arts du Québec.
Nuit blanche
1. Marcelle Ferron, Le droit d’être rebelle, Correspondance de Marcelle Ferron avec Jacques, Madeleine, Paul et Thérèse Ferron, textes choisis et présentés par Babalou Hamelin, Boréal, Montréal, 2016, 627 p. ; 34,95 $.
2. Lors d’une fête à Paris, Marcelle Ferron rencontre un ministre québécois qui lui demande, en regardant le buffet, ce qu’il peut lui offrir. Elle lui répond : un métro ! [N.D.L.R.]
EXTRAITS
Il y a de l’exaltation dans tes idées, ce qui prouve que tu n’as pas la formation requise pour gober tout ce que tu gobes : au lieu de devenir partie de toi-même, partie de ta richesse intellectuelle, les idées que tu reçois, au lieu d’être sagement jugées, élues ou rejetées, produisent en toi un cataclysme, on sent que ta tête te bouillonne, te travaille d’une manière peu commode. La preuve de tout ça, c’est tu changes de théories, de philosophies selon le dernier auteur lu.
De Madeleine à Marcelle, printemps 1948, p. 106.
J’ai rencontré leur groupe de jeunes, libéraux de gauche. Le monde des politiques et des artistes est très différent. J’ai remarqué que les artistes, qui sont traités de fous, de quantité négligeable, possèdent une culture et des connaissances bien supérieures aux politiques.
De Marcelle à Thérèse, avril 1950, p. 191.
C’est étrange, dans la famille la personnalité du style, de l’expression est innée (dû à notre éducation très libre probablement), mais cette expression est tenue sous contrôle trop fortement. Signe d’un manque de confiance, d’une sous-estimation.
De Marcelle à Thérèse, février 1953, p. 233.
Mon Suédois est retourné depuis 15 jours dans sa Suède – trop de complications. Comme je ne veux pas laisser les gosses, ça ne marche pas.
[…] Je vis dans un milieu d’artistes, où ce genre de vie ne permet pas des enfants ; parce que les gens s’imaginent que l’on ne peut travailler avec des enfants. Moi je travaille, je garde les enfants mais l’amour fout le camp – et je m’en fous.
De Marcelle à Madeleine, juillet 1957.
Donc, sur ce fond de soleil et de détente, je lis ta lettre, qui a ceci de valable, c’est qu’elle est ridicule, et qu’il me semble qu’à ton âge on a autre chose à penser que ces petites intrigues familiales que tu essaies de mousser, peut-être parce que tu t’ennuies.
Moi, ça ne m’intéresse pas. Que tu aies donné à ta fille une éducation bourgeoise te regarde. (Après tout il y a beaucoup de gens intéressants qui sont sortis de cette classe.) J’élève Dani autrement.
De Marcelle à Jacques, janvier 1964, p. 487.